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leurs Platon; mais ce préjugé s'est attaché à nous, et notre idiome du moyen âge a été considéré comme un patois informe. On s'est figuré que tous les points par lesquels il différait de la langue actuelle n'étaient que fautes et grossièretés. Cependant il faut s'expliquer sur celte accusation de barbarie. Si l'on prétend que le français actuel, cultivé par une série d'esprits éminents, s'est montré propre à exprimer l'art élégant et sérieux du dix-septième siècle, l'art critique et brillant du dix-huitième, et la raison mûrie par les progrès des sciences et par les révolutions sociales, si l'on ajoute que sans doute le français antique, exercé à d'autres sujets, serait incapable de rendre avec fidélité les pensées et les sentiments modernes, on a complétement raison. Aller au delà, ce serait se tromper gravement. Que peut-on entendre par barbarie dans notre langue? On ne dira pas sans doute que c'est la modification qui a - transformé le mot latin en mot français; ce reproche tombe autant sur le français moderne que sur celui du moyen âge, et il affecte à des degrés divers toutes les langues novo latines. Il affecte même, à vrai dire, les idiomes dont celles-ci sont provenues, et, si premier est une altération par rapport à primarius issu de primus, primus des Latins et πptos des Grecs sont, à leur tour, une altération par rapport à pratamas du sanscrit. Dans cette transmission successive des mots, chaque peuple les conforme à ses habitudes d'articulation et au sentiment de son oreille. A deux titres, une langue peut être considérée comme barbare, soit quand elle appartient à un peuple tellement dénué d'idées qu'elle ne se prête pas à exprimer les notions de la civilisation, soit

quand l'analogie intérieure qui y préside est fréquemment brisée par des exceptions et des contraventions. La première imputation ne tombe pas sur le français du moyen âge; placé sans doute, à ce point de vue, sur un degré inférieur aux langues modernes, il n'en possède pas moins une grande richesse, d'abord en tant qu'héritier du latin, puis comme exprimant un état social où apparaissent tant de nouvelles choses inconnues à l'antiquité, christianisme, pouvoir spirituel, féodalité, chevalerie, galanterie, industrie, boussole, poudre à canon, etc. La seconde imputation lui appartient bien moins encore, et même c'est sur le français moderne qu'elle pèse davantage. Quand on suit depuis la haute antiquité jusqu'à nos jours les langues indo-germaniques, auxquelles nous appartenons, on les voit constamment tendre à changer leur système grammatical. A chaque mutation, le sentiment de la syntaxe se perd davantage, les affinités analogiques se rompent, et l'on peut répondre que, de ce côté, plus une langue est ancienne, moins elle offre de ces irrégularités et moins elle est barbare. Un homme du treizième siècle, qui nous entendrait dire le lendemain, au lieu de l'endemain; quel que soit celui que je visiterai, au lieu de qui que je visiterai; en quelque lieu qu'on arrive, au lieu de en quel lieu qu'on arrive; mon épée, au lieu de m'épée (ma épée), s'exprimerait sans doute d'une façon peu flatteuse sur le bon goût et la correction de langage de ses arrière

neveux.

Il faut donc complétement perdre l'idée que les différences qui séparent le français ancien du français

:

moderne soient des fautes, des grossièretés, des barbarismes. Ce préjugé écarté, on goûte sans peine l'ai-' sance, la souplesse et les réelles beautés de l'ancienne langue. Véritablement, nous avons trois idiomes le français actuel, celui du seizième siècle et celui du treizième. Par notre dédain, la désuétude littéraire a frappé les deux derniers, et cependant, de même qu'ils ont eu dans leur temps leur grande gloire, de même ils pourraient encore être utilement employés. C'est surtout à des traductions d'ouvrages anciens qu'ils sont applicables. Courier s'est servi de la langue du seizième siècle, qu'il possédait si bien, pour traduire Hérodote, dont la prose a de nombreuses ressemblances avec celle de nos prosateurs de ce temps, et je me couvre de son exemple et de sa protection pour cet essai, qui relève doublement de l'érudition, puisque le grec et le vieux français y interviennent.

