12-1-50MFP Gen. Lib. Vignand 7-31-47 NOUVELLE ÉTUDE SUR LA RELIGION DE J. J. ROUSSEAU I Publication d'un écrit inédit de Rousseau. Appréciations diverses de ce document. Jean-Jacques Rousseau a été subitement frappé d'apoplexie à Ermenonville, dans la retraite que lui avait offerte M. le marquis de Girardin. C'était le 2 juillet 1778. Voltaire venait de finir à Paris. Dans le courant de la même année, la Suisse perdait le grand Haller, l'Angleterre Pitt, et la Suède Linné. Deux mois avant sa mort, et dans la prévision de sa fin prochaine, Rousseau avait déposé quelques-uns de ses manuscrits entre les mains de Paul Moultou, son compatriote, et presque le seul de ses amis qui lui fit éprouver le sentiment, trop rare dans son cœur, d'une habituelle confiance. Ce dépôt s'enrichit très probablement de pièces provenant d'une autre origine. Bien qu'utilisé à diverses reprises pour la publication des œuvres du philosophe genevois, il n'était pas toutefois épuisé l'année dernière, et ne l'est pas même encore entièrement. M. Gaberel dut à la complaisance de Mme Streckeisen-Moultou, petite-fille de l'ami de Rousseau, la communication d'un document inédit, dont il inséra les parties les plus essentielles dans un mémoire présenté à l'Académie des sciences morales et politiques de Paris, en juillet 1858. Cet écrit, dont la forme est allégorique et que nous désignerons, pour abréger, sous le titre de l'Allégorie, traite de l'acquisition de la vérité religieuse et du rôle de Jésus-Christ dans l'histoire de la pensée humaine. M. Gaberel assignait à ce document une date postérieure à 1770, et y voyait la preuve que l'auteur du Vicaire savoyard avait fait des progrès marquants vers le christianisme révélé 1, » Un article étendu de M, Prévost-Paradol, dans le Journal des Débats du 13 août 1858, manifesta, en l'augmentant encore, le légitime intérêt qu'avait excité la communication de M. Gaberel, M. Prévost-Paradol n'était pas d'accord avec le pasteur genevois sur la portée de cette communication : « Rousseau, disait-il, parle de l'enseignement du Christ et non de ses prodiges; et dans ces beaux fragments, où il se montre aussi chrétien qu'il peut l'être, nous ne trouvons pas plus qu'ailleurs cette adhésion aux miracles, qui seule lui faisait défaut, comme le sentirent bien ses amis de Genève, pour être rangé à bon droit parmi les plus éloquents apologistes de la religion. » M. Sayous s'est occupé du même écrit dans une addition au texte, déjà rédigé, de son Dix-huitième siècle à l'étranger. << Dans ce fragment, dit-il, Rousseau trace de sa plume éloquente un tableau de la venue du Christ, où la figure du Messie est peinte avec amour. Pour ce portrait du juste persécuté, c'est Rousseau lui-même qui a posé devant le peintre, on ne peut s'y 'Séances et travaux de l'Académie des sciences morales et politiques, livraison de septembre 1858. Rousseau et les Genevois, par M. Gaberel, ancien pasteur. Un volume in-12, Genève 1858. Tome I, pag. 317 et 319, « tromper.... Ce n'est pas la première fois, on l'a vu, que Rousseau a osé se comparer au Fils de l'homme, et sa correspondance offre de fréquents et obstinés retours à cette même comparaison entre le sort du sage hébreu et celui du sage genevois, qui semble tantôt consoler, et tantôt irriter sa peine. Nous pourrions citer entre autres nouvelles preuves la lettre à Moultou, 14 février 1769: Non, non, Moultou, Jésus que ce siècle a méconnu,» etc., et la lettre à M. D. E., de la même année. C'est donc gratuitement, à notre avis, qu'on a voulu voir dans le morceau cité tout à l'heure une preuve de la conversion de Rousseau au christianisme réel dans les dernières années de sa vie. Il est d'ailleurs, quant au fond des idées, impossible d'y voir autre chose qu'une répétition nouvelle des idées exposées dans la Profession de foi du vicaire savoyard. Le portrait de Jésus-Christ serait même moins concluant dans le sens chrétien que le beau passage si connu « Oui, si la vie et la mort de Socrate sont d'un sage, la vie et la mort de Jésus sont d'un Dieu. Sur la fin de sa vie, les espérances religieuses de Rousseau s'accrurent, cela ressort de toute sa correspondance; mais ces espérances reposaient sur la même base qu'aux jours où il priait pour Mme de Warens. » M. Streckeisen a publié, l'an dernier, un volume inédit de Rousseau 1, dans lequel le document dont M. Gaberel avait fait connaître les parties les plus essentielles, fut pour la première fois livré au public dans sa totalité. Il figure sous le titre donné par l'éditeur, de Fiction ou morceau allégorique sur la révélation, et forme peut-être la partie la plus importante d'un volume, digne d'ailleurs, sous plusieurs autres rapports, de l'attention du public lettré. Dans son avertisse Euvres et correspondance inédites de J.