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bord on a sous la main une masse de textes en vers et en prose qui proviennent principalement du douzième et du treizième siècles; la langue servait donc d'expression à une grande littérature; cette littérature trouvait beaucoup d'accueil en dehors de son pays natal, et les voisins en traduisaient à l'envi les productions qui avaient le plus de succès. Comment, dès lors, nier qu'un idiome écrit pendant deux siècles, arrivé à un véritable éclat littéraire, traduit de tout côté, ait ses règles grammaticales implicites ou explicites, qui ont garanti la tradition du langage et la circulation des œuvres? N'est-il pas manifeste qu'un esprit sagace, patient à lire et habile à comparer, dégagera, sinon sans peine, du moins avec certitude, tous les éléments d'une grammaire? Et ce n'est pas tout de quelque façon qu'on se représente le rapport du vieux français au latin, soit un rapport de corruption et de pervertissement, soit un rapport de perfectionnement et d'évolution, toujours est-il que la grammaire latine entre pour une part très-notable dans son organisme. Ce n'est pas tout encore le moindre examen des textes anciens manifeste les liens étroits qui unissent le vieux français au français actuel; entre nos aïeux et nous il n'y a que des dégradations; à chaque instant, parmi le peuple des villes ou des campagnes, nous entendons des mots et des tournures qui, éteintes dans la langue littéraire d'à présent, se rencontrent dans les vieux textes et appartenaient à la langue littéraire de jadis; nulle part la chaîne n'est interrompue, si bien qu'indubitablement, par le latin, par la vieille langue et par la langue moderne nous tenons un ensemble

grammatical dans lequel il s'agit seulement de tracer des phases et des transformations.

J'aurai beaucoup de bien à dire du livre de M. Burguy. Mais, avant d'entrer en aucun détail, n'y a-t-il pas lieu de se demander comment s'est faite la transmission du latin au français, et, en général, aux langues romanes? ou, pour préciser la question, ces langues sont-elles une altération du latin écrit, ou bien ont-elles des racines plus profondes et proviennentelles du parler populaire qui avait cours parallèlement à celui des classes supérieures, de sorte qu'il faudrait voir dans ces langues non pas une corruption du latin littéraire, mais un développement du latin vulgaire ? M. Burguy est pour cette seconde opinion, se rangeant, en cela, du côté de Fuchs, qui a consacré à cette question un livre plein d'intérêt, et qui y relève les avantages des idiomes novo-latins avec une force, je dirais presque une partialité remarquable chez un Allemand. Malgré ces autorités, j'ai beaucoup de restrictions à faire valoir, et je ne puis accepter la solution exactement comme elle est donnée.

Il y a d'abord à prendre en considération une opinion nouvelle qui, si elle était admise, changerait le terrain de la discussion. M. Max Müller, si celèbre par ses travaux sur le sanscrit, vient de publier un opuscule sous le titre de Nuances germaniques jetées sur des mots romans (über deutsche Schattirung romanischer Worte), où il essaye de faire voir que les langues romanes sont, il est vrai, du latin, mais du latin modifié par les Germains envahisseurs et non par les peuples romans conquis. Suivant lui, il y a eu une rupture,

une solution qui a coupé, à un certain moment, la continuité de l'organisme roman. « L'italien, dit-il, est bien plus étranger au latin que le nouveau hautallemand à l'ancien haut-allemand, le romaïque au grec, et même le bengali au sanscrit. La raison en est que les langues romanes représentent non pas le latin tel qu'il se serait développé naturellement chez les Romains de l'Italie ou des provinces, mais le latin tel que des populations étrangères et précisément des populations allemandes l'apprirent et se l'approprièrent. Les langues romanes sont le latin ôté à la bouche romane et transporté dans la bouche allemande où il a pris son développement. Donc sur les mots romans est jetée une ombre qui ne leur appartient pas; et, si nous les considérons de près, nous y reconnaissons l'ombre non-seulement d'une langue étrangère, mais en particulier de l'individualité allemande. »

