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rôle de signes conventionnels, et par conséquent, si je puis dire ainsi, moins parlants. Les qualités mêmes qu'elle possède la servent peu; elle sait à la fois analyser et généraliser; mais son analyse est trop subtile et trop avancée, sa généralité est trop élevée et trop savante pour s'accommoder facilement aux pensées archaïques. La pensée humaine, telle qu'elle était aux temps d'Homère, n'est pas celle des temps de Dante; et, à son tour, celle des temps du poëte florentin n'est pas celle du dix-neuvième siècle. La langue la reflète d'époque en époque; les nuances varient; et, quand on les rapproche et qu'on veut les faire accorder, on est frappé des disparates entre la nuance antique et la nuance moderne.

Justement, afin de conserver, s'il était possible, une certaine fleur d'antiquité, quelques-uns ont tenté de modifier profondément le système de la traduction. Paul-Louis Courier, très-fin connaisseur des beautés de la langue grecque, ne trouvait pas qu'on pût rendre en français moderne le livre d'Hérodote; non pas que ce livre eût rien d'intraduisible, puisqu'il s'agissait d'un historien, sorte de Froissard grec, qui conte avec amour les traditions et les hauts faits de son peuple. Mais, suivant lui, quand la phrase de son auteur favori était mise dans l'idiome actuel, elle perdait sa simplicité un peu enfantine, sa grâce un peu naïve, sa négligence non cherchée, enfin tout ce qui en faisait une phrase du cinquième siècle avant l'ère chrétienne et une prose commençant à se former. Aussi, pour retrouver quelqu'une de ces qualités, pour jouer l'archaïsme, et pour reproduire quelques-uns des

effets qu'il sentait si bien, il essaya de translater (je me sers exprès de ce terme vieilli) un chapitre d'Hérodote en français du seizième siècle; non sans succès à mon avis, mais il est vrai que je suis un juge partial en cette affaire.

Peut-être même eût-il eu plus de facilité à réussir si, remontant plus haut, il avait pris la langue de Froissard. Les récits si vivants du vieux chroniqueur français, les aventures du temps qu'il a racontées, les emprises guerrières et les batailles sanglantes, les prouesses des chevaliers, les agitations des communes de Flandres, leurs orageuses libertés et leurs vaillantes corporations d'ouvriers constituaient un texte où Courier aurait eu à choisir pour rendre les récits du vieux chroniqueur grec. On ne se méprendra pas, j'espère, sur la portée de ma comparaison. La lutte entre la France et l'Angleterre, que le livre de Froissard a pour sujet, quelque grave qu'elle ait été, n'a pas, il s'en faut de beaucoup, l'importance historique de la guerre médique et des journées de Marathon et de Salamine; aussi l'essor de l'écrivain grec est-il plus élevé. Je veux dire seulement que des analogies nombreuses permettraient d'user du style de l'un pour imiter le style de l'autre.

Lamennais n'a point suivi l'exemple de Courier; c'est à une autre manière qu'il a demandé des effets qui accusassent, plus que ne fait la traduction ordinaire, les os et les muscles du modèle. La construction française ne se prêtait pas; il l'a brisée. Les tournures équivalentes ne le satisfaisaient pas; il a adopté une sorte de mot-à-mot. Puis, faisant choix d'expressions

vives, brillantes, énergiques, il a pu les disposer de manière à correspondre aux endroits lumineux du poëte. Le lecteur est à chaque instant arrêté par cette espèce de mot-à-mot et par cette construction brisée. L'art du traducteur est alors de disposer la phrase de manière que ces arrêts du lecteur, ces sortes d'achoppements tombent justement sur les points qu'il veut relever et faire remarquer. Par cet arrangement, l'attention est dirigée. Si bien que, malgré son apparence rude et négligée, malgré le mot-à-mot auquel elle est astreinte, cette traduction comporte mille artifices dont la combinaison exige une grande connaissance des ressources de la langue, beaucoup d'habileté à les manier, et non moins d'audace à les employer. Lamennais avait tout cela à son service.

