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de la vertu, car ils ne pourraient y entrer sans la détruire; mais il est quelquefois dans les actions les plus criminelles un certain mélange de sentiments nobles et généreux, ce qui explique l'éblouissement du vulgaire. Lorsque les vices vont au bien, dit Vauvenargues, c'est qu'ils sont mêlés de quelques vertus, de patience, de tempérance, de courage ou de modération. »

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CLXXXIII.

Il faut demeurer d'accord, à l'honneur de la vertu, que les plus grands malheurs des hommes sont ceux où ils tombent par les crimes.

<«< d'aucun dieu ni d'aucun homme qui les punis« sent. Leur vie suffit. assez, étant travaillée de << toute méchanceté 1. »

CC.

La vertu n'irait pas si loin, si la vanité ne lui tenait compagnie.

Comment la vanité donnerait-elle la puissance des grandes choses, elle qui rapetisse tous les nobles sentiments qu'elle n'étouffe pas ? Ce qui abaisse l'homme l'élèvera-t-il? et, pour aller bien loin dans le sentier de la vertu, faudra-t-il nous y laisser conduire par le vice? Heureusement pour

Qui méditerait utilement cette grande vérité, l'humanité, tout est faux dans ce système; il suf

serait en état de réfuter souvent l'auteur des Maximes on sent qu'il redevient homme toutes les fois qu'il sort de son siècle.

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Les passions sont inconstantes, le vice ne l'est pas; il croît, au contraire, avec le temps, qui est le grand remède des premières. « C'est un fâcheux compagnon, dit Plutarque; il n'y a point de divorce avec lui. Il adhère aux entrailles de celui dont il s'est emparé, lui demeurant attaché jour « et nuit. » Pour bien entendre la pensée de la Rochefoucauld, il faut done substituer le mot passion au mot vice. C'est ainsi que l'esprit de système dénature tout, fait tout confondre; car c'est l'usage des passions, et non les passions ellesmêmes qui font le vice ou la vertu. L'expérience qui nous apprendrait à éviter nos passions, au lieu de nous apprendre à en faire un bon usage, nous ôterait par cela seul tous vices et toutes vertus : elle effacerait l'homme. Mais si, en naissant, il nous était donné de choisir entre les résultats de la vertu et ceux du vice, nous choisirions évidemment la vertu, car nous voulons être heureux, et le vice rend misérable. « C'est, dit encore Plutarque, une chose infructueuse, stérile et in• grate. Ceux qui s'y abandonnent n'ont besoin

Plutarque, Du Vice et de la Vertu.

fit de le mettre à nu pour le réfuter. C'est dans les inspirations de notre cœur qu'il faut chercher le mobile des actions qui l'honorent. Amour de la patrie, amour maternel, amour de Dieu et des hommes, voilà ce qui fait es actions sublimes. Et quel autre sentiment eût pu vous conduire aux Thermopyles, noble Léonidas? Et toi, généreux Régulus, quel autre sentiment eût pu te ramener à Carthage? Ah! lorsque la France vit tomber le brave d'Assas sous le fer qu'il pouvait détourner, lorsqu'elle vit Rotrou courir au-devant de la mort qui l'attendait dans sa patrie, l'évêque de Belzunze et le chevalier Rose au milieu des pestiférés de Marseille, elle donna à leur vertu d'autres compagnons que l'orgueil et la vanité! elle les récompensa par une reconnaissance qui n'était point une envie de recevoir de plus grands bienfaits 2.

CCV.

L'honnêteté des femmes est souvent l'amour de leur réputation et de leur repos.

L'innocence et l'amour du devoir composent l'honnêteté des femmes. Pour être sages et heureuses, il faut qu'elles ignorent le mal, et qu'elles vivent obscures et aimées. Celles qui, avec de la beauté, conservent dans le monde une vertu sans tache, méritent d'être honorées; car l'amour de la réputation et du repos ne fera jamais une femme sage, si elle n'y joint l'amour de la vertu.

CCXI.

Il y a des gens qui ressemblent aux vaudevilles, qu'on ne chante qu'un certain temps.

L'auteur reproduit cette pensée dans la Maxime 291. (Voyez la note de cette Maxime).

CCXVIII.

