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gements. Une langue pourrait être supposée immobile au milieu d'une société qui ne changerait pas, mais, au milieu d'une société qui change, elle ne peut être que mobile. Cette mobilité est limitée d'un côté par le fond primordial qui vient des aïeux et de la tradition et dont l'origine, se perdant dans la nuit des temps, se perd aussi dans l'obscurité de toutes les origines, et d'un autre côté par le sens de grammaire, de régularité et de goût qui, connexe du développement général de la société, est soutenu par les bons livres et les grands écrivains.

Ayant fait la part de l'influence sociale sur la langue, il faut faire la part de la tradition. C'est en effet du conflit de ces deux forces qu'à chaque moment considéré résulte l'état réel. Le fond primordial et traditionnel est l'œuvre des anciennes et fondamentales aptitudes de l'humanité, et c'est un des legs les plus précieux que nous tenions de nos aïeux. Cet héritage, pauvre d'abord, ou, si l'on veut, conforme aux âges primitifs, doit successivement être mis en rapport avec les idées changeantes et croissantes, sans toutefois perdre l'analogie intime qui en fait la nature propre. Moins cette analogie recevra de blessures, plus le développement sera régulier et plus l'esprit qui use insciemment de la langue aura aisance et satisfaction. Mais, sans vouloir généraliser ces remarques et en se

renfermant dans le domaine latin et roman, une grande rupture se fait voir, c'est la chute des cas désormais remplacés par des prépositions. Il faudra donc que les langues romanes, et en particulier le français, qui sont originairement des langues exprimant les rapports des mots par des flexions ou désinences, s'arrangent au moins mal qu'il sera possible entre une syntaxe qui veut des flexions et une syntaxe qui n'en veut pas.

La déclinaison française (car on ne peut pas ne pas nommer ainsi ce faible débris) n'a plus de marque que dans la distinction du singulier et du pluriel, dans cette s qui n'a rien d'arbitraire en soi et qui découle des anciens procédés de flexion usités dans la langue d'oil, qui eux-mêmes remontent au loin. Il suffit de se représenter ce qui se passa lors de la destruction des cas pour concevoir qu'elle aurait pu sans peine aller jusqu'à effacer la distinction entre le singulier et le pluriel, laquelle n'aurait plus été indiquée que par un petit mot chargé de cette fonction, l'article par exemple. La même observation s'applique à ces pluriels en aux (le cheval, les chevaux), flexion qui n'a d'explication que dans les faits antécédents de la langue, et que l'analogie de la langue moderne tend toujours à effacer dans la bouche des enfants (le cheval, les chevals). Mais tandis que, dans les noms, les flexions significatives se perdaient pour faire place aux mots qui notent

les rapports, il n'en était pas de même des verbes et de leur conjugaison. Là le système des flexions conservait tout son empire, non-seulement pour exprimer les personnes, mais aussi pour caractériser les modes et les temps. Sur ce dernier point, la conjugaison latine a été entamée à peine dans le plus-que-parfait et le futur passé de l'indicatif, dans le parfait et le plus-queparfait de subjonctif, dans le participe futur de l'actif et du passif, tous remplacés par des temps composés (amaveram, j'avais aimé; amavero, j'aurai aimé; amaverim, que j'aie aimé; amavissem, que j'eusse aimé; amaturus, .devant aimer; amandus, devant être aimé). Mais la puissance de la grammaire à flexions était si forte au moment où les langues romanes se formèrent, que, sur le type désinentiel, elles créèrent un mode qui manquait à la conjugaison latine, je veux dire le conditionnel : j'aimerais.

En résumé, toute langue étant constituée par un fond traditionnel qui est d'origine et que chaque nation peut modifier, non changer, l'histoire de cette langue étudie comment ce fond traditionnel se comporte à l'égard du développement social qui est la cause essentielle des modifications et à l'égard des événements politiques qui en sont la cause accidentelle (par exemple l'immixtion des Germains dans les populations romanes). L'idéal d'une telle histoire, d'un tel

développement, serait que, tout en satisfaisant aux exigences de l'esprit incessamment renouvelé, cette langue restât toujours conséquente et fidèle aux principes de grammaire et de construction qui, donnés par sa constitution même, lui sont inhérents. Le développement réel est que cette conséquence et celte fidélité reçoivent de graves atteintes dans le cours du temps. Il faut donc s'attendre à deux choses dans une langue qui dure, l'accomplissement de la condition qui l'oblige à suivre le mouvement ascendant de la pensée collective, et l'infraction à l'analogie fondamentale qui lui inflige des blessures et lui laisse des cicatrices. On retrouve là l'oscillation entre la régularité et la perturbation qui est propre à toute évolution humaine. Telle est l'idée totale de l'histoire d'une langue.

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Je nomme langues romanes ou novo-latines les idiomes qui sont issus du latin après la chute de l'empire romain et l'invasion des barbares. Le domaine en est divisé en trois grands compartiments : l'Italie, l'Espagne et la Gaule; elles ne sont pas réparties exactement suivant ces compartiments; du moins la Gaule compte deux de ces langues, la langue d'oïl

et la langue d'oc; pourtant, comme il sera dit, la langue d'oc et la langue d'oïl ont des caractères qui les rapprochent l'une de l'autre et les séparent de l'espagnol et de l'italien. Il y a donc quatre grandes langues novo-latines: l'italien, l'espagnol, le provençal ou langue d'oc, qui est éteinte comme langue politique et littéraire, et la langue d'oïl. Je ne compte pas ici le valaque, qui s'est trouvé de très-bonne heure séparé des communications avec l'ensemble latin. Quant au portugais et au catalan, ils sont compris dans le domaine espagnol et ne font pas une catégorie à part.

Peut-être plusieurs s'imagineront que la formation des langues est un champ où le hasard, c'est-à-dire d'une part les volontés particulières, de l'autre les accidents, ont une large part; et que, par exemple, les langues issues du latin, naissant l'une en Italie, l'autre en Espagne et les deux autres en Gaule, à de si grandes distances, sur une si vaste étendue de pays et parmi des peuples d'origine si diverse, Italiens, Ibères et Gaulois, y compris même les Germains de l'invasion, doivent offrir les disparates les plus grandes. C'est le contraire qu'il faut penser; le fait est que, parmi les choses historiques, je ne sais vraiment laquelle on pourrait trouver plus rigoureusement assujettie à des conditions déterminées et à la constance de la régula

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