naissance à l'ingratitude, que plus tard tout le monde put le reconnaître dans cette autre Maxime de son livre « Plus on aime une maîtresse, plus << on est près de la haïr'. » Enfin, la haine lui inspira des offenses qui auraient pu le déshonorer, s'il eût eu moins de trouble, et que sans doute il ne se pardonna jamais. « Si l'on juge de l'amour << par la plupart de ses effets, il ressemble plus à «< la haine qu'à l'amitié. » C'est encore une de ses Maximes dont on peut trouver le commentaire dans sa propre conduite. Au reste, ses mauvais procédés eurent un résultat auquel il était loin de s'attendre madame de Longueville en éprouva toute l'amertume, mais ils lui firent sentir la honte de sa chute. Alors d'un objet de scandale elle devint un exemple merveilleux de repentir et de vertu 3. CCCLXVII. Il y a peu d'honnêtes femmes qui ne soient lasses de leur métier. Pour ne pas se lasser de la vertu, il doit suffire aux femmes de voir quel est le métier de celles qui en manquent. CCCLXXXIX. Ce qui nous rend la vanité des autres insupportable, c'est qu'elle blesse la nôtre. Répétition de la Maxime 34. CCCXC On renonce plus aisément à son intérêt qu'à son goût. Cela veut dire que l'on renonce plus facilement à sa fortune qu'à sa paresse et à ses habitudes. Préférence qu'on peut dire heureuse! si le goût ne prévalait pas, on se heurterait plus rudement encore sur le chemin de l'ambition. CCCXCVIII. De tous nos défauts, celui dont nous demeurons le plus aisément d'accord, c'est de la paresse: nous nous persuadons qu'elle tient à toutes les vertus paisibles, et que sans détruire entièrement les autres, elle en suspend seulement les fonctions. La paresse est la plus terrible ennemie de la vertu, elle l'est de toutes les grandes choses, et c'est ce que la Rochefoucauld a très-bien développé dans la Maxime 266. CCCCIV. Il semble que la nature ait caché dans le fond de notre esprit des talents et une habileté que nous ne connaissons pas : les passions seules ont le droit de les mettre au jour et de nous I Maxime 111. ? Maxime 72. 3 Mémoires de madame de Motteville, tome IV, page 342. donner quelquefois des vues plus certaines et plus achevées que l'art ne saurait faire. L'auteur a exprimé la même pensée d'une manière beaucoup plus concise dans les Maximes 344 et 380; mais pour les bien comprendre il faut les rapprocher. CCCCVIII. Le plus dangereux ridicule des vieilles personnes qui ont été aimables, c'est d'oublier qu'elles ne le sont plus. Aimable ne peut avoir ici le sens qu'on lui donne généralement, car on ne cesse pas d'avoir de l'esprit. Il faut donc l'entendre seulement des agréments passagers qui font qu'on nous aime; et il est bien vrai que rien n'est plus ridicule que les prétentions qui survivent à ces agréments lorsqu'elles ne sont point accompagnées d'un mérite solide la beauté est si fugitive, que les femmes vieillissent toutes préoccupées de l'admiration qu'on leur prodigue, et que déjà le temps a changée en dégoût. Voltaire a donné au mot aimable, dans la stance suivante, le même sens que lui donne ici la Rochefoucauld: On meurt deux fois, je le vois bien : CCCCXIII. On ne plaît pas longtemps, quand on n'a qu'une sorte d'esprit. Selon Segrais, cette Maxime est une critique de Racine et de Boileau, qui, dédaignant le train ordinaire de la conversation dans le monde, parlaient incessamment de littérature. Cependant il est permis de révoquer en doute cette anecdote, du moins quant à Racine, qui disait à ses fils : « Cor<< neille fait des vers cent fois plus beaux que les « miens, et cependant personne ne le regarde, on « ne les aime que dans la bouche de ses acteurs; « au lieu que sans fatiguer les gens du monde du «< récit de mes ouvrages, dont je ne leur parle jaI mais, je me contente de leur tenir des propos << amusants, et de les entretenir de choses qui «<leur plaisent. Mon talent, avec eux, n'est pas de « leur faire sentir que j'ai de l'esprit, mais de leur apprendre qu'ils en ont 1. » CCCCXXVI. La grâce de la nouveauté et la