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physique. Or, en appliquant les catégories à l'âme, comme être pensant, on obtient les quatre propositions suivantes, qui sont le fondement de toute la psychologie :

1o L'âme est une substance;

2o Elle est simple dans sa qualité;

3o Elle est numériquement une ou identique;

4o Elle est en rapport avec les choses extérieures.

De là sont déduits tous les concepts de la psychologie

pure.

La notion de substance, comme objet seulement du sens interne, fournit le concept d'immatérialité; de sa simplicité on conclut à son incorruptibilité; enfin de son identité, comme substance intellectuelle, à sa personnalité : ensemble les trois premières déterminations donnent l'idée de spiritualité. Par la quatrième, on conçoit le rapport de l'âme avec le corps, et par cela même la substance pensante se présente comme le principe de la vie animale, laquelle étant limitée par la spiritualité, donne l'idée de l'immortalité.

Les quatre propositions fondamentales de la psychologie rationnelle sont le produit d'autant de paralogismes. En effet, l'unique fondement de cette science est la représentation vide en soi du moi, qui n'est que le sujet transcendantal de la pensée, un inconnu, dont je n'ai nulle notion si ce n'est que je sais qu'il pense. Pour pouvoir le connaître, il faudrait que j'en eusse l'intuition, puisque toute connaissance suppose un objet donné, et ensuite déterminé par la pensée. Je ne puis donc me connaître moi-même par cela seul que j'ai conscience de moi comme être pensant, et recourir pour aller au delà au sens interne, c'est sortir de la psychologie purement rationnelle.

Après cette objection générale, Kant fait ainsi la critique des quatre propositions principales de la psychologie pure. 1o Il est certain que le moi est toujours le sujet qui détermine le rapport dans tous les jugements, qu'il est bien réellement sujet; mais de là il ne s'ensuit pas que je sois, comme objet, un être subsistant par lui-même, une substance. Pour constituer cette notion, il faut d'autres données que le seul fait de la pensée.

2o De la seule analyse du concept de pensée il résulte bien que le moi de l'aperception est un sujet logiquement et numériquement simple; mais cela ne veut pas dire que le moi pensant soit une substance simple, ce qui serait une proposition synthétique que rien ne justifie.

3o De l'identité du sujet pensant on ne peut légitimement conclure à celle du moi comme objet d'intuition, ou à l'identité de la personne qui a conscience de l'identité de sa propre substance. Pour cela il faudrait le concours de plusieurs jugements synthétiques, fondés sur des intuitions qui ne sont point données dans la seule conscience de l'identité du sujet pensant.

4o Enfin je distingue sans doute ma propre existence, comme être pensant, des choses extérieures; mais je ne sais point par là si cette conscience de moi serait possible sans l'intuition des choses hors de moi, et si je pourrais exister uniquement comme être pensant. Il résulte de tout cela que la seule analyse de la conscience du moi, comme sujet pensant, ne m'apprend absolument rien sur moi-même comme objet. Pour infirmer cette critique, il faudrait pouvoir établir à priori que tous les êtres pensants sont en soi des substances simples, personnelles, immatérielles. Une pareille démonstration nous placerait dans la région des noumènes. Cette proposition: Tout être pensant est comme tel une substance simple, est synthétique et à priori; synthétique en ce qu'elle accorde au sujet un attribut qui n'y est pas renfermé immédiatement, et à priori, en ce qu'elle ne se fonde sur aucune expérience. Il y aurait donc, si elle était prouvée, outre les jugements synthétiques à priori, qui sont la condition de l'expérience, des propositions synthétiques à priori concer

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nant les choses intelligibles. S'il en était ainsi, l'ancien dogmatisme triompherait de la critique.

Examinons cette prétention.

Dans toute la psychologie rationnelle domine un paralogisme, qui peut se formuler ainsi :

Ce qui ne peut être pensé que comme sujet, n'existe pas autrement que comme sujet, et par conséquent est substance. Or, un être pensant, considéré uniquement comme tel, ne peut être pensé que comme sujet.

Donc il n'existe que comme tel, c'est-à-dire, comme substance.

Le vice de ce raisonnement est ce que les logiciens appellent une conclusion per sophisma figuræ dictionis. Lemot pensée a un autre sens dans la mineure que dans la majeure. En effet, dans la majeure il est question d'un être qui, à tous égards, et par conséquent aussi comme objet de l'intuition, ne peut êtré conçu que comme sujet; la pensée y est prise comme se rapportant à un objet en général. Dans la mineure au contraire, il ne s'agit du même être qu'autant qu'il se considère lui-même comme sujet, et que relativement à l'unité de conscience, et non comme objet d'intuition : la pensée y est prise subjectivement. On ne peut donc rien conclure de ces prémisses quant à l'existence du moi comme objet. De l'unité logique de la conscience du moi, comme être pensant, je ne puis pas conclure à son unité objective, puisqu'il n'est pas démontré à priori que tout être pensant soit nécessairement une substance simple.

