CLXXI. Les vertus se perdent dans l'intérêt, comme les fleuves se perdent dans la mer. CLXXII. Si on examine bien les divers effets de l'ennui, on trouvera qu'il fait manquer à plus de devoirs que l'intérêt. * CLXXIII. Il y a diverses sortes de curiosités : l'une d'intérêt, qui nous porte à désirer d'apprendre ce qui nous peut être utile; et l'autre d'orgueil, qui vient du désir de savoir ce que les autres ignorent'. CLXXIV. Il vaut mieux employer notre esprit à supporter les infortunes qui nous arrivent, qu'à prévoir celles qui nous peuvent arriver. CLXXV. La constance en amour est une inconstance perpétuelle, qui fait que notre cœur s'attache successivement à toutes les qualités de la personne que nous aimons, donnant tantôt la préférence à l'une, tantôt à l'autre; de sorte que cette constance n'est qu'une inconstance arrêtée et renfermée dans un même sujet. CLXVI. Il y a deux sortes de constance en amour: l'une vient de ce que l'on trouve sans cesse dans la personne que l'on aime de nouveaux sujets d'aimer; et l'autre vient de ce que l'on se fait un honneur d'être constant. * CLXXVII. La persévérance n'est digne ni de blâme ni de louange, parce qu'elle n'est que la durée des goûts et des sentiments, qu'on ne s'ôte et qu'on ne se donne point. CLXXVIII. Ce qui nous fait aimer les nouvelles connaissances n'est pas tant la lassitude que nous avons des vieilles, ou le plaisir de changer, que le dégoût de n'être pas assez admirés de ceux qui nous connaissent trop, et l'espérance de l'être da Var. La curiosité n'est pas, comme l'on croit, un simple amour de la nouveauté; il y en a une d'intérêt qui fait que nous voulons savoir les choses pour nous en prévaloir; il y en a une autre d'orgueil qui nous donne envie d'être au-dessus de ceux qui ignorent les choses, et de n'être pas au-dessous de ceux qui les savent (1665-no 182). CLXXXVIII. La santé de l'âme n'est pas plus assurée que celle du corps; et quoique l'on paraisse éloigné des passions, on n'est pas moins en danger de s'y laisser emporter, que de tomber malade quand on se porte bien. CLXXXIX. Il semble que la nature ait prescrit à chaque homme, dès sa naissance, des bornes pour les vertus et pour les vices. CXC. Il n'appartient qu'aux grands hommes d'avoir de grands défauts. * CXCI. On peut dire que les vices nous attendent dans le cours de la vie, comme des hôtes chez qui il faut successivement loger; et je doute que l'expérience nous les fit éviter, s'il nous était permis de faire deux fois le même chemin. CXCII. Quand les vices nous quittent, nous nous flattons de la créance que c'est nous qui les quit tons. CXCIII. Il y a des rechutes dans les maladies de l'âme comme dans celles du corps. Ce que nous prenons pour notre guérison n'est le plus souvent qu'un relâche ou un changement de mal. CXCIV. Les défauts de l'âme sont comme les blessures du corps; quelque soin qu'on prenne de les guérir, la cicatrice paraît toujours, et elles sont à tout moment en danger de se rouvrir. CXCV. Ce qui nous empêche souvent de nous abandonner à un seul vice, est que nous en avons plusieurs. CXCVI. Nous oublions aisément nos fautes, lorsqu'elles ne sont sues que de nous '. CXCVII. Il y a des gens de qui l'on peut ne jamais croire du mal sans l'avoir vu; mais il n'y en 'Var. Quand il n'y a que nous qui savons nos crimes, ils sont bientôt oubliés (1665-n° 207). a point en qui il nous doive surprendre en le voyant. CXCVIII. Nous élevons la gloire des uns, pour abaisser celle des autres: et quelquefois on louerait moins monsieur le Prince et monsieur de Turenne, si on ne les voulait point blâmer tous deux 1. CXCIX. Le désir de paraître habile empêche souvent de le devenir. * CC. La vertu n'irait pas si