longue habitude, quelque opposées qu'elles soient, nous empêchent également de sentir les défauts de nos amis. La Bruyère a généralisé cette pensée en l'expri'Mémoires sur la vie de Jean Racine. mant ainsi : « Deux choses toutes contraires nous « préviennent également, l'habitude et la nou« veauté. » CCCCXXXV. La fortune et l'humeur gouvernent le monde. Plutarque, dans le Traité de la Fortune, avait répondu d'avance à cette accusation : « Comment, dit-il, n'y a-t-il donc point de justice ès affaires « du monde, ni d'équité, ni de tempérance, ni de « modestie? et a-ce été de fortune et par fortune << qu'Aristide a mieux aimé demeurer en sa pau« vreté, combien qu'il fût en sa puissance se faire « seigneur de beaucoup de bien, et que Scipion, « ayant pris de force Carthage, ne toucha ni ne « vit oncques rien de tout le pillage? » Ces objections sont de véritables réfutations, et il serait inutile d'y rien ajouter, si la pensée de la Rochefoucauld, appliquée à l'ensemble de l'univers, n'échappait au raisonnement de Plutarque. L'auteur prétendait-il lui donner un sens aussi étendu? je ne le crois pas, car il a écrit de l'homme et rien que de l'homme. C'est dans la société qu'il l'observe, et jamais dans la solitude, qui nous rapproche de Dieu. D'ailleurs, il suffit de montrer les résultats de la pensée ainsi entendue, pour absoudre la Rochefoucauld. En effet, attribuer à la fortune les événements dont on ne comprend pas les causes, c'est se faire un dieu de son ignorance; et cependant ceux qui veulent donner le gouvernement du monde au hasard se gardent bien de lui laisser gouverner leur maison, leur femme et leurs enfants. Les insensés! ils voient qu'une petite famille ne pourrait subsister un an sans une grande prudence, et ils enseignent que le monde, pris dans son ensemble, a pu subsister cinq mille ans sans le pouvoir d'une volonté éclairée! Ce serait done faire injure à la Rochefoucauld, que de placer dans son livre la réfutation d'un système que sa vie, sa mort et ses ouvrages mêmes désavouent. Mais on peut au moins lui faire l'application d'une de ses Maximes : « Il n'y a guère d'homme assez habile pour connaître tout le mal qu'il fait. (Maxime 269). ССССХХХУІ. Il est plus aisé de connaitre l'homme en général que de connaitre un homme en particulier. Le livre des Maximes est une réfutation de cette pensée; l'auteur y montre la prétention de peindre l'homme en général, et ne peut sortir des exceptions. Pour savoir quelque chose de l'homme, il ne suffit pas de peindre le monde et de s'étudier soi-même, comme le fait souvent la Rochefoucauld avec beaucoup de sagacité; il faut encore comprendre quelle est notre mission sur la terre, et pour la comprendre, cette mission, il faut considérer l'humanité tout entière. Les peuples ne sont que les membres de ce grand tout que nous appelons le genre humain : et c'est en étudiant le but du genre humain qu'on apprendra celui de chaque homme en particulier; on saura si sa mission est la reconnaissance et l'amour, si le désir du bonheur, que rien ne peut satisfaire, lui a été donné en vain, et si tout ce qu'il y a de grand dans sa pensée, de sublime dans son cœur, doit s'évanouir à jamais avec la poussière de son corps. CCCCXXXVII. On ne doit pas juger du mérite d'un homme par ses grandes qualités, mais par l'usage qu'il en sait faire. Cette Maxime, que l'on peut appliquer au cardinal de Retz, condamne également le duc de la Rochefoucauld. Tous deux eurent de grandes qualités, et tous deux en firent un mauvais usage. La même pensée est reproduite dans la Maxime 159. CCCCXXXIX. Nous ne désirerions guère de choses avec ardeur, si nous connaissions parfaitement ce que nous désirons. << Si tu connaissais en quoi consiste le bien de la « vie, disait Léonidas à Xerxès, tu ne convoiterais << pas ce qui est à autrui. » Il semble que nous ne sachions pas souhaiter ce qui pourrait nous rendre heureux, et c'est une chose remarquable que notre bonheur vient rarement de l'accomplissement de nos désirs; c'est que