larité et l'arbitraire étaient éliminés par la présence du vers saphique latin, qui se prêtait si bien à devenir vers à intonation, et qui, usité beaucoup dans les chants religieux, avait accoutumé toutes les oreilles à sa pleine et suave harmonie. Les anciens hommes de la Grèce, quand ils entendirent ce vers hexamètre qui revêt d'une telle beauté l'Iliade et l'Odyssée, le conçurent aussitôt, selon l'esprit de la mythologie, comme l'inspiration d'un chantre aimé des dicux; l'esprit moderne n'a pas pu donner ainsi une forme divine et extérieure à ses propres conceptions, mais il peut du moins tourner une juste admiration vers les aptitudes innées qui, à un moment de crise, font sortir les belles choses du fonds intarissable de l'humanité. La régularité de formation entre les quatre langues romanes se manifeste par un autre caractère qui y met le sceau tout en faisant qu'elles soient différentes l'une de l'autre; c'est la distribution géographique des diversités qui leur sont propres. L'identité géné rale et littéraire du latin dans l'Occident conduisait à l'identité des idiomes romans; mais les particularités de races, de climats et de sols s'inscrivirent dans cette identité et la découpèrent en fragments: la pensée et la bouche de l'Italie, de l'Espagne, de la Gaule du midi et de la Gaule du nord, eurent leurs nuances; bien plus, cette nuance générale qui donna l'italien, b l'espagnol, le provençal et le français se fractionna de nouveau, suivant les variétés des lieux, en morceaux plus petits qui furent les dialectes, devenus plus tard les patois. Cette empreinte du lieu et de son aspect, on la suit sans interruption des bords du Tibre à ceux du Guadalquivir et de la Meuse; les degrés se succèdent, les nuances s'enchaînent et nulle part ne vient s'intercaler quelque grosse anomalie témoignant qu'une autre influence ait agi. Une telle constance dans la succéssion graduelle des formes du langage roman élimine toute idée de chaos, de hasard, de répartition arbitraire suivant des caprices d'hommes ou de groupes d'hommes; la répartition est, quoi qu'ils veuillent ou projettent, dominée par une condition générale qui les assujettit. Elle élimine aussi l'intervention germanique, que d'après l'histoire on aurait pu croire bien plus grande; en fait de langue l'élément germanique est purement néologique; et, si je puis ici transporter les termes de la physiologie, il est de juxtaposition, non d'intussusception; il apporte un certain nombre de mots, il n'apporte pas des actions organiques qui dérangent la majestueuse régularité de la formation romane. Les Germains, sous différents noms, ont occupé l'Italie, l'Espagne et la Gaule; ch bien, aucune de ces occupations ne se révèle dans le langage par quelque disparate qui, d'une limite à l'autre du domaine roman, interrompe la série des modifications graduelles et y place un terme non exactement intermédiaire entre les deux voisins de gauche et de droite. Il en est de même en Italie de l'étrusque, en Espagne de l'ibère, en Gaule du celtique; ces idiomes indigènes n'ont pas plus altéré la transformation régulière de la latinité que l'idiome importé de la Germanie. Rien mieux que ces exemples ne montre la force qu'eut le principe d'uniformité romane. Les temps qui suivent immédiatement la chute de l'empire et l'intronisation des chefs barbares ont toujours paru stériles, et l'annaliste n'a jamais triomphé de l'ennui qu'ils inspirent quand il faut suivre les ambitions et les cupidités des Clotaire, des Chilpéric et des Caribert, les partages du domaine public comme un domaine privé, les guerres et les assassinats réciproques. L'œil et l'intérêt se perdent dans ce chaos, ct il semble qu'on assiste au spectacle de forces brutes qui sont sans frein, de passions individuelles qui sont sans but, et que la cohésion sociale qui imprime à la marche des choses une régularité générale et dompte les caprices individuels ait perdu son empire. Non, cette cohésion, qui est le fondement de l'histoire, n'avait rien perdu; seulement, disparaissant de la surface, elle s'était retirée dans les profondeurs. Enfoncez et voyez ce qui se passe au-dessous de la chétive histoire racontée par les annalistes. Les peuples romans, à ce moment où la latinité expirante les abandonne aussi bien dans les institutions que dans le langage, vont ou se transformer en Germains ou assurer, par des créations à eux propres, leur indépendance et leur filiation. Je ne parlerai pas ici des institutions et de l'ordre féodal où, suivant moi, la part, non pas nulle mais petite, prise par les Germains dans la formation de la langue, prouve que cette part fut petite aussi, non pas nulle, dans la formation des institutions; je parlerai seulement des idiomes. Là, malgré le tumulte et l'anarchie de la période mérovingienne en France, malgré le renversement des Ostrogoths par les Lombards en Italie, malgré l'invasion et l'établissement des Maures en Espagne, la vitalité latine survécut, et organisa. Ce furent des temps non pas de stérilité, mais de travail spontané et latent. L'époque qui suit, en porte témoignage. Alors le fruit de l'élaboration commune apparut, et nous voyons que cette intelligence collective qui résulte du degré de civilisation et de la somme d'hérédité n'avait été ni désoccupée ni inhabile. Elle refaisait ses instruments. Si, au sortir de la crise, elle n'avait pu préparer qu'un pauvre jargon indigne de ses ancêtres, il y aurait lieu, historiquement, d'accuser la défaillance de l'esprit et la dureté des cir constances extérieures; mais, bien loin que cette déchéance et ce malheur se produisissent, l'âge suivant mit au service de l'Occident renouvelé les puissants instruments de connaissance, de lumière et de beauté, qu'on nomme l'italien, l'espagnol et le français. C'est ainsi que, sur un autre terrain et plus tard, le celtique ayant péri en Angleterre par l'effort des Germains et l'idiome germanique ayant été à son tour relégué dans une sorte d'infériorité par la conquête française de Guillaume de Normandie, la vitalité civilisatrice inhérente à la nation vivifia ces éléments disjoints et confondus et engendra, à partir du quatorzième siècle, une nouvelle langue littéraire, l'anglais, qui devait tenir parmi les autres un rang si élevé. Dans le jugement qu'on fait des peuples on ne peut pas ne pas compter les langues qu'ils ont produites, et dans le jugement de ces langues les œuvres dont elles ont été les organes ; ct, à ce double titre, l'opération qui, au milieu de la dislocation de l'empire, au milieu de l'invasion des Germains et autres peuplades errantes, au milieu de l'intronisation générale des chefs barbares, aboutit à la création des idiomes romans, doit être contemplée comme un grand fait historique qui atteste le mieux la puissance de l'héritage romain, la force organique de la situation et de l'époque, et les aptitudes inhérentes à de puissantes nationalités. |