On démontrait ordinairement l'immortalité de l'âme par sa simplicité. Mais l'âme, bien que considérée comme simple, ne peut-elle pas s'évanouir, s'éteindre pour ainsi dire? Mendelssohn, dans son Phédon, a soutenu qu'un être simple ne saurait être diminué et perdre insensiblement son existence, attendu que dans ce cas il n'y aurait aucun temps entre le moment où il existe et celui où il a cessé d'exister, ce qui est impossible. A cet argument Kant oppose que, tout en admettant que l'âme, comme être simple, n'a pas une grandeur extensive, il faut au moins lui reconnaître une grandeur intensive, un degré de réalité quant à toutes ses facultés et à toute son existence, degré qui peut diminuer insensiblement, de telle sorte que cette prétendue substance, dont la persistance n'est pas assurée autrement, pourrait finir par être réduite au néant, non par décomposition, mais par une rémission continue des forces, par un affaiblissement graduel de la conscience. Ainsi la persistance absolue de l'âme demeure indémontrable, bien que cette identité permanente soit un fait pendant la vie.

Nulle spéculation ne peut expliquer la nature de l'âme comme substance à part. Et comment serait-il possible, par l'unité de conscience que nous n'admettons que parce qu'elle est indispensable pour expliquer l'expérience, d'aller au delà de toute expérience, et de déterminer à priori, non-seulement notre nature à nous, mais encore celle de tous les êtres pensants en général?

Il n'y a donc point de psychologie rationnelle comme doctrine, mais seulement un enseignement, une discipline, qui pose, quant à la nature de l'âme, des limites infranchissables à la spéculation, et qui l'empêche d'un côté de s'abandonner au matérialisme, et de l'autre de se perdre dans un spiritualisme qui est sans base pour nous dans cette vie.

C'est donc d'une méprise de la raison qu'est née la psychologie rationnelle. Séduite par une illusion inévitable, la raison réalise l'unité de conscience, en la prenant pour une intuition objective, à laquelle dès lors elle n'hésite pas à appliquer la catégorie de substance. Dans l'unité de conscience nul objet n'est donné comme substance. Penser, sans doute, c'est exister; mais si l'existence est donnée dans la pensée, le mode de cette existence n'y est point donné.

Ainsi s'évanouit comme une illusion la prétention d'arriver par la spéculation à une connaissance transcendante de la nature de l'âme. Mais si nous renonçons à la psychologie rationnelle, telle qu'on l'a faite, c'est sans préjudice du droit d'établir la foi en la vie future par les principes de la raison pratique. Aucune des autres preuves de l'immortalité de l'âme, n'est compromise. Au contraire, devenues indépendantes des arguments spéculatifs, toujours remis en question, elles n'en seront que plus claires, plus sûres, plus puissantes.

Pour ce qui est du commerce de l'âme avec le corps, quoique cette question ne soit pas du domaine de la psychologie métaphysique, la critique n'est pas embarrassée pour la résoudre. Ce qui fait la difficulté de la solution de cette question, c'est la supposition que le corps et l'âme sont de nature entièrement hétérogène. Mais si l'on considère que ces deux genres d'objets ne diffèrent pas intrinsèquement; qu'ils diffèrent seulement en tant que les corps apparaissent à l'âme comme étant hors d'elle, et que les choses prises en soi ne sont peut-être pas si différentes de l'objet du sens interne, alors la difficulté s'évanouit, et il ne reste plus à résoudre d'autre question que celle de savoir comment en général il peut y avoir commerce entre les substances, question étrangère à la psychologie, et au-dessus de la connaissance humaine.

CHAPITRE Χ.

SUITE DE L'ANALYSE DE LA CRITIQUE DE LA KAISON PURE. LIVRE II DE LA DIALECTIQUE TRANSCENDANTALE; CHAPITRE II, DE L'ANTINOMIE DE LA RAISON PURE, OU CRITIQUE DE LA COSMOLOGIE RATIONNELLE.

Nous avons vu dans la critique de la psychologie que, si la raison se trompe inévitablement sur la nature de l'âme, du moins l'illusion qui donne lieu à son erreur, ne justifie en rien le système contraire. Il en est tout autrement en cosmologie. Ici la dialectique transcendantale n'établit pas une

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