nous désirons d'après les passions qui nous aveuglent, et que le bonheur ne nous est donné que par la sagesse qui nous éclaire. CCCCXLVII. La bienséance est la moindre de toutes les lois, et la plus suivie. « Un vieillard désirant voir l'ébattement des jeux olympiques, ne pouvoit trouver place à s'asseoir, et passant par devant beaucoup de lieux, on se gaudissoit et se moquoit de lui, sans que personne le voulût recevoir, jusque là qu'il arriva à l'endroit où étoient les Lacédémoniens assis, là où tous les enfants et beaucoup d'hommes se levèrent au-devant de lui, et lui cédèrent leur place. Toute l'assemblée des Grecs remarqua bientôt cette honnête façon de faire, et avec battement de mains déclarèrent qu'ils la louoient grandement. Adonc le pauvre vieillard, Croulant sa tête et sa bârbe chenue Cet exemple prouve assez que la bienséance tient aux mœurs et fait partie de la morale: c'est le savoir-vivre, c'est la décence, c'est le respect des autres et de soi, c'est enfin le respect des choses divines; car il ne faut pas la confondre avec le bien dire, elle est le bien faire. Un baladin ne saurait l'enseigner, l'éducation de l'âme la donne, et il n'est peut-être pas un signe extérieur, non-seulement de bienséance, mais encore de simple politesse, qui n'ait son principe moral éloigné. On ne dira donc point, avec l'auteur, que la bienséance est la moindre de toutes les lois, puisqu'elle ressort de la vertu, et qu'on ne peut la méconnaître sans entrer dans la carrière du vice. Nous l'avons vu disparaître aux jours sanglants de la terreur; et ce qui donne à cette époque un caractère unique dans l'histoire, ce n'est pas qu'il y ait eu des bourreaux, mais que ces bourreaux aient pris plaisir à se montrer sous les formes les plus abjectes. C'est un spectacle digne des méditations du législateur, que celui d'un peuple entier, civilisé et sans bienséance. Aujourd'hui même le sentiment des bienséances s'est altéré parmi nous. Chez les peuples anciens, il était réglé par la vertu ; chez nos pères, par les délicatesses de l'honneur. Mais nos révolutions successives ont affaibli ce dernier mobile, et changé le caractère de la nation : elle ne tend plus qu'au pouvoir; et l'ambition qui s'y propage efface tout et remplace tout. CCCCLII. Il n'y a point d'homme qui se croie, en chacune de ses qualités, au-dessous de l'homme du monde qu'il estime le plus. La Rochefoucauld était doué du plus rare mérite, et cependant je ne pense pas qu'il se soit jamais cru l'égal de Bossuet en éloquence, de Richelieu en politique, de l'Hospital en vertu, et du grand Condé dans l'art funeste de la guerre. Que s'il a pu le croire, au moins lui a-t-il fallu reconnaître qu'il n'avait pas su donner de l'éclat à ces grandes qualités, ce qui le plaçait dès lors au-dessous de ceux dont il s'estimait l'égal; car, pour me servir d'une de ses expressions, ce n'est pas assez d'avoir de grandes qualités, il en faut avoir l'économie. (Maxime 159). CCCCLXI. La vieillesse est un tyran qui défend, sur peine de la vie, tous les plaisirs de la jeunesse. Plutarque, Apophthegmes des Lacédémoniens, § LXIX. L'auteur ne mettait-il au nombre des plaisirs que les vices qui abusent la jeunesse ? Cette Maxime semble le faire entendre, car la vieillesse, qu'il appelle un tyran, n'enlève guère que cette sorte de plaisirs-là. Elle ne dérobe ni la confiance en Dieu, ni les jouissances de l'étude, ni la joie de faire le bien, ni le bonheur d'aimer ses amis, sa famille, sa patrie! Sans doute elle affaiblit le corps, mais l'âme nous reste; et pour être surchargés d'années, nous ne cessons ni d'aimer, ni d'être aimés. Les délices de la jeunesse ne sont-elles pas dans l'amour de notre père, comme les délices de la vieillesse sont dans l'amour de nos enfants? voilà les véritables plaisirs, et ils appartiennent à tous les âges. Ah! si Dieu n'avait pas mêlé l'amour aux choses de la terre, quel être le remercierait de lui avoir donné la vie? CCCCLXVIII. Il y a des méchantes qualités qui font de grands