me à croire s'il regardoit un autre que moi. C'étoit à Paris. Je me promenois avec M. de Francueil au Palais-Royal, fur les cinq heures. Il tire fa montre, la regarde, & me dit; allons à l'Opéra je le veux bien; nous allons. Il prend deux billets. d'amphithéâtre, m'en donne un, & paffe le premier avec l'autre ; je le fuis, il entre. En entrant après lui, je trouve la porte embarraffée. Je regarde, je vois tout le monde debout, je juge que je pourrai bien me perdre dans cette foule, ou du moins laiffer fuppofer à M. de Francueil que j'y fuis perdu. Je fors, je reprends ma contre-marque, puis mon argent, & je m'en vais, fans fonger qu'à peine avoisje atteint la porte que tout le monde étoit affis, & qu'alors M. de Francueil voyoit clairement que je n'y étois plus. Comme jamais rien ne fut plus éloigné de mon humeur que ce trait-là, je le note , pour montrer qu'il y a des momens d'une efpece de délire, où il ne faut point juger des hommes par leurs actions. Ce n'étoit pas précisément voler cet argent; c'étoit en voler l'emploi; moins c'étoit un vol, plus c'étoit une infamie. Je ne finirois pas ces détails fi je voulois fuivre toutes les routes par lefquelles du rant mon apprentiffage je paffai de la fubli mité de l'héroïfme à la baffeffe d'un vaurien. Cependant en prenant les vices de mon état il me fut impoffible d'en prendre toute à-fait les goûts. Je m'ennuyois des amu femens de mes camarades, & quand la trop grande gêne m'eut auffi rebuté du travail je m'ennuyai de tout. Cela me rendit le goût de la lecture que j'avois perdu depuis long-tems. Ces lectures, prifes fur mon travail devinrent un nouveau crime, qui m'attira de nouveaux châtimens. Ce goût irrité par la contrainte devint paffion bientôt fureur. La Tribu, fameufe loueufe de livres m'en fourniffoit de toute efpece. Bons & mauvais tout paffoit, je ne choififfois point; je lifois tout avec une égale avidité. Je lifois à l'établi, je lifois en allant faire mes meffages lifois à la garderobe & m'y oubliois des heures entieres, la tête me tournoit de la lecture, je ne faifois plus que lire. Mon maître m'épioit, me furprenoit, me battoit, me prenoit mes livres. Que de volumes furent déchirés, brûlés, jettés par les fenêtres! Que d'ouvrages réfterent dé pareillés chez la Tribu! Quand je n'avois plus dequoi la payer je lui donnois mes chemises, mes cravates, mes hardes, mes trois fous d'étrennes tous les dimanches lui étoient régulièrement portés. Voilà donc, me dira-t-on, l'argent devenu néceffaire. Il eft vrai; mais ce fut quand la lecture m'eut ôté toute activité. Livré tout entier à mon nouveau goût je ne faifois plus que lire, je ne volois plus. C'eft encore ici une de mes différences caractéristiques. Au fort d'une certaine habitude d'être un rien me diftrait, me change, m'attache, enfin me paffionne, & alors tout eft oublié. Je ne fonge plus qu'au nouvel objet qui m'occupe. Le cœur me battoit d'impatience de feuilleter le nouveau livre que j'avois dans la poche; je le tirois auffi-tôt que j'étois feul & ne fongeois plus à fouiller le cabinet de mon maître. J'ai même peine à croire que j'euffe volé quand même j'aurois eu des paffions. plus coûteufes. Borné au moment préfent, il n'étoit pas dans mon tour d'efprit de m'arranger ainfi pour l'avenir. La Tribu me faifoit crédit, les avances étoient pe tites, & quand j'avois empoché mon livre, je ne fongeois plus à rien. L'argent qui me venoit naturellement paffoit de même à cette femme, & quand elle devenoit preffante, rien n'étoit plutôt fous ma main que mes propres effets. Voler par avance étoit trop de prévoyance, & voler pour payer n'étoit pas même une tentation. de A force de querelles, de coups, lectures dérobées & mal choifies mon humeur devint taciturne, fauvage, ma tête commençoit à s'altérer, & je vivois en vrai loup - garou. Cependant fi mon goût ne me préferva pas des livres plats & fades, mon bonheur me préferva des livres obfcenes & licencieux; non que la Tribu, femme à tous égards très-accommodante, fe fît un fcrupule de m'en prêter. Mais pour les faire valoir elle me les nommoit avec un air de myftere, qui me forçoit précisément à les refufer, tant par dégoût que par honte, & le hafard feconda fi bien mon humeur pudique, que j'avois plus de trente ans avant que j'euffe jetté les yeux fur aucun de ces dangereux livres. En moins d'un an j'épuifai la mince boutique de la Tribu, & alors je me trou vai dans mes loifirs cruellement défoeuvré. Guéri de mes goûts d'enfant & de poliffon par celui de la lecture, & même par mes lectures, qui, bien que fans choix & fouvent mauvaises, ramenoient pourtant mon cœur à des fentimens plus nobles que ceux que m'avoit donnés mon état. Dégoûté de tout ce qui étoit à ma portée, & fentant trop loin de moi tout ce qui m'auroit tenté, je ne voyois rien de poffible qui pût flatter mon cœur. Mes fens émus depuis long-tems me demandoient une jouiffance dont je ne favois pas même imaginer l'objet. J'étois auffi loin du véri table que fi je n'avois point eu de fexe & déjà pubere & fenfible, je penfois quel quefois à mes folies, mais je ne voyois rien au-delà. Dans cette étrange fituation mon inquiete imagination prit un parti qui me fauva de moi-même & calma ma naiffante fenfualité. Ce fut de fe nourrir des fituations qui m'avoient intéreffé dans mes lectures, de les rappeller, de les varier, de les combiner, de me les approprier tellement que je devinfie un des perfonnages que j'imaginois, que je me viffe toujours dans les pofitions les plus agréa |