L'hypocrisie est un hommage que le vice rend à la vertu.

'Plutarque, Des Délais de la Justice divine, SS 22, 23. 2 Maximes 223 et 298

gratitude embrasse à elle seule tous les vices, et c'est un mot heureux que celui-ci de la Rochefoucauld: « L'orgueil ne veut pas devoir, et l'a«mour-propre ne veut pas payer.» (Maxime 228.) Mais vouloir faire entrer dans la reconnaissance les mêmes vices qui entrent dans l'ingratitude, c'est une contradiction évidente, et que rien ne peut ni excuser ni expliquer, à moins qu'on ne dise encore avec la Rochefoucauld: « Nos actions sont <«< comme des bouts-rimés que chacun fait rappor<< ter à ce qu'il lui plaît. »

. Qui! comme celui des assassins de César, qui | l'accorde; elle n'est donc point inspirée par l'inse prosternaient à ses pieds pour l'égorger plus sû- térêt, mais par l'amour. Cette vérité honore le rement. Cette pensée, pour être brillante, n'en cœur humain, mais elle n'excuse pas les ingrats, est pas plus juste. Dira-t-on jamais d'un filou qui quoiqu'elle puisse expliquer bien des ingratitudes; prend la livrée d'une maison pour faire son coup car la reconnaissance n'est pas seulement un senplus commodément, qu'il rend hommage au maî-timent, elle est aussi un devoir. Alors ce n'est tre de la maison qu'il vole? Non couvrir sa mé- | plus l'affaire du cœur, c'est celle de la vertu. L'inchanceté du dangereux manteau de l'hypocrisie, ce n'est point honorer la vertu, c'est l'outrager en profanant ses enseignes; c'est ajouter la lâcheté et la fourberie à tous les autres vices; c'est se fermer pour jamais tout retour vers la probité'. » Telle est la réponse foudroyante de J. J. Rousseau à cette Maxime. Mais il lui est arrivé ce qui arrive presque toujours aux adversaires de la Rochefoucauld: pendant qu'on l'attaque d'un côté, il s'échappe de l'autre. En effet, J. J. Rousseau semble n'avoir pas embrassé la pensée tout entière. Lorsque le vice imite la vertu, ce ne peut être que par intérêt : or, imiter la vertu par intérêt, c'est prouver que la vertu est bonne; et prouver que la vertu est bonne, c'est lui rendre hommage. Sous ce rapport, la pensée de la Rochefoucauld est juste; et il semble que Vauvenargues n'ait fait que la traduire lorsqu'il a dit : « L'utilité de la vertu est si manifeste, que les méchants la pratiquent par intérêt. »

ССХХІІІ.

Il est de la reconnaissance comme de la bonne foi des marehands: elle entretient le commerce; et nous ne payons pas parce qu'il est juste de nous acquitter, mais pour trouver plus facilement des gens qui nous prétent.

Cette comparaison avilissante tend à faire confondre deux choses absolument opposées, l'intérêt pécuniaire, qui est purement matériel, avec une affection de l'âme qui est purement morale. L'intérêt et la vanité, qui parfois sont les mobiles de nos actions, ne le deviennent jamais de nos sentiments. S'ils l'étaient, les plus grandes reconnaissances devraient naître des plus grands bienfaits. Il n'en va pas ainsi. Le cœur ne calcule point, mais il sait démêler les bienfaits du cœur d'avec ceux qui prennent leur source dans la vanité; il aime tout ce qui encourage à la vertu, et tout ce qui la récompense. Tel soldat, au champ d'honneur, a reçu avec transport une simple épaulette, qui plus tard reçoit avec indifférence le bâton de maréchal. L'épaulette avait été accordée à son mérite, le bâton de maréchal au besoin qu'on avait de ses talents, ou à d'autres motifs politiques. La reconnaissance ne s'attache donc point a la valeur du bienfait, mais au sentiment qui

'J J. Rousseau, Réponse au roi de Pologne.

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CCXXXVII.

Nul ne mérite d'être loué de sa bonté, s'il n'a pas la force d'être méchant. Toute autre bonté n'est le plus souvent qu'une paresse ou une impuissance de la volonté.

