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Dante, quoiqu'il donne à Homère la souveraineté et qu'il le nomme ce Grec allaité par les Muses, plus que jamais nul autre, ne le connaissait pourtant qu'imparfaitement; mais il connaissait et admirait Virgile; c'est lui qu'il a choisi pour guide dans son voyage sombre; et quand le Mantouan s'est nommé, il lui adresse en beaux vers la sensible expression du culte intime qu'il lui avait voué: « Es-tu ce Virgile, cette source d'où s'épanche un si large fleuve du parler? O des autres poëtes honneur et lumière! que me soit compté le long désir et le grand amour qui m'ont fait chercher ton volume! Tu es mon maître et mon père; de toi seul je pris le beau style qui m'a fait honneur. » Quand, avec son guide, il eut laissé derrière lui les portes qui menaient à la cité dolente, à l'éternelle douleur et à la gent perdue, et rencontré la région où sans joie ni sans tristesse errent les âmes des païens vertueux, il signale un lieu et un groupe privilégiés : c'est le lieu et le groupe des poëtes; le monde retentit de leurs noms glorieux, et pour cette gloire le ciel leur accorde la faveur qui tant les élève. Homère, Horace, Ovide, Lucain et Virgile, qui arrive de son excursion sur la terre, composent cette petite et illustre société. Je me sers de la traduction de Lamennais : « Ainsi je vis se rassembler la belle école du roi des chants élevés, qui, au-dessus des autres, vole comme l'aigle. Lorsqu'ils eurent ensemble un peu discouru, ils se tournèrent vers moi, me saluant du geste, et mon maître en sourit. Et plus d'honneur encore ils me firent, me recevant en leur compagnie, si bien que je fus le sixième parmi ces grands esprits. » Que de délicatesse et aussi

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que de confiance! Dante n'a pas douté de son génie. Développant un vers de Virgile sur les poëtes pieux et dont le parler fut digne de Phébus (pii vates et Phœbo digna locuti), il fléchit quelque peu en leur faveur la rigueur du ciel chrétien. Le roi des chants élevés lui ouvre son école; cette haute compagnie l'admet, et son maître en sourit.

Entrons un peu plus avant dans ce beau style que Dante dit lui avoir fait honneur, et pour lequel il fut accueilli, lui dernier venu, en sixième dans l'étroit cénacle des grands poëtes; et entrons-y par la comparaison. Virgile (car à qui le comparer, sinon à celui qu'il nomme son maître et son père?) a quelques vers splendides où il décrit le souffle de l'aquilon hyperboréen :

Qualis hyperboreis aquilo quum densus ab oris
Incubuit, Scythiæque hiemes atque arida differ
Nubila; tum segetes altæ campique natantes
Lenibus horrescunt flabris, summæque sonorem
Dant silvæ, longique urgent ad littora fluctus;
Ille volat, simul arva fuga, simul æquora verrens.
Delille a traduit ainsi, faiblement et pauvrement :

Tel le fougueux époux de la jeune Orythie

Vole et disperse au loin les frimas de Scythie,
Fait frémir mollement les vagues des moissons,
Balance les forêts sur la cime des monts,

Chasse et poursuit les flots de l'Océan qui gronde,
Et balaye en fuyant les airs, la terre et l'onde.

Dans l'original ce morceau, j'allais dire ce paysage, est d'une beauté merveilleuse; l'aile du vers suit le vol de l'aquilon rapide, et, à mesure que l'un et l'autre passent, tout s'émeut à son souffle puissant.

Écoutons Dante à son tour décrivant, lui aussi, le vent qui s'abat sur la terre :

Non altrimenti fatto che d'un vento
Impetuoso per gli avversi ardori,
Che fier la selva, e senza alcun rattento
Li rami schianta, abatte e porta fori,
Dinanzi polveroso va superbo,

E fa fuggir le fiere e li pastori.