loin, si la vanité ne lui · tenait compagnie. CCI. Celui qui croit pouvoir trouver en soi-même de quoi se passer de tout le monde, se trompe fort; mais celui qui croit qu'on ne peut se passer de lui, se trompe encore davantage. CCII. Les faux honnêtes gens sont ceux qui déguisent leurs défauts aux autres et à eux-mêmes; les vrais honnêtes gens sont ceux qui les connaissent parfaitement et les confessent. CCIII. Le vrai honnête homme est celui qui ne se pique de rien. * CCIV. La sévérité des femmes est un ajustement et un fard qu'elles ajoutent à leur beauté 2. * CCV. L'honnêteté des femmes est souvent l'amour de leur réputation et de leur repos. CCVI. C'est être véritablement honnête homme, que de vouloir être toujours exposé à la vue des honnêtes gens. CCVII. La folie nous suit dans tous les temps de la vie. Si quelqu'un paraît sage, c'est seulement I Dans la première édition (1665-n° 149), cette réflexion et la 145 n'en faisaient qu'une seule, et étaient comprises sous le même n°. Dès la 2e édition (1666), la Rochefoucauld les sépara, et les plaça dans l'ordre où elles sont aujourd'hui. 2 Var. Dans la première édition, la pensée se terminait ainsi : «< c'est un attrait fin et délicat, et une douceur déguisée. » (1665-n° 216.) parce que ses folies sont proportionnées à son âge | sont braves à coups d'épée, et qui craignent les et à sa fortune. CCVIII. coups de mousquet; d'autres sont assurés aux coups de mousquet, et appréhendent de se battre à coups d'épée. Tous ces courages de différentes Il y a des gens niais qui se connaissent, et espèces conviennent en ce que la nuit augmenqui emploient habilement leur niaiserie. CCIX. Qui vit sans folie, n'est pas si sage qu'il croit. CCX. En vieillissant, on devient plus fou et plus sage. * CCXI. Il y a des gens qui ressemblent aux vaudevilles, qu'on ne chante qu'un certain temps'. CCXII. La plupart des gens ne jugent des hommes que par la vogue qu'ils ont, ou par leur fortune. CCXIII. L'amour de la gloire, la crainte de la honte, le dessein de faire fortune, le désir de rendre notre vie commode et agréable, et l'envie d'abaisser les autres, sont souvent les causes de cette valeur, si célèbre parmi les hommes. CCXIV. La valeur est dans les simples soldats un métier périlleux qu'ils ont pris pour gagner leur vie. CCXV. La parfaite valeur et la poltronnerie complète sont deux extrémités où l'on arrive rarement. L'espace qui est entre deux est vaste, et contient toutes les autres espèces de courage. Il n'y a pas moins de différence entre elles qu'entre les visages et les humeurs. Il y a des hommes qui s'exposent volontiers au commencement d'une action, et qui se relâchent et se rebutent aisément par sa durée. Il y en a qui sont contents quand ils ont satisfait à l'honneur du monde, et qui font fort peu de chose au delà. On en voit qui ne sont pas toujours également maîtres de leur peur. D'autres se laissent quelquefois entraîner à des terreurs générales; d'autres vont à la charge parce qu'ils n'osent demeurer dans leurs postes. Il s'en trouve à qui l'habitude des moindres périls affermit le courage, et les prépare à s'exposer à de plus grands. Il y en a qui Var. Il y a des gens qui ressemblent aux vaudevilles, que tout le monde chante un certain temps, quelque fades et dégoûtants qu'ils soient (1665—n° 223). tant la crainte et cachant les bonnes et les mauvaises actions, elle donne la liberté de se ménager. Il y a encore un autre ménagement plus général car on ne voit point d'homme qui fasse tout ce qu'il serait capable de faire dans une occasion, s'il était assuré d'en revenir; de sorte qu'il est visible que la crainte de la mort ôte quelque chose de la valeur. CCXVI. X La parfaite valeur est de faire