hiver qui avait dispersé au loin tout l'honneur du feuillage, il se couvrit peu à peu de fleurs et de fruits. Ses racines même s'enfoncèrent plus profondément dans le sol, et, d'exotique qu'il était pour l'Espagne et pour la Gaule, il devint finalement acclimaté et indigène. Avant toute donnée sur ce grand événement, on aurait pu facilement supposer que l'irrégularité fut extrême, et que le hasard seul se chargea de déterminer les nouvelles langues qui naissaient. Comment croire que des éléments aussi désordonnés reconnaîtraient jamais quelque ordre ? C'étaient, ce semble, les atomes d'Épicure lancés dans l'espace vide, sans grande chance de se rencontrer et d'entrer en des combinaisons générales. Ici s'établissaient les Ostrogoths, là les Visigoths et les Suèves, plus loin les Bourguignons, ailleurs les Francs. Ils campaient sur des terres qui n'étaient pas plus semblables qu'eux-mêmes ; la Gaule, l'Espagne, l'Italie conservaient des marques de leur individualité, ne fût-ce que par le climat, les productions naturelles et les races d'hommes. En cet état, il semblait que les tendances anarchiques, en fait de langage, ne devaient avoir aucun terme ; il semblait que la langue allait se décomposer de mille manières, et que, quand enfin la crise serait passée, il y aurait aulant de systèmes que de villages, que de villes, que de populations. En d'autres termes, les déclinaisons des noms, les conjugaisons des verbes, les formations des adverbes, les règles de la syntaxe étaient menacées de prendre toutes sortes de directions; et pourtant il n'en fut rien les influences dispersives ne prévalurent : pas. Grand fait qui montre, même en une telle perturbation, que les conditions antécédentes d'une société, et surtout d'une vaste société, ont une force coercitive qui pose des limites, resserre les écarts et détermine le sens des mutations inévitables. Au moindre coup d'œil jeté sur les quatre principales langues romanes, on en découvre les analogies intimes et profondes. Non-seulement elles firent leur fond du vocabulaire latin et de la grammaire latine; ce qui prouve que, quant à la langue, la situation fut assez dominée pour qu'en Italie, en Espagne, en Provence et en France, ce vocabulaire et cette grammaire aient imprimé leur cachet; mais la conformité ne s'arrête pas là, et, pénétrant plus loin, elle se marque même dans ce qui s'écarte du latin et dans les innovations auxquelles le nouveau parler est contraint. Ainsi la plupart des mots germains qui ont été incorporés ont passé simultanément dans les quatre langues. Helm a donné le français haume, le provençal elme, l'italien elmo, l'espagnol yelmo; brand a donné l'ancien français brand, épée (d'où brandir), le provençal bran, l'italien brando (il manque en espagnol); war a donné guerre, provençal et italien guerra, espagnol guerra ou gerra; schmelzen a donné émail, provençal esmaut, italien, smalto, espagnol esmalte; schnell, rapide, a donné ancien français et provençal, isnel, italien snello (manque en espagnol); hring, cercle, a donné harangue, provençal arengua, italien aringa, espagnol arenga; herberge a donné auberge, provençal alberc, italien albergo, espagnol albergue. Je m'arrête à ce petit nombre d'exemples, mais on n'a qu'à poursuivre cette recher che, et l'on verra que la plupart des mots tudesques qui ont passé le Rhin sont communs souvent aux quatre langues, ou bien à trois, ou bien à deux, et que rarement ils n'appartiennent qu'à une seule d'entre elles. Cette tendance à la conformité s'observe ailleurs que dans les emprunts faits à l'allemand. Le latin n'est pas toujours entré, si je puis ainsi parler, tout droit dans les langues romanes, et plus d'une fois c'est avec un sens détourné qu'il s'y est impatronisé. Il y avait, dans la langue de la cuisine, ficatum signifiant un foie d'oie engraissée avec des figues; eh bien, pour les quatre langues sœurs, ce mot, perdant ce qu'il avait de spécial et s'ennoblissant, a pris la place de jecur, sous la forme de foie, provençal fetge, italien fegato, espagnol higado. Calumniari signifiait, dans