talents. Répétition des Maximes 90 et 354. CCCCLXX. Toutes nos qualités sont incertaines et douteuses, en bien comme en mal; et elles sont presque toutes à la merci des occasions. Cette pensée est moins tranchante que la 177*, dont cependant elle n'est qu'une modification. (l ́oy. la note.) CCCCLXXI. Dans les premières passions, les femmes aiment l'amant; et dans les autres, elles aiment l'amour. La pensée serait plus juste en la renversant ainsi : Dans les premières passions, les femmes aiment l'amour; dans les autres, elles aiment l'amant. CCCCLXXIV. Il y a peu de femmes dont le mérite dure plus que la beauté. Je me représente l'auteur de cette Maxime, tantôt se rappelant l'ambition de madame de Chevreuse, la légèreté de Ninon, et surtout l'inconstance de madame de Longueville; tantôt environné des la Fayette, des Sévigné, des Scudéry, et de cette aimable madame de Coulanges qui donna tant de charmes à la vieillesse. Alors je me demande : La Rochefoucauld a-t-il voulu se venger des premières, ou offrir aux secondes une marque de son estime? CCCCLXXIX. Il n'y a que les personnes qui ont de la fermeté qui puissent avoir une véritable douceur; celles qui paraissent douces n'ont d'ordinaire que de la faiblesse, qui se convertit aisément en aigreur. Il est une autre espèce de douceur que Vauvenar Quelque méchants que soient les hommes, ils n'oseraient paraitre ennemis de la vertu; et lorsqu'ils la veulent persécuter, ils feignent de croire qu'elle est fausse, ou ils lui supposent des crimes. Cette observation appuie celle de Plutarque, qui S'efforcer de prouver qu'un vice est le principe compare la timidité des jeunes gens à une plante de nos plus belles actions, n'est-ce pas aussi fein- inutile, mais dont la présence décèle toujours un dre de croire que la vertu est fausse, et la persé- bon terrain. Le vieux Caton disait aussi qu'il fallait cuter? Tel est cependant le système de la Roche-préférer les jeunes gens qui rougissaient à ceux qui foucauld; sa condamnation est dans cette Maxime; mais on se demande en vain dans quel but il l'a écrite. Veut-il faire entendre que son livre n'est qu'un jeu brillant de son esprit, ou prétend-il renverser, par son exemple, sa théorie de vanité et d'amour-propre, en nous démontrant qu'il peut, avec la même indifférence, faire la critique de son ouvrage et la satire du cœur humain? Quoi qu'il en soit, il est au moins permis de conclure de cette Maxime, beaucoup à des l'auteur ne tenait pas que opinions qu'il traitait avec tant de mépris. CCCXCI. L'extrême avarice se méprend presque toujours; il n'y a point de passion qui s'éloigne plus souvent de son but, ni sur qui le présent ait tant de pouvoir, au préjudice de l'avenir. Tous les vices se méprennent ainsi, tous s'éloignent de leur but, qui est le bien-être matériel, et c'est une chose qui devrait être dite au moins une fois dans chaque livre: rien ne nous est défendu que ce qui fait notre malheur : l'intempérance et l'incontinence, parce qu'elles ruinent notre santé ; la colère et l'orgueil, parce qu'ils aveuglent notre raison; l'avarice, parce qu'elle contraint d'acquérir et défend de jouir; la paresse, parce qu'elle enfante la misère; et l'irréligion, parce qu'elle nous laisse sans appui et sans vertu. ССССХСІІ. L'avarice produit souvent des effets contraires: il y a un nombre infini de gens qui sacrifient tout leur bien à des espérances douteuses éloignées; d'autres méprisent de grands avantages à venir pour de petits intérêts présents. L'auteur confond ici l'avidité, la cupidité et l'avarice, passions qui ont peut-être une source commune, mais dont les effets sont bien différents. L'homme avide est presque toujours pressé de posséder, et souvent il sacrifie de grands avantages à venir à de petits intérêts présents: le cupide, au contraire, méprise les avantages présents pour grandes espérances dans l'avenir; tous deux veulent posséder et jouir. Mais l'avare possède et ne jouit de pâlissaient; les uns ne témoignant que la crainte d'être blâmés, tandis que