A côté de noms comme ceux de Paul-Louis Courier et de Lamennais, il est hasardeux de se citer; et certes je ne me citerais pas si la question des traductions, ainsi envisagée, n'était pas un terrain où très-peu de gens encore se sont engagés, et où il est permis aux moindres de rappeler ce qu'ils ont tenté. Il y a une dixaine d'années, j'essayai, dans une dissertation, de montrer qu'Homère ne pouvait être traduit dans le français moderne; que toute cette beauté archaïque s'effaçait, et que, de deux choses l'une, ou l'on était traducteur inexact, et alors on donnait ce qui plaît au dix-neuvième siècle en place de ce qui plaisait dans les temps héroïques; ou bien l'on était traducteur exact, et les procédés d'un art aussi antique, mis à nu dans une langue qui ne les comporte pas, manquaient tous leurs effets et s'approchaient de la puérilité. J'ajoutai

que le français du treizième siècle, accoutumé, dans les chansons de geste, à chanter les hauts faits des chevaliers, appartenant, lui aussi, à une sorte d'époque héroïque, et étant dans la fleur de la simplicité, offrirait des affinités dont on pourrait user; et, poussant jusqu'au bout l'argumentation, je traduisis un chant. de l'Iliade en ce vieux langage. C'était le système de Courier, mais étendu à un autre ordre de compositions et employant un autre instrument. Il est clair que cet instrument peut s'appliquer surtout à Dante. Dante est né en 1265; l'Italie et la France avaient les communications les plus suivies, il connaissait très-bien la langue d'oil, et la langue d'oïl sa contemporaine a des ressources toutes naturelles pour se prêter aux tournures et aux expressions de la langue italienne de ce temps-là.

Les premiers vers de la Divine Comédie, lesquels je prends pour exemple, peuvent donc se traduire dans trois systèmes différents. Voici ces vers, pour que le lecteur apprécie plus facilement:

Nel mezzo del cammin di nostra vita,
Mi ritrovai per una selva oscura,
Che la diritta via era smarrita.
Ahi quanto a dir qual era è cosa dura,
Questa selva selvaggia ed aspra e forte,
Che nel pensier rinnova la paüra;
Tanto era amara, che poco è più morte.

Lamennais traduit:

« Au milieu du chemin de notre vie, ayant perdu la droite voie, je me trouvai dans une forêt obscure. Ah! que chose dure est de dire combien cette forêt était

sauvage, épaisse et åpre; dans la pensée cela renouvelant la peur. Si amère elle était, que guère plus ne l'est la mort. »

Je traduirais à peu près ainsi qu'il suit:

En mi chemin de ceste nostre vie,
Me retrouvai en une selve oscure;
Car droite voie ore estoit esmarrie.
Ah! ceste selve, dire m'est chose dure,
Com ele estoit sauvage et aspre et fort,
Si que mes cuers encor ne s'asseüre;

Tant ert amere que peu est plus la mort.

Le moindre regard montre que le vieux français est bien du français; il n'est pas difficile de passer de l'un à l'autre ; et quelques mots suffiront pour expliquer ce que cette traduction peut avoir d'obscur. Ore signifie maintenant. Fort et non pas forte, quoique se rapportant à selve qui est féminin, parce que, les adjectifs latins en is n'ayant qu'une forme pour le masculin et le féminin, les adjectifs français qui en dérivaient n'avaient non plus qu'une forme pour les deux genres; d'où l'archaïsme longtemps conservé en chancellerie : lettres royaux, ой royaux est au féminin, non au masculin. Mes cuers (le son que nous peignons par eu se peignait alors le plus souvent par ue) est au sujet et signifie mon cœur; au régime il faudrait dire mon cuer. Asseürer est notre mot assûrer, où l'accent circonflexe indique la fusion des deux voyelles anciennement distinctes securus, seür, sûr; maturus, meür, mûr; rotundus, reond, rond, etc. Ert est l'imparfait du verbe être, lequel imparfait avait deux formes: je estoie, tu estoies, il estoit, et je ere, tu eres, il ert (de eram, eras, erat).

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