rité. Les mêmes lois de langage prévalent dans des circonstances toutes diverses; des milieux qui ne se ressemblent par rien autre se ressemblent par cela. La suprématie que Rome a perdue dans l'ordre des faits politiques se perpétue dans l'ordre du langage; les populations qu'elle a régies et assimilées pendant plusieurs siècles, non-seulement ne se laissent aller, de ce côté, à aucune défection, mais encore, comme si l'ancienne autorité qui avait été si fortement ressentie se réfugiait tout entière dans les mots et la syntaxe, les Italiens, les Espagnols et les Gaulois conservent cette sorte d'entente spontanée et de concert général pour obéir au latin. Ils en faisaient une refonte sans doute; mais cette refonte était régularisée par un esprit commun qui prolongea le règne de Rome dans un domaine aussi grand et aussi important, et qui fit que dans l'Occident il resta un groupe décidément latin. Remarquez que ce groupe est purement de formation politique et sociale; les Espagnols, les Italiens et les Gaulois n'avaient rien qui, de nature, les destinât à une pareille incorporation. Les liens que Rome avait créés se rompirent par l'invasion germanique; mais d'autres liens effectifs prirent la place de ce qui périssait, et la langue demeura la marque d'une communauté sinon d'origine, au moins d'histoire, d'expression et de pensée. Voilà pourquoi il importe d'embrasser les quatre langues dans un coup d'œil d'ensemble. La première grande communauté est le fond latin. A l'origine le latin n'occupait qu'une petite partie de l'Italie, mais peu à peu il expulsa le grec au midi, l'étrusque au centre, le gaulois au nord, et il devint la langue unique. Ce qu'il avait fait pour le pays où il était indigène, il le fit non moins radicalement pour ceux où il était exotique, et il effaça du domaine de l'histoire libère dans l'Espagne, le celtique dans les Gaules. Quand les barbares vinrent, cette assimilation était assez complète pour qu'ils n'aient trouvé devant eux, dans les vastes contrées où ils substituaient leurs chefs aux chefs latins, qu'une seule langue. Ils en apportaient une nouvelle, à savoir les différents dialectes de l'idiome germanique; et, avant toute décision historique, on aurait pu douter si, au sortir de la crise, ce serait de l'allemand modifié ou du latin modifié que l'on parlerait dans les anciennes terres de l'empire. Chez les Bretons de la Grande-Bretagne l'élément germanique triompha, expulsant le latin, qui n'y avait fait qu'une apparition, et le celtique, qui y était indigène; sur le continent ce fut le latin qui triompha, le germanisme, sauf empreinte laissée, disparut; l'étrusque, l'ibère, le celtique ne reparurent pas; et le domaine romain, demeuré, quant à la politique, en proie aux mains barbares, demeura, quant à la langue, la propriété de la latinité. Ce triomphe dela latinitė, dont, avant l'épreuve, on aurait pu justement douter, est connexe d'un autre fait qu'avant toute épreuve encore on aurait sans doute bien moins conçu, c'est l'unité de vie, d'esprit, d'impulsion, qui prévalut dans ce vaste groupe. Les populations, liées par le latin mourant qu'elles recevaient en héritage, le furent aussi par le caractère des modifications qu'elles lui imprimaient, au point de vue tant de la corruption que de la rénovation. De là naît et se déroule le spectacle vraiment grandiose d'une uniformité qui, domptant des éléments incoercibles en apparence, étend son sceptre incontesté sur l'occident de l'Europe. Il aurait pu arriver, du moins on se l'imaginerait en considérant la formation ou réformation des langues en dehors des conditions immanentes qui régissent les sociétés, il aurait pu, disje, arriver que, tout en conservant les mots latins, les quatre langues novo-latines eussent un mode tout différent de les traiter, et que la syntaxe, la déclinaison, la conjugaison, divergeassent chacune de leur côté d'après des types dépourvus de toute unité, et surtout que les innovations inévitables qui allaient survenir dans ce remaniement du latin obéissent, dans les quatre compartiments, à quatre tendances distinctes. Il n'en est rien, la régularité, plus forte que la divergence, ne laissa à celle-ci que le pouvoir de marquer les caractères individuels sans effacer les caractères d'espèce. On nomme bas-latin l'ensemble des mots et des formes apparaissant dans les temps de confusion d'une part et d'origine d'autre part, que, pour abréger, j'ap-. pellerai avant-moyen-âge ou pré-moyen-âge. Ils sont étrangers à la latinité, il est vrai, mais ils en ont d'ailleurs un caractère essentiel, c'est de se conformer à l'accent latin et d'exercer toute l'influence qui appartient à cet accent dans la formation des vocables novolatins; ainsi baro, baronis, qui est du bas-latin, donne, dans la langue d'oïl, ber et baron, tout comme le latin latro, latronis donne lerre et larron. Ce bas latin existe dans diverses pièces qui nous sont parvenues, actes, lois, inscriptions; on le trouve aussi dans les langues romanes d'où on le tire rétrospectivement en ramenant par des règles connues à sa forme primitive un mot donné. Ce bas-latin n'est pas une langue et n'en a jamais été une, c'est seulement un indice de la décomposition progressive qui atteint le latin. Pourtant il est bien clair que, si, par hypothèse, on supposait toute la latinité classique hors de portée, si on écartait les lettrés et les ecclésiastiques, qui, quand ils écrivaient, s'efforçaient de s'y conformer, le bas-latin, seul instrument de langage qui restât, se fût rendu maître de toutes les positions et aurait passé du langage vulgaire dans les livres; mais, à chaque fois, la latinité classique le refoulait, et il demeurait enfoncé dans la barbarie, faisant une sorte d'illusion aux gens d'alors, comme si, entre lui et le latin classique, il n'y avait d'autre différence que le mal parler et le bien parler, et comme si les lettrés gardaient constamment le pouvoir de faire prévaloir le bien parler sur le mal parler. Peu à peu, le latin restant toujours classique dans les livres, et le langage vulgaire faisant incessamment des progrès vers les attributs qui devaient le constituer, le moment vint où il n'y eut plus de méprise possible : on ne parlait plus latin, on parlait roman, c'est-à-dire italien, espagnol, provençal et français, et bientôt on écrivit roman. A ce moment se marque une grande phase dans la rénovation des choses: le latin était mort, les langues modernes étaient nées. Un certain nombre de points essentiels caractérisent les langues romanes par rapport au latin; ces points sont communs entre elles, et c'est la communauté de ces points que j'appelle l'uniformité de création qui prévalut d'un bout à l'autre dans ce domaine aussi bien autour de Rome et au fond de l'Italie que sur les bords du Tage et sur ceux du Rhône, de la Loire et de la Seine. Les voici sommairement énoncés. D'abord se présente la perte des cas, la destruction de la |