En opposant le mot méchant au mot bonté, l'auteur a sacrifié la vérité de la pensée à l'élégance de la phrase. La dernière partie de la Maxime donne le véritable sens de la première. On ne peut l'entendre qu'ainsi : Nul ne mérite d'être loué de sa bonté s'il n'a la force d'être juste; ou, en d'autres termes, la pitié envers les méchants est une cruauté envers les gens de bien '. Il est facile de reconnaître que la Maxime de la Rochefoucauld est encore une critique du caractère d'Anne d'Autriche.

CCXXXVIII.

Il n'est pas si dangereux de faire du mal à la plupart des hommes, que de leur faire trop de bien.

Après avoir établi que nous ne sommes vertueux que par intérêt, l'auteur veut établir qu'il est dans notre intérêt de ne pas l'être. L'enchaînement du système révèle le sens de cette pensée; c'est un prétexte pour suivre le vice, c'est une maxime encourageante pour le crime, et qui semble lui promettre même du repos. Ainsi donc vous trouvez le crime moins dangereux que la vertu, voilà vos principes; ainsi donc il est dans notre intérêt de faire le mal, voilà votre morale. Sans doute le sage qui consacre sa vie au bonheur des hommes, en peut recevoir des outrages; mais celui qui les frappe et les écrase, pensez-vous qu'il soit hors de leur atteinte? Si l'un est persécuté, l'autre est toujours puni. L'histoire est là pour attester qu'aucun homme n'a jamais triomphé impunément des dou'Bernardin de Saint-Pierre, Études de la Nature.

leurs des hommes. Vous dites, sans doute, que cette punition est souvent tardive : qu'importe, pourvu que justice soit faite? « Qu'un méchant, «< dit Plutarque, soit puni de son forfait trente ans « après qu'il l'a commis, est autant comme s'il « étoit gehenné ou pendu sur l'heure de vêpres, et « non pas dès le matin '. » Mais je vais plus loin. S'il est vrai que la victime soit toujours plus heureuse que les persécuteurs, que deviennent vos principes? et ici je ne demande d'autre juge que vous-même; vous prononcerez dans votre propre cause; et c'est une cause où le méchant se condamne; car, dit encore Plutarque : « Il n'y a homme « de si bas cœur qui n'aimât mieux être Thémisto« cle tout banni, que non pas Léobates, celui qui <«<le fit bannir; et Cicéron, qui fut déchassé, que << non pas Clodius qui le chassa; ou Timothée, qui « fut contraint d'abandonner son pays, qu'Aristophon son accusateur; ou Socrate mourant, qu'A<«< nitus qui le fit mourir 2. » Il est donc moins dangereux de faire du bien aux hommes que de leur faire du mal. L'histoire l'atteste, la conscience l'atteste, et toutes deux parlent comme l'Écriture: « La méchanceté ne sauvera point celui qui est << méchant 3. >>

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CCXLVII.

La fidélité qui paraît en la plupart des hommes, n'est qu'une invention de l'amour-propre pour attirer la confiance; c'est un moyen de nous élever au-dessus des autres, et de nous rendre dépositaires des choses les plus importantes.

Avec une semblable idée de la fidélité, comment la Rochefoucauld a-t-il pu se plaindre de l'ingratitude d'Anne d'Autriche? Cette reine ne pouvait-elle pas lui dire : Vous avez été fidèle à mes intérêts, mais c'était une invention de votre amour-propre pour attirer ma confiance, que je ne puis vous donner; en un mot, je ne dois aucune reconnaissance à une fidélité dont j'ai été le but et non l'objet ? Qu'aurait-il pu répondre? Payer l'amourpropre par l'ingratitude, c'est l'estimer à sa juste valeur qui adopte les principes doit en supporter les conséquences; ce sont les fruits de l'arbre, ne le secouez pas si vous craignez leur amertume. Heureusement qu'il est toujours auprès des vices que la Rochefoucauld décrit, une vertu qu'il oublie. La fidélité n'est point une invention de l'amour-propre, elle est une condition de l'honneur. Dans le monde, on n'excuse l'infidélité que chez les amants; et quand l'amour est fidèle on en fait une vertu. Pour être juste, l'auteur devait dire : La fidélité qui paraît en la plupart des courtisans,

Plutarque, Des Délais de la Justice divine.

