ou neuf ans après, & avec raifon; car c'étoit une charmante fille. Occupé de l'attente de revoir bientôt ma bonne Maman, je fis un peu de trêve à mes chimeres, & le bonheur réel qui m'attendoit me difpenfa d'en chercher dans mes vifions. Non-feulement je la retrouvois, mais je retrouvois près d'elle & par elle un état agréable; car elle marquoit m'avoir trouvé une occupation qu'elle efpéroit qui me conviendroit, & qui ne m'éloigneroit pas d'elle. Je m'épuifois en conjectures pour deviner quelle pouvoit être cette occupation, & il auroit fallu deviner en effet pour rencontrer jufte. J'avois fuffifamment d'argent pour faire commodément la route. Mlle. du Châtelet vouloit que je priffe un cheval; je n'y pus confentir, & j'eus raifon : j'aurois perdu le plaifir du dernier voyage pédeftre que j'ai fait en ma vie ; car je ne peux donner ce nom aux excurfions que je faifois fouvent à mon voifinage, tandis que je demeurois à Motiers. C'est une chose bien finguliere que mon imagination ne fe monte jamais plus agréablement que quand mon état eft le moins agréable; & qu'au contraire elle est moins riante lorfque tout rit autour de moi. Ma mauvaife tête ne peut s'affujettir aux chofes. Elle ne fauroit embellir, elle veut créer. Les objets réels s'y peignent tout au plus tels qu'ils font ; elle ne fait parer que les objets imaginaires. Si je veux peindre le printems il faut que je fois en hiver; si je veux décrire un beau payfage, il faut que je fois dans des murs, & j'ai dit cent fois que fi jamais j'étois mis à la Baftille, j'y ferois le tableau de la liberté. Je ne voyois en partant de Lyon qu'un avenir agréable; j'étois auffi content & j'avois tout lieu de l'être, que je l'étois peu quand je partis de Paris. Cependant je n'eus point durant ce voyage ces rêveries délicieufes qui m'avoient fuivi dans l'autre. J'avois le cœur ferein, mais c'étoit tout. Je me rapprochois avec attendriffement de l'excellente amie que j'allois revoir. Je goûtois d'avance, mais fans ivreffe le plaifir de vivre auprès d'elle je m'y étois toujours attendu; c'étoit comme s'il ne m'étoit rien arrivé de nouveau. Je m'inquiétois de ce que j'allois faire, comme fi cela eût été fort inquiétant. Mes idées étoient paifibles & douces, non célestes & raviffantes. Les objets frappoient ma vue; je donnois de l'attention aux payfages, je remarquois les arbres, les maifons, les ruiffeaux, je délibérois aux croifées des chemins, j'avois peur de me perdre & je ne me perdois point. En un mot je n'étois plus dans l'Empirée, j'étois tantôt où j'étois, tantôt où j'allois, jamais plus loin. Je fuis en racontant mes voyages comme j'étois en les faifant : je ne faurois arriver. Le cœur me battoit de joie en approchant de ma chere Maman, & je n'en allois pas plus vîte. J'aime à marcher à mon aise, & m'arrêter quand il me plaît. La vie ambulante eft celle qu'il me faut. Faire route à pied par un beau tems dans un beau pays, fans être preffé, & avoir pour terme de ma courfe un objet agréable; voilà de toutes les manieres de vivre celle qui eft le plus de mon goût. Au refte on fait déjà ce que j'entends par un beau pays, Jamais pays de plaine, quelque beau qu'il fût, ne parut tel à mes yeux. Il me faut des torrens, des rochers, des fapins, des bois noirs, des montagnes, des chemins raboteux à monter & à defcendre, des précipices à més côtés qui me faffent bien peur. J'eus ce plaifir, & je le goûtai dans tout fon charme en approchant de Chambery. Non loin d'une montagne coupée qu'on appelle le Pas-de-l'Echelle, au-deffous du grand chemin taillé dans le roc, à l'endroit appellé Chailles, court & bouillonne dans des gouffres affreux une petite riviere qui paroît avoir mis à les creufer des milliers de fiecles. On a bordé le chemin d'un parapet pour prévenir les malheurs : cela faifoit que je pouvois contempler au fond & gagner des vertiges tout à mon aise; car ce qu'il y a de plaifant dans mon goût pour les lieux efcarpés, eft qu'ils me font tourner la tête, & j'aime beaucoup ce tournoiement, pourvu que je fois en fureté. Bien appuyé fur le parapet, j'avançois le nez & je reftois là des heures entieres, entrevoyant de tems en tems cette écume & cette eau bleue dont j'entendois le mugiffement à travers les cris des corbeaux & des oifeaux de proie qui voloient de roche en roche, & de brouffaille en brouf faille à cent toifes au-deffous de moi. Dans les endroits où la pente étoit affez unie & la brouffaille affez claire pour laiffer paffer des cailloux, j'en allois chercher au Join d'auffi gros que je les pouvois porter, 2 je les raffemblois fur le parapet en pile, puis les lançant l'un après l'autre, je me délectois à les voir rouler, bondir & voler en mille éclats avant que d'atteindre le fond du précipice. Plus près de Chambery j'eus un specta cle femblable en fens contraire. Le chemin paffe au pied de la plus belle cascade que je vis de mes jours. La montagne eft tellement efcarpée que l'eau fe détache net & tombe en arcade affez loin pour qu'on puiffe paffer entre la cascade & la roche, quelquefois fans être mouillé. Mais fi l'on ne prend bien fes mefures on y eft aifément trompé, comme je le fus car à caufe de l'extrême hauteur l'eau fe divife & tombe en pouffiere, & lorfqu'on appro che un peu trop de ce nuage; fans s'appercevoir d'abord qu'on fe mouille, à l'inftant on eft tout trempé. J'arrive enfin, je la revois. Elle n'étoit pas feule. M. l'Intendant général étoit chez elle au moment que j'entrai. Sans me parler elle me prend par la main & me préfente à lui avec cette grace qui lui ouvroit tous les cœurs; le voilà, Monfieur, ce pauvre jeune homme; daignez le protéger auffi long-tems qu'il le méritera, i |