la bonne latinité, chicaner en justice, accuser à tort; dans la basse latinité primitive, qui paraît l'intermédiaire entre le latin et les langues romanes, il a pris le sens de provoquer vieux français, chalenger, perdu pour le français moderne, mais conservé dans l'anglais, qui a hérité de plus d'un de nos anciens mots, to challenge; en provençal, calonjar; en vieil italien, calognare; en vieil espagnol, calonjar. Talentum, qui voulait dire un poids, une certaine somme d'argent, avait déjà chez Fortunat le sens de quantité; dans les langues romanes, talent, talen, talento, talante, ont signifié désir, volonté, sens aujourd'hui modifiés dans quelques-unes. Je sais que l'étymologie de talent est controversée, que quelquesuns le tirent de éλe, à quoi répugne la forme du mot, et que d'autres le font venir du celtique toil, vo en lonté. Quoi qu'il en soit, ce mot n'en est pas moins commun aux quatre langues, et cette communauté est une raison pour admettre une dérivation plutôt latine que celtique. C'est grâce à ces tendances connexes que l'article, qui s'est introduit dans les quatre langues romanes, a été, dans toutes, tiré du pronom latin ille. De la même façon, dans aucune, le neutre n'a subsisté, et elles se sont réduites au masculin et au féminin. La conjugaison, en ce qu'elle a de dissemblable de la conjugaison latine, est également caractéristique; toutes quatre ont ce temps passé qui est composé du participe passif avec le verbe avoir : j'ai aimé, ai amat, ho amato, he amado. Le conditionnel, qui manque au latin, existe dans toutes les quatre : j'aimerais, amaria, amerei, amara ou amaria. Je termine ces exemples par une concordance véritablement frappante, c'est celle de l'adverbe. L'adverbe latin ne suggéra rien qui con. vint; la terminaison en e, comme male, ou en ter, comme prudenter, ne trouva pas à se placer, sans doute parce que, le sens de ces désinences étant complétement perdu, l'oreille et l'esprit cherchèrent quelque chose de plus significatif. C'est le mot mens qui, dans les quatre langues, se transformant en suffixe purement grammatical, est devenu la base de l'adverbe, et comme mens est du féminin, toutes quatre ont observé l'accord de l'adjectif avec ce substantif ainsi employé. D'après cette règle, ont été formés : les adverbes français chèrement, hardiement, outréement (je cite les vieux mots, parce qu'ils sont réguliers; j'expliquerai plus bas en quoi et comment certains adverbes mo dernes se sont altérés); les adverbes provençaux caramen, arditamen; les adverbes italiens caramente, arditamente; les adverbes espagnols caramente, friamente. On le voit, nulle anomalie ne se présente; dans la vaste étendue où le latin se décomposait et où les langues nouvelles se faisaient, le mot mens s'est combiné en adverbe et a régulièrement commandé l'accord avec son adjectif. A mon avis, on ne peut étudier trop minutieusement le travail de transformation qui s'est opéré alors. Sans parler du provençal, qui est déjà une langue morte, ou du moins une langue réduite à l'état de patois, l'italien, le français et l'espagnol comptent bien des siècles d'existence, règnent sur des populations nombreuses, et ont produit de merveilleux chefsd'œuvre. Eh bien! tout cela est né dans une époque dont les limites sont déterminées; tout cela s'est fait d'une langue antérieure qui se défaisait; tout cela appartient à un temps pleinement historique, que ne voilent pas les ténèbres d'une longue antiquité; tout cela est dû à l'intervention de causes que j'appellerai historiques, puisqu'elles ont dépendu de l'état des nations romanes et des envahisseurs germains. C'est donc le cas le plus favorable où l'on puisse rechercher le mode de formation de ces grands instruments de la vie commune, de la pensée, de la civilisation, les langues. Plus on pénétrera ce mécanisme, quant aux idiomes romans, plus on fortifiera la chaîne des inductions, quant aux langues dont elles émanent et qui se perdent dans l'âge anté-historique. Il faut donc chasser, s'il en reste quelque trace, l'opinion qui jadis délais |