2 Plutarque, Du Bannissement.

* Ecclésiast., chap. XIV.

et non en la plupart des hommes. Quand on a eu le malheur de vivre à la cour, on peut avoir acquis le droit de juger les courtisans, mais non celui de calomnier le genre humain.

CCLI.

Il y a des personnes à qui les défauts siéent bien, et d'autres qui sont disgraciées avec leurs bonnes qualités.

Répétition des Maximes 90, 155 et 273. Ainsi, dans un des ouvrages les plus courts de notre langue, la même pensée se retrouve quatre fois. CCLIII.

L'intérêt met en œuvre toutes sortes de vertus et de vices.

Répétition de la Maxime 187.

CCLVII.

La gravité est un mystère du corps, inventé pour cacher les défauts de l'esprit.

Il ne peut être question ici que de la gravité affectée. On sait que le duc de la Rochefoucauld voulut avoir sur cette Maxime l'avis de deux personnes d'un caractère bien différent, le grand Arnauld et Ninon de Lenclos; Arnauld approuva la Maxime, Ninon la condamna. Il est malheureux qu'on ne nous ait pas conservé les raisons qui durent appuyer ces deux jugements contraires.

CCLVIII.

Le bon goût vient plus du jugement que de l'esprit.

Pour montrer combien cette Maxime est incomplète, il faut établir les principes.

Il y a deux espèces de goût bien distincts, le goût fondé sur le jugement de l'esprit, et le goût fondé sur le jugement du cœur : l'un est intelligence, l'autre sentiment; l'un s'éclaire par l'étude, l'autre est inspiré par la nature : leur réunion peut seule composer le goût parfait. Ces deux espèces de goût sont distribuées avec une grande inégalité: celui qui vient du cœur et qui s'exerce sur les beautés morales appartient à tous les hommes; et, à cet égard, on ne peut trop admirer la suprême sagesse qui a répandu, avec tant de profusion, les facultés nécessaires à notre existence, et qui ne s'est montrée avare que des talents inutiles à notre bonheur. Ainsi, dans tout ce qui tient au sentiment et à la vertu, notre goût est éclairé par la nature c'est l'âme qui juge alors, et tous les hommes ont reçu assez de sensibilité pour reconnaître ce qui leur est bon, et pour en porter un jugement. Il n'en est pas de même du goût qui vient de l'intelligence, et qui s'exerce sur les œuvres de l'esprit. Celui-là est plus rare : il n'a été donné qu'à un petit nombre d'hommes, parce qu'il n'était pas utile à tous. C'est un juge qui analyse

les plaisirs, qui y ajoute ou qui en retranche; c'est un choix plus ou moins délicat, ce n'est jamais une inspiration. Lorsque dans une immense assemblée le vieil Horace prononce le fameux Qu'il mourút! l'amour de la patrie qui pénètre le cœur de ce malheureux père est compris de la multitude, qui prononce le même jugement parce qu'elle a ressenti la même émotion. Mais quelle différence dans ce qui tient au goût de l'esprit! A la première représentation du Misanthrope, au moment où Oronte consulte Alceste sur ces vers,

Belle Philis, on désespère

Alors qu'on espère toujours!

les applaudissements s'élevèrent de toutes les parties de la salle, et le public trouva charmant le sonnet que Molière lui présentait comme un modèle de ridicule. La foule ne se serait pas méprise ainsi sur des beautés morales ou héroïques. L'âme de Corneille pouvait élever l'âme de ses auditeurs : elle était sûre d'y trouver des sentiments que son génie savait réveiller; mais il fallait plus de temps à Molière pour éclairer l'intelligence du public, former son goût, instruire son esprit. Il résulte des principes que nous avons établis, que les jugements du cœur et ceux de l'esprit n'étant que les conséquences des impressions reçues, ils seront d'autant plus profonds que l'un aura plus de sensibilité, et l'autre plus de lumière.