sans témoins ce qu'on serait capable de faire devant tout le monde '. CCXVII. L'intrépidité est une force extraordinaire de l'âme, qui l'élève au-dessus des troubles, des désordres et des émotions que la vue des grands périls pourrait exciter en elle; et c'est par cette force que les héros se maintiennent en un état paisible, et conservent l'usage libre de leur raison dans les accidents les plus surprenants et les plus terribles. * CCXVIII. L'hypocrisie est un hommage que le vice rend à la vertu. CCXIX. La plupart des hommes s'exposent assez dans la guerre pour sauver leur honneur; mais peu se veulent toujours exposer autant qu'il est nécessaire pour faire réussir le dessein pour lequel ils s'exposent. CCXX. La vanité, la honte, et surtout le tempérament, font souvent la valeur des hommes et la vertu des femmes 2. CCXXI. On ne veut point perdre la vie, et on veut acquérir de la gloire : ce qui fait que les braves ont plus d'adresse et d'esprit pour éviter la mort, que les gens de chicane n'en ont pour conserver leur bien. Var. La pure valeur (s'il y en avait) serait de faire sans témoins, etc. (1665—n° 229). 2 Dans la première édition, la Rochefoucauld n'avait pas étendu ce raisonnement à la vertu des femmes. Il y a dans les afflictions diverses sortes d'hy Tous ceux qui s'acquittent des devoirs de la reconnaissance ne peuvent pas pour cela se flat-pocrisie. Dans l'une, sous prétexte de pleurer la ter d'être reconnaissants. perte d'une personne qui nous est chère, nous nous pleurons nous-mêmes; nous regrettons la bonne opinion qu'elle avait de nous; nous pleurons la diminution de notre bien, de notre plai sir, de notre considération. Ainsi les morts ont l'honneur des larmes qui ne coulent que pour les vivants. Je dis que c'est une espèce d'hypocrisie, à cause que dans ces sortes d'afflictions on se trompe soi-même. Il y a une autre hypocrisie qui n'est pas si innocente, parce qu'elle impose à tout le monde : c'est l'affliction de belle et immortelle douleur. Après que le temps, certaines personnes qui aspirent à la gloire d'une qui consume tout, a fait cesser celle qu'elles avaient en effet, elles ne laissent pas d'opiniâtrer leurs pleurs, leurs plaintes et leurs soupirs; elles prennent un personnage lugubre, et travaillent à persuader, par toutes leurs actions, que leur déplaisir ne finira qu'avec leur vie. Cette triste et fatigante vanité se trouve d'ordinaire L'orgueil ne veut pas devoir, et l'amour-pro- dans les femmes ambitieuses. Comme leur sexe pre ne veut pas payer. CCXXIX. Le bien que nous avons reçu de quelqu'un veut que nous respections le mal qu'il nous fait '. CCXXX. Rien n'est si contagieux que l'exemple, et nous ne faisons jamais de grands biens ni de grands maux qui n'en produisent de semblables. Nous imitons les bonnes actions par émulation, et les mauvaises par la malignité de notre na*Var. Le bien qu'on nous a fait veut que nous respections le mal que l'on nous fait après (1665-n° 243 ).- Le bien que nous avons reçu veut que nous respections le mal qu'on nous fait (1666-1671 — 1675 — no 229). leur ferme tous les chemins qui mènent à la gloire, elles s'efforcent de se rendre célèbres par la montre d'une inconsolable affliction. Il y a encore une autre espèce de larmes qui n'ont que de petites sources qui coulent et se tarissent facilement. On pleure pour avoir la réputation d'être tendre; on pleure pour être plaint; on pleure pour être pleuré; enfin on pleure pour éviter la honte de ne pleurer pas. CCXXXIV. C'est plus souvent par orgueil que par défaut de lumières qu'on s'oppose avec tant d'opiniatreté aux opinions les plus suivies on trouve les premières places prises dans le bon parti, et on ne veut point des