-J. Rousseau, publiées par M. G. Streckeisen-Moultou. Paris, Lévy, 1861. On trouve en particulier dans le volume de ment, M. Streckeisen, après avoir rappelé les opinions contradictoires émises sur le sens de l'Allégorie, s'exprime ainsi : « Le changement que ce morceau constaterait, dans les idées religieuses de Rousseau, sans pouvoir être qualifié de Conversion au christianisme réel, peut être plus profond et plus sérieux que ne le suppose l'auteur du Dix-huitième siècle à l'étranger. » La presse française, à l'occasion de la publication de M. Streckeisen, a accordé une attention particulière à l'Allégorie. Mais si les critiques se sont trouvés d'accord pour signaler l'importance de cet écrit, le dissentiment au sujet de son sens et de sa portée a pleinement subsisté. M. Sainte-Beuve' commence par relever en ces termes l'un des jugements de M. Sayous: Une question s'est élevée, à laquelle on ne s'attendait pas. Un homme d'esprit dont j'entretenais assez récemment nos lecteurs, l'auteur de la Littérature française à l'étranger, M. Sayous, a cru voir dans cette dernière page une confirmation de la manie de Rousseau, qui consistait à se représenter comme la victime de persécutions sans nombre : « Dans ce fragment, dit M. Sayous, Rousseau trace de sa plume éloquente un tableau de la venue du Christ, où la figure du Messie est peinte avec amour pour ce portrait du juste persécuté, c'est Rousseau luimême qui a posé devant le peintre, on ne peut s'y tromper. Mille pardons : Rousseau a pu être troublé dans sa raison et se montrer maniaque assez d'autres fois, mais il ne l'a pas été ce jour-là, et j'ai beau prendre tous mes verres de lunettes, il m'est impossible M. Streckeisen un projet de constitution pour la Corse, des lettres sur la vertu et le bonheur, des fragments biographiques et soixante-dix lettres inédites. • Moniteur des 15 et 22 juillet 1861. J'ai rencontré dans ces lignes du critique parisien l'exacte expression de ma propre pensée. Je sais bien que Mme Sand, non contente d'avoir égalé Rousseau à St.-Augustin, ne se trouvant pas encore satisfaite de lui avoir attribué dans l'Eglise de l'avenir la place de St.Mathieu et de St.-Paul dans l'Eglise du passé, n'a pas résisté à la tentation de le mettre en parallèle avec le Fils de Dieu 1. Mais Rousseau lui-même, lui qui avait tant d'orgueil, a-t-il mérité qu'on lui imputât cet orgueilleux délire? Si un tel jugement était tombé sous ses yeux, il se serait livré, je le crains, à l'un de ses plus noirs accès de misanthropie, et M. Sayous aurait pu s'en mal trouver. L'argument que cet honorable écrivain croit tirer en faveur de sa thèse, de la lettre célèbre du 14 février 1769, ne me paraît pas concluant. Dans cette lettre, Rousseau abordant la question de la vie future, s'écrie: << Eh quoi, mon Dieu! le juste infortuné, en proie à tous les maux de cette vie, sans en excepter même l'opprobre et le déshonneur, n'aurait nul dédommagement à attendre après elle, et mourrait en bête, après avoir vécu en dieu? Non, non, Moultou; Jésus, que ce siècle a méconnu, parce qu'il est indigne de le connaître; Jésus, qui mourut pour avoir voulu faire un peuple illustre et vertueux de ses vils compatriotes, le sublime Jésus ne mourut point tout entier sur la croix; et moi qui ne suis qu'un chétif homme plein de faiblesses, mais qui me sens un cœur dont un sentiment coupable n'approcha jamais, c'en est assez pour qu'en sentant approcher la dissolution de mon corps, je sente en même temps la certitude de 'Préface aux Confessions de J.-J. Rousseau. Edition Charpentier de 1842. vivre. La nature entière m'en est garante. Elle n'est pas contradictoire avec elle-même; j'y vois régner un ordre physique admirable et qui ne se dément jamais. L'ordre moral y doit correspondre. Il fut pourtant renversé pour moi durant ma vie; il va donc commencer à ma mort. » On voit paraître dans ces lignes l'incurable satisfaction de lui-même qui caractérise le citoyen de Genève. Mais parce qu'il rapproche dans un même argument le sublime Jésus, le représentant le plus élevé de la nature humaine, et Rousseau qui, bien que chétif et plein de faiblesses, représente aussi cette même nature destinée à l'immortalité, on n'a pas le droit de conclure qu'il se compare au Fils de Dieu, dans un sens qui lui permettrait de peindre sa propre personne sous les traits du Messie. L'incident étant vidé, j'en viens à l'appréciation que M. Sainte-Beuve fait de l'Allégorie : «Quelle est au juste la portée de cet essai? N'est-ce qu'une répétition nouvelle, une reprise, sous forme poétique, des idées exposées dans la Profession de foi du vicaire savoyard? Est-ce, au contraire une preuve que l'auteur a varié dans ses idées, et qu'il a fait un pas, au delà de la Profession du vicaire, vers un christianisme plus positif? Je ne crois pas que la lecture du morceau, dans toute son étendue, autorise cette dernière conclusion; il est cependant certain qu'on a droit, après l'avoir lu, de se prononcer plus fortement que jamais en faveur des tendances religieuses du philosophe, et qu'on peut le compter sans exagération parmi ceux qui, toute orthodoxie mise à part, ont été chrétiens d'instinct, de sentiment et de désir. Ce n'est pas jouer sur les mots que de dire qu'au milieu de son siècle et entre les philosophes ses contemporains, Rousseau a été relativement chrétien. Le caractère le plus remarquable de ce morceau tout sentimental et poétique et nulle |