Cette division entre le goût qui vient de la sensibilité et le goût qui vient de l'intelligence, jette une grande lumière sur les divers jugements que nous portons des mêmes choses aux divers âges de la vie. Dans la jeunesse, on prend facilement l'exagération pour de la grandeur, l'affectation pour de l'esprit, la hauteur pour de la noblesse. C'est ainsi qu'on préfère d'abord Sénèque à Cicéron, Lucain à Virgile, Ovide à Horace, parce que l'ex

périence et l'étude peuvent seules nous apprendre à connaître l'opposition qui règne entre ces prétendues beautés et la nature. Aussi voit-on nos jugements changer à mesure que le goût de l'intelligence se perfectionne. Alors on rentre dans la vérité.

J'étais pour Ovide à vingt ans,
Je suis pour Horace à quarante,

a dit un poëte; et en parlant ainsi il faisait l'histoire complète du goût.

Revenant donc à la Maxime de la Rochefoucauld, nous conclurons de nos observations, que le goût parfait ne vient pas plus du jugement que de l'esprit, mais qu'il naît de la réunion d'un bon esprit et d'un bon cœur.

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L'éducation que l'on donne d'ordinaire aux jeunes gens est un second amour-propre qu'on leur inspire.

C'est par l'amour-propre qu'on excite l'émulation, et l'émulation du premier âge fait l'ambition de toute la vie. Vous me répétez sans cesse : Sois le premier; vous m'excitez à devenir dominateur, envieux et jaloux; vous éveillez les passions, puis vous vous étonnez de leur ouvrage! Quel fruit prétendiez-vous donc recueillir d'une éducation dont le mobile est un vice, si ce n'est le vice ou même le crime, les succès de quelques-uns et le malheur de tous? Telles sont les conclusions rigoureuses d'une Maxime dont il faut savoir gré à l'auteur, car elle a inspiré de belles pages à J. J. Rousseau; et Bernardin de Saint-Pierre aurait pu la prendre pour épigraphe de l'excellent traité d'éducation qui termine les Études de la Nature.

CCLXII.

Il n'y a point de passion où l'amour de soi-même règne si puissamment que dans l'amour; et on est toujours plus disposé à sacrifier le repos de ce qu'on aime, qu'à perdre le sien.

Comme si l'on pouvait sacrifier le repos de ce qu'on aime sans perdre le sien? Remarquez que l'amour de soi n'est ici que l'égoïsme. Helvétius et les philosophes du dix-huitième siècle ne l'ont l'origine de nos sentiments, c'était avilir l'homme; pas autrement entendu. Ils savaient bien qu'avilir et comme la Rochefoucauld, leur maître, ils espéraient nous dérober la vérité à la faveur d'une définition incomplète. Il est donc indispensable de remonter à la source des passions humaines, afin de décider si notre nature est bonne ou mauvaise, c'est-à-dire si l'amour de soi doit être confondu avec l'égoïsme, et si l'homme est un être méprisable ou divin.

L'amour de soi existe dans tous les hommes, mais il se partage en deux sentiments divers qu'il est important de bien distinguer : l'un nous dirige vers les choses physiques, l'autre vers les choses morales. C'est le double flambeau de notre double nature. Nous donnons au premier le nom d'inté

se charger des chaînes d'un forçat pour le sauver du désespoir, il reçoit un contentement au-dessus de ce qu'il donne; dans ce sens, il est vrai de dire qu'il travaille à son bonheur en songeant à celui d'un autre; c'est donc son intérêt qu'il suit; intérêt vertueux qui entre dans les sentiments qui nous portent vers le ciel!

Ainsi l'amour de soi se divise en deux intérêts : de l'un vient notre faiblesse, de l'autre vient notre force; l'un est un faux calcul de l'esprit, l'autre est une sublime inspiration de l'âme; et, comme nous donnons au premier le nom d'égoïsme, nous donnerons au second le nom de sagesse. Pris dans ce dernier sens, l'amour de soi devient un sentiment que la conscience éclaire et qui produit la vertu; et pour tout résoudre par un exemple, voyez ce que l'intérêt physique fit de Tibère et de Cromwell, voyez ce que l'intérêt moral fit de Socrate et de Fénélon.