Cette opinion est directement opposée à celle de Fuchs. Fuchs pense que les langues romanes sont une évolution naturelle du latin, qui s'est opérée à peu près comme si les barbares n'étaient pas intervenus, et par la marche simultanée, bien que contraire, d'un latin classique qui s'éteignait et d'un latin vulgaire qui se perfectionnait. M. Müller est d'avis que, le fond latin restant intact, les populations allemandes, qui s'implantaient sur le sol, s'en sont emparées et l'ont modifié non point comme auraient fait des Latins, mais comme ont dû faire des Allemands. A mon tour, venant, par la série de ces études, à m'occuper du débat ouvert, j'y prends une position intermédiaire, pensant que, essentiellement, c'est la tradition latine qui do

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mine dans les langues romanes, mais que l'invasion germanique leur a porté un rude coup, et que de ce conflit où elles ont failli succomber et avec elles la civilisation, il leur est resté des cicatrices encore apparentes et qui sont, à un certain point de vue, ces nuances germaniques signalées par M. Müller.

Déterminer ce que serait devenue la langue latine par la seule dissolution et recomposition de ses éléments et sans l'intervention étrangère et barbare, et ce que, dans ce cas, seraient les langues romanes, pourrait être l'objet d'un travail délicat et difficile, mais intéressant. Ce serait, sans doute, une hypothèse historique; toutefois, faire une hypothèse historique en des circonstances déterminées est un exercice utile et capable de mettre en lumière les filiations et les connexions des choses. Pour rendre ce travail réel, c'està-dire pour ne pas substituer un cas imaginaire à un cas hypothétique, il faudrait se représenter comme issue définitive, l'établissement de quelque idiome fondamentalement analogue aux langues romanes; mais il faudrait en extraire, à l'aide d'une conjecture guidée par les monuments et par les analogies, ce qu'y introduisit l'influence germanique autant au moins par l'abaissement de civilisation que par le mélange direct.

C'est cette influence germanique que M. Müller a surtout en vue. Il a été frappé de la couleur allemande donnée, soit à la forme d'un mot, soit à sa signification. Ainsi haut vient du latin altus; mais l'allemand hoch a été cause que ce mot est devenu aspirė. Hurler, ancien français huller, dérive de ululare; mais l'aspiration est provenue des gens qui disaient, dans leur lan

gue, heulen. C'est une action de ce genre qui, en mainte circonstance, a changé le v latin en gu; guaster de vastare. De même sergent, de serviens, a été déterminé, dans cette forme, par l'ancien haut-allemand scarjo, estafier; car, dit M. Müller, le v latin, lorsqu'il se change en g, devient.g dur et non g doux. Mais je remarque qu'il faut rayer de cette liste sergent et le soustraire à toute influence de scarjo : la formation romane est très-régulière; et ce qui y introduit le g doux, c'est l'i qui suit le v. Pourquoi ignis a-t-il disparu des langues romanes et a-t-il été remplacé par feu? C'est que ignis était sans rapport dans l'esprit allemand, tandis que focus se rapprochait de feuer et de funkeln; et les Allemands ont délaissé l'un et adopté l'autre. Pourquoi sinere ne figure-t-il pas dans les langues romanes, y étant remplacé par laxare, sous la forme de laisser, lasciare? C'est que les Allemands, qui prirent le langage roman, furent conduits vers ce dernier par ses analogies avec lassen, ancien haut-allemand lâzan, gothique letan. Pourquoi lâche, qui vient de laxus, a-t-il été choisi au lieu de segnis? C'est que l'ancien haut-allemand laz, gothique lats, repoussait segnis et attirait laxus. Ces exemples montrent ce qu'entend M. Müller: suivant lui, ce sont non les Gallo-Romains qui ont fait la langue romane, mais les Germains qui, se mettant à parler le latin, l'ont parlé le plus près possible de l'allemand, et ont fait du roman non un fils du latin, mais un mélange de formes latines sous une inspiration germanique.

De la même façon, aula, qui a disparu, a été remplacé par cour, ancien français court, qui vient de co

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