dans les autres on voyait la crainte d'être convaincus. CCCCXCVII. Il ne sert de rien d'être jeune sans être belle, ni d'être belle sans être jeune. Maxime trop générale. La jeunesse tient souvent lieu de beauté, et l'exemple de Ninon prouve que la beauté peut quelquefois tenir lieu de jeunesse. DI. L'amour, tout agréable qu'il est, plait encore plus par les manières dont il se montre, que par lui-même. Cette Maxime renferme dans un tour délicat une pensée fine, spirituelle et galante, mais elle fait voir aussi que la Rochefoucauld ne connut jamais le véritable amour; et, pour me servir de ses propres expressions, son esprit en eut la connaissance, mais elle ne passa jamais jusqu'à son cœur 1. Au reste, cet aveu lui est échappé plusieurs fois, puisqu'on lit dans les Mémoires de Segrais : « La Rochefoucauld disait avoir vu l'amour dans les romans, mais ne l'avoir jamais éprouvé 2. » DIV. Après avoir parlé de la fausseté de tant de vertus apparentes. il est raisonnable de dire quelque chose de la fausseté du mépris de la mort. J'entends parler de ce mépris de la mort que les païens se vantent de tirer de leurs propres forces, sans l'espérance d'une meilleure vie. Il y a différence entre souffrir la mort constamment et la mépriser. Le premier est assez ordinaire; mais je crois que l'autre n'est jamais sincère. On a écrit néanmoins tout ce qui peut le plus persuader que la mort n'est point un mal; et les hommes les plus faibles, aussi bien que les héros, ont donné mille exemples célèbres pour établir cette opinion. Cependant je doute que personne de bon sens l'ait jamais cru; et la peine que l'on prend pour le persuader aux autres et à soi-même fait assez voir que cette entreprise n'est pas aisée. On peut avoir divers sujets de dégoût dans la vie; mais on n'a jamais raison de mépriser la mort. Ceux mêmes qui se la donnent volontairement ne la complent pas pour si peu de chose, et ils s'en étonnent, et la rejettent comme les autres, lorsqu'elle vient à eux par une autre voie que celle qu'ils ont choisie. L'inégalité que l'on remarque dans le courage d'un nombre infini de vaillants hommes vient de ce que la mort se découvre différemment à leur imagination, et y parait plus présente en un temps qu'en un autre. Ainsi il arrive qu'après avoir méprisé ce qu'ils ne connaissent pas, ils craignent enfin ce qu'ils connaissent. Il faut éviter de l'envisager avec toutes ses circonstances, si on ne veut pas croire qu'elle soit le plus grand de tous les maux. Les plus habiles et les plus braves sont ceux qui prennent de plus honnêtes prétextes pour s'empêcher de la considérer; mais tout homme qui la sait voir telle qu'elle est, trouve que c'est une chose épouvantable. La nécessité de mourir faisait toute la constance des philosophes. Ils croyaient qu'il fallait aller de bonne grace où l'on ne saurait s'empêcher d'aller; et ne pouvant éterniser leur vie, il n'y avait rien qu'ils ne fissent pour éterniser leur réputation, et sauver du naufrage ce qui en peut être garanti. Contentons-nous, pour faire bonne mine, de ne nous pas dire à nous-mêmes tout ce que nous en pensons, et espérons plus de notre tempérament que de ces faibles raisonnements, qui nous font croire que nous pouvons approcher de la mort avec indifférence. La gloire de mourir avec fermeté, l'espérance d'être regretté, le désir de laisser une belle réputation, l'assurance d'être affranchi des misères de la vie, et de ne dépendre plus des caprices de la fortune, sont des remèdes qu'on ne doit pas rejeter. Mais on ne doit pas croire aussi qu'ils soient infaillibles. Ils font, pour nous assurer, ce qu'une simple haie fait souvent à la guerre, pour assurer ceux qui doivent approcher d'un lieu d'où l'on tire. Quand on en est éloigné, on s'imagine qu'elle peut mettre à couvert; mais quand on en est proche, on trouve que c'est un faible secours. C'est nous flatter, de croire que la mort nous paraisse de près ce que nous en avons jugé de loin, et que nos sentiments, qui ne sont que faiblesse, soient