rét physique, parce qu'il est le moteur de toutes les actions qui n'ont d'autre but que le bien-être matériel; intérêt trompeur qui nous persuade trop souvent que le mal peut produire le bien. La débauche, les friponneries, la lâcheté, ce qui amuse les sens, ce qui sauve le corps aux dépens de la vertu, sont les objets de cette passion. Si quelquefois elle inspire de bonnes actions, c'est qu'elle espère recevoir plus qu'elle ne donne; se montrer bienfaisant, généreux, magnanime, pour acquérir des richesses ou de la considération, c'est calculer, c'est opérer des échanges: or, comment un pareil commerce pourrait-il constituer la vertu, lorsqu'il ne peut faire un honnête homme qu'autant qu'il y a quelque chose à gagner? Mais il est un intérêt d'un ordre supérieur qui, loin de nuire à la pureté de nos actions, les rend dignes des regards de Dieu; nous lui donnons le nom d'intérêt moral, | parce que, négligeant tous les biens matériels, il ne s'attache qu'à ceux de l'âme; et il ne faut pas Cette distinction peut jeter un grand jour nonle considérer comme l'ennemi du corps, il n'est seulement sur le livre de la Rochefoucauld, mais que l'ennemi des excès. Être vertueux, c'est donc encore sur ceux d'Helvétius et de ses disciples. Si agir dans notre véritable intérêt, c'est s'aimer soi- tout nous semble vil dans l'homme des philosomême, mais d'un amour dont les effets se répan- phes, c'est qu'ils ont confondu, à dessein, ces dent avec bienveillance autour de nous. Car, il faut deux sortes d'intérêt, ou, pour mieux dire, c'est le remarquer, toutes les actions qui sont dans no- qu'ils ont présenté l'intérêt physique comme le tre intérêt moral sont en même temps dans l'in- mobile de toutes nos actions, quoiqu'il ne soit que térêt du genre humain, tandis que toutes les la source de nos vices. Quant à la Maxime qui a actions qui sont dans notre intérêt physique se servi de texte à ces réflexions, elle reçoit naturelconcentrent dans un égoïsme fatal aux autres hom-lement l'application de nos principes. Celui qui est mes et à nous-même. Mourir comme Socrate, plus disposé à sacrifier le repos de ce qu'il aime c'est agir dans l'intérêt moral; vivre comme Any-qu'à perdre le sien, n'aime pas même sa maîtresse tus, c'est agir dans l'intérêt physique : l'un nous avilit, l'autre nous élève : l'un ne s'étend pas au delà des choses de la terre, l'autre va chercher sa récompense jusque dans le ciel; et cependant il est vrai de dire que chacun rapporte tout à soi, mais avec cette différence que le centre de l'intérêt physique, c'est le moi matériel, et que le centre de l'intérêt moral, c'est l'humanité tout entière.

Les effets de ces deux intérêts ne sont pas moins opposés que leurs passions. L'intérêt physique est purement sensuel : celui qui s'y abandonne sacrifie tout à lui, et ses sacrifices le laissent dans une volupté insatiable et mécontente: ne pouvant sortir de ses vices, il marche ainsi vers la mort, à qui il voudrait en vain ne présenter qu'une vile poussière. L'intérêt moral, au contraire, est purement intellectuel; il sacrifie tout aux autres, et de ses plus grands sacrifices naissent ses plus douces jouissances. Que Vincent de Paul semble s'oublier soi-même en prodiguant ses biens et ses jours aux malheureux, qu'il pousse l'abnégation jusqu'à

comme il devrait aimer son prochain; et si l'on veut appeler cela de l'amour, il ne faut pas au moins en chercher la source dans l'intérêt moral.

En terminant, nous remarquerons que la Maxime de la Rochefoucauld a été mise en vers par Corneille, dans la troisième scène du premier acte de Bérénice; et, sans examiner si de pareilles idées sont bien à leur place dans une tragédie, nous mettrons sous les yeux du lecteur ce passage vraiment singulier :

DOMITIEN.

Je trouve peu de jour à croire qu'elle m'aime,
Quand elle ne regarde et n'aime que soi-même.

ALBIN..

Seigneur, s'il m'est permis de parler librement,
Dans toute la nature aime-t-on autrement?
L'amour-propre est la source en nous de tous les autres;
C'en est le sentiment qui forme tous les nôtres :
Lui seul allume, éteint ou change nos désirs,
Les objets de nos vœux le sont de nos plaisirs.
Vous-même qui brûlez d'une ardeur si fidèle,
Aimez-vous Domitie ou vos plaisirs en elle?

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