:

Ce qui captive singulièrement dans le tableau de Virgile, c'est la peinture de ce grand mouvement qui se communique de proche en proche, et, si je puis dire ainsi, ce frissonnement qui parcourt successivement toute la nature; l'œil voit tour à tour les nuages s'enfuir, les moissons profondes et les campagnes liquides s'agiter, la cime des forêts s'incliner et les longues vagues rouler vers le rivage. Autre, chez Dante, est le ⚫ tableau le vent qu'il décrit est un vent d'orage qui se soulève pendant les chaleurs malignes; rien ne l'arrête en sa course impétueuse; il heurte et fracasse la forêt; roulant des tourbillons de poussière, il va devant soi et fait fuir les troupeaux et les pasteurs. Enfin tous deux, touchant au terme de leur peinture, arrivent à ce point où la pensée poétique, devenant, par le progrès même de l'inspiration, plus vive et plus lumineuse, jaillit en un dernier trait qui achève et couronne. L'un veut figurer la vitesse :

Ille volat, simul arva fuga, simul æquora verrens: l'autre peint la superbe de l'ouragan poudreux :

Dinanzi polveroso va superbo.

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Florentin? entre le vers latin du siècle d'Auguste et le vers italien du moyen âge?

Encore un exemple, et je finis. Il y a dans Virgile une description de la nuit d'une suavité infinie:

Nox erat, et placidum carpebant fessa soporem
Corpora per terras; silvæque et sæva quierant
Æquora; quum medio volvuntur sidera lapsu;
Quum tacet omnis ager; pecudes pictæque volucres,
Quæque lacus late liquidos, quæque aspera dumis
Rura tenent, somno positæ sub nocte silenti
Lenibant curas et corda oblita laborum.

Le repos silencieux de la nature endormie, pénétrant jusqu'à l'âme du poëte, s'est insinué dans le style et a fait rendre à la langue latine des accents qui glissent ' de vers en vers comme les sphères célestes et qui semblent respecter le sommeil des créatures fatiguées. Le Tasse, qui ne s'élève jamais à une telle poésie, mais qui manie avec habileté la langue italienne, a traduit ces beaux vers dans sa Jérusalem :

Era la notte allor ch'alto riposo

Han l'onde e i venti, e parea muto il mondo.
Gli animai lassi, e quei che'l mare ondoso,

O de' liquidi laghi alberga il fondo,

E chi si giace in tana o in mandra ascoso,
E i pinti augelli nell' obblio profondo
Sotto il silenzio de' secreti orrori

Sopian gli affanni, e raddolciano i cori.

Ceci est une traduction, non une imitation. Si Dante avait imité, il eût voulu ajouter un trait à ce tableau, un son à cette harmonie; et c'est sans doute en ce sens que Virgile trouvait aussi difficile d'arracher un vers à Homère que la massue à Hercule. Le spectacle de la nuit sombre n'est pas retracé dans la Divine Co

médie; mais le soir, celle heure qui change le désir et attendrit l'âme du voyageur; cette heure qui rappelle le souvenir de l'adieu dit aux doux amis; cette heure où la cloche qui sonne au loin sémble plaindre le jour qui se meurt, lui a inspiré ces beaux vers:

Era già l'ora che volge il disio
A' naviganti e 'ntenerisce il cuore,

Lo dì ch' han detto a' dolci amici addio,
E che lo nuovo peregrin d'amore
Punge, se ode squilla di lontano,

Che paia 'l giorno pianger che si muore.

Rien n'égale le charme de ces vers et leur douceur mélancolique. Si l'on voulait pénétrer plus avant dans le procédé des deux poëtes, on y apercevrait des différences sensibles. Virgile est visiblement plus frappé des beautés extérieures de la nature; son âme les embrasse dans leur grandeur, son regard en voit toute la lumière, son oreille en saisit toutes les harmonies; et le vers, vibrant à l'unisson, exprime ce que Byron, admirateur, lui aussi, des grandes scènes, disait ne pouvoir ni exprimer jamais ni cacher tout à fait. Dante sent autrement; le flot de poésie que lui apporte la nature, au lieu de se dérouler paisiblement, comme dans Virgile, et d'exposer toutes ses ondes et tous ses reflets, se brise dans son âme comme contre un écueil sonore, et revient sur lui-même. Virgile représente la nuit cheminant dans son solennel silence et s'étendant sur tout ce qui dort. Dante ne peint pas le soir ni ses teintes variées, ni le soleil suspendu au bord de l'horison, mais il entend la cloche qui semble pleurer la fin du jour. Il n'y a point à mettre de préfé

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