2.

De la langue du treizième siècle et des facilités qu'elle offre pour la traduction d'Homère.

« Le talent, a-t-on dit1, n'est pas tout pour réussir dans une traduction; les œuvres de ce genre ont d'ordinaire leur siècle d'à-propos, qui, une fois passé, revient bien rarement. A un certain âge de leur développement respectif, deux langues (j'entends celles de deux peuples civilisés) se répondent par des caractères analogues, et cette ressemblance des idiomes est la première condition du succès pour quiconque essaye de traduire un écrivain vraiment ori

1 M. Egger, dans un écrit sur les traductions d'Homère.

ginal. Le génie même n'y saurait suppléer. S'il en est ainsi, on nous demandera à quelle époque de son histoire, déjà ancienne, notre langue fut digne de reproduire Homère. Nous répondons sans hésiter, comme sans prétendre au paradoxe : Si la connaissance du grec eût été plus répandue en Occident durant le moyen âge, et qu'il se fût trouvé au treizième ou au quatorzième siècle en France un poëte capable de comprendre les chants du vieux rapsode ionien et assez courageux pour les traduire, nous aurions aujourd'hui de l'Iliade et de l'Odyssée la copie la plus conforme au génie de l'antiquité. L'héroïsme chevaleresque, semblable par tant de traits à celui des héros d'Homère, s'était fait une langue à son image, langue déjà riche, harmonieuse, éminemment descriptive, s'il y manquait l'empreinte d'une imagination puissante et hardie. On le voit bien aujourd'hui par ces nombreuses. chansons de geste qui sortent de la poussière de nos bibliothèques : c'est le même ton de narration sincère, la même foi dans un merveilleux qui n'a rien d'artificiel, la même curiosité de détails pittoresques; des aventures étranges, de grands faits d'armes longuement racontés, peu ou point de tactique sérieuse, mais une grande puissance de courage personnel, une sorte d'affection fraternelle pour le cheval, compagnon du guerrier, le goût des belles armures, la passion des conquêtes, la passion moins noble du butin et du pillage, l'exercice généreux de l'hospitalité, le respect pour la femme, tempérant la rudesse de ces mœurs barbares; telles sont les mœurs vraiment épiques auxquelles il n'a manqué que le pinceau d'un Homère. »

Rien n'est plus vrai et on ne saurait mieux dirc. La conformité générale entre l'âge héroïque des Grecs et l'âge héroïque des temps modernes se caractérise aussi par des traits de détail. On sait comment, dans Homère, les hommes et les choses sont perpétuellement accompagnés d'épithètes et d'appositions toutes faites qui reviennent sans cesse. Il en est de même dans nos vieilles chansons de geste. Ulysse est l'homme de grand sens, Briséis est la fille aux belles joues, Nestor est le vieillard dompteur de chevaux, Achille le héros au pied rapide, Diomède le guerrier irréprochable.

En parallèle, nous trouvons dans nos poëtes Olivier le preux et le sené; Blanchefleur, la reine au clair vis; Charlemagne, le roi à la barbe fleurie; Roland, le chevalier à la chère hardie; Turpin, le preux et l'alosé. La France est France la louée, comme dans ce vers :

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Voyez l'orgueil de France la louée.

Si Achille, oisif auprès de ses vaisseaux, soupire après le tumulte des combats, la vieille poésie a un mot spécial pour exprimer ce cri de guerre par lequel les peuples primitifs cherchent à effrayer leurs ennemis et avec lequel les romans de Cooper nous ont familiarisés :

Lors recommence la noise et la huée

est un vers qui se rencontre fréquemment. Pour Homère, l'armée est toujours l'ample armée des Grecs, semblablement l'armée de Charlemagne ou de Marsile est la grant ost banie (ornée de bannières).

Pour peu qu'en lisant Homère on ne fasse pas abs

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