dernières. CCXXXV. Nous nous consolons aisément des disgrâces de nos amis, lorsqu'elles servent à signaler notre tendresse pour eux. CCXXXVI. Il semble que l'amour-propre soit la dupe de la bonté, et qu'il s'oublie lui-même lorsque nous travaillons pour l'avantage des autres. Cependant c'est prendre le chemin le plus assuré pour arriver à ses fins; c'est prêter à usure, sous prétexte de donner : c'est enfin s'acquérir tout le monde par un moyen subtil et délicat '. * CCXXXVII. Nul ne mérite d'être loué de sa bonté, s'il n'a pas la force d'être méchant. Toute autre bonté n'est le plus souvent qu'une paresse ou une impuissance de la volonté. * CCXXXVIII. Il n'est pas si dangereux de faire le mal à la plupart des hommes, que de leur faire trop de bien. CCXXXIX. Rien ne flatte plus notre orgueil que la confiance des grands, parce que nous la regardons comme un effet de notre mérite, sans considérer qu'elle ne vient le plus souvent que de vanité, ou d'impuissance de garder le secret'. CCXL. On peut dire de l'agrément séparé de la beauté, que c'est une symétrie dont on ne sait Var. Qui considèrera superficiellement tous les effets de la bonté qui nous fait sortir hors de nous-mêmes, et qui nous immole continuellement à l'avantage de tout le monde, sera tenté de croire que lorsqu'elle agit, l'amour-propre s'oublie et s'abandonne lui-même, ou se laisse dépouiller et appauvrir sans s'en apercevoir. De sorte qu'il semble que l'amour-propre soit la dupe de la bonté : cependant c'est le plus utile de tous les moyens dont l'amour-propre se sert pour arriver à ses fins; c'est un chemin dérobé par où il revient à lui-même plus riche et plus abondant, c'est un désintéressement qu'il met à une furieuse usure, c'est enfin un ressort délicat avec lequel il réunit, il dispose et tourne tous les hommes en sa faveur (1665-n° 250). 2 Var. Rien ne nous plait tant que la confiance des grands et des personnes considérables par leurs emplois, par leur esprit, ou par leur mérite; elle nous fait sentir un plaisir exquis, et élève merveilleusement notre orgueil, parce que nous la regardons comme un effet de notre fidélité; cependant nous serions remplis de confusion, si nous considérions l'imperfection et la bassesse de sa naissance, car elle vient de la vanité, de l'envie de parler, et de l'impuissance de retenir le secret de sorte qu'on peut dire que la confiance est comme un relâchement de l'âme causé par le nombre et par le poids des choses dont elle est pleine (1665-n° 255). La fidélité qui paraît en la plupart des hommes, n'est qu'une invention de l'amour-propre pour attirer la confiance; c'est un moyen de nous élever au-dessus des autres, et de nous rendre dépositaires des choses les plus importantes *. 1 Var. La coquetterie est le fonds et l'humeur de toutes les femmes; mais toutes ne la mettent pas en pratique, parce que la coquetterie de quelques-unes est retenue par leur tempérament et par leur raison (1665- n° 263). 2 Var. Le plus grand art d'un habile homme est celui de savoir cacher son habileté (1665-n° 267). 3 lar. La générosité est un industrieux emploi du désintéressement, pour aller plus tôt à un plus grand intérêt (1665 -n° 268). 4 Var. La fidélité est une invention rare de l'amour-propre, par laquelle l'homme, s'érigeant en dépositaire des choses précieuses, se rend lui-même infiniment précieux; de tous les trafics de l'amour-propre, c'est celui où il fait le moins d'avances et de plus grands profits; c'est un raffinement de sa politique avec lequel il engage les hommes par leurs biens, par leur honneur, par leur liberté et par leur vie, qu'ils sont forcés de confier en quelques occasions, à élever l'homme fidèle au-dessus de tout le monde (1665-n° 269). |