d'une trempe assez forte pour ne point souffrir d'atteinte par la plus rude de toutes les épreuves. C'est aussi mal connaitre les effets de l'amour-propre, que de penser qu'il puisse nous aider à compter pour rien ce qui le doit nécessairement détruire; et la raison, dans laquelle on croit trouver tant de ressources, est trop faible en cette rencontre pour nous persuader ce que nous voulons. C'est elle au contraire qui nous trahit le plus souvent, et qui, au lieu de nous inspirer le mépris de la mort, sert à nous découvrir ce qu'elle a d'affreux et de terrible. Tout ce qu'elle peut faire pour nous est de nous conseiller d'en détourner les yeux, pour les arrêter sur d'autres objets. Caton et Brutus en choisirent d'illustres. Un laquais se contenta, il y a quelque temps, de danser sur l'échafaud où il allait étre roué. Ainsi, bien que les motifs soient différents, ils produisent les mêmes effets: de sorte qu'il est vrai que, quelque disproportion qu'il y ait entre les grands hommes et les gens du commun, on a vu mille fois les uns et les autres recevoir la mort d'un même visage, mais c'a toujours été avec cette différence que, dans le mépris que les grands hommes font paraître pour la mort, c'est l'amour de la gloire qui leur en ôte la vue; et dans les gens du commun, ce n'est qu'un effet de leur peu de lumières qui les empêche de connaître la grandeur de leur mal, et leur Jaisse la liberté de penser à autre chose. c'est l'influence du tempérament 1, c'est l'œuvre des organes 2; que s'il est de beaux dévouements, de hautes vertus, on n'arrive jusque-là qu'autant qu'on est conduit par le vice 3. En un mot, nous n'agissons que par intérêt; or, il est dans notre intérêt d'être méchant, parce qu'il y a moins de danger à faire du mal qu'à faire trop de bien *: voilà l'homme tel que l'a fait l'auteur des Maximes! Et si un tel homme existe, doit-on s'étonner de le voir effrayé de sa dernière heure? La peur est la conséquence des actions, comme la maxime est la conséquence du système. En effet, l'écrivain qui s'est efforcé d'anéantir la vertu devait nous considérer comme des êtres stupides que la nature pousse d'une main dédaigneuse vers la mort, chose épouvantable! Mais, pour la représenter ainsi, songez à tout ce qu'il a fait, et voyez tout ce qu'il va faire. Ce n'est pas dans la vérité qu'il raisonne, c'est dans l'erreur; il l'établit pour en étayer sa doctrine, il dit : Je considère la mort comme les païens, sans l'espérance d'une meilleure vie. Ainsi, caché sous le manteau de quelques anciens sophistes, et se croyant en sûreté, il se hâte de tout dire la honte de l'athéisme ne retombera pas sur sa tête. Dès lors ce qui n'était qu'une supposition devient un principe, sur lequel repose non la doctrine des anciens, mais la sienne. Il ne présente pas l'homme à la mort, il le présente au néant, et il s'étonne de ses cris d'effroi! Dans cette extrémité il le montre la rougeur sur le front, le blasphème à la bouche, s'attachant même à ses douleurs; et, semblable au Satan de Milton, préférant les tourments de l'enfer à l'horreur de n'être pas. Ainsi ce n'est pas la terreur de la mort qui fait le sujet de cette dernière Maxime, c'est la terreur du néant : et cette terreur, loin d'être une cruauté de la nature, est un de ses plus grands bienfaits. La Rochefoucauld l'avait donc entendue aussi, cette voix secrète de sa conscience qui lui révélait son immortalité! « Être des êtres! Dieu créateur de mon intelli« gence, qui vous conçoit! serait-il vrai que la vie « fût un présent si funeste? elle est, je l'avoue, un mélange de joie et de misère, de travail et de << repos, et vous nous y avez attachés par un dou<< ble lien, l'amour du plaisir et la crainte de la dou<«<leur! Je reconnais que cette barrière posée par « vos puissantes mains était nécessaire pour nous << arrêter quelques moments dans cette vallée de << larmes ! Sans elle. nous nous serions précipités « vers vous pour jouir de votre gloire et de vos bienfaits; car, attendu que je suis capable de |