alors on verra une correspondance parfaite entre ces choses; car toutes ces grandeurs sont divisibles à l'infini, sans tomber dans leurs indivisibles, de sorte qu'elles tiennent toutes le milieu entre l'infini et le néant. Voilà l'admirable rapport que la nature a mis entre ces choses et les deux merveilleuses infinités qu'elle a proposées aux hommes, non pas à concevoir, mais à admirer; et pour en finir la considération par une dernière remarque, j'ajouterai que ces deux infinis, quoique infiniment différents, sont néanmoins relatifs l'un à l'autre de telle sorte, que la connaissance de l'un mène nécessairement à la connaissance de l'autre. Car dans les nombres, de ce qu'ils peuvent toujours être augmentés, il s'ensuit absolument qu'ils peuvent toujours être diminués, et cela est clair; car si l'on peut multiplier un nombre jusqu'à cent mille, par exemple, on peut aussi en prendre une cent millième partie, en le divisant par le même nombre qu'on le multiplie; et ainsi tout terme d'augmentation deviendra terme de division en changeant l'entier en fraction. De sorte que l'augmentation infinie enferme nécessairement aussi la division infinie. Et dans l'espace, le même rapport se voit entre ces deux infinis contraires, c'est-à-dire que, de ce qu'un espace peut être infiniment prolongé, il s'ensuit qu'il peut être infiniment diminué, comme il paraît en cet exemple: si on regarde au travers d'un verre un vaisseau qui s'éloigne toujours directement, il est clair que le lieu du corps diaphane où l'on remarque un point tel qu'on voudra du navire haussera toujours par un flux continuel, à mesure que le vaisseau fuit. Donc, si la course du vaisseau est toujours allongée et jusqu'à l'infini, ce point haussera continuellement; et cependant il n'arrivera jamais à celui où tombera le rayon horizontal mené de l'œil au verre, de sorte qu'il en approchera toujours sans y arriver jamais, divisant sans cesse l'espace qui restera sur ce point horizontal, sans y arriver jamais. D'où l'on voit la conséquence nécessaire qui se tire de l'infinité de l'étendue du cours du vaisseau à la division infinie et infiniment petite de ce petit espace restant au-dessous de ce point horizontal. Ceux qui ne seront pas satisfaits de ces raisons, et qui demeureront dans la croyance que l'espace n'est pas divisible à l'infini, ne peuvent rien prétendre aux démonstrations géométriques; et quoiqu'ils puissent être éclairés en d'autres choses, ils le seront fort peu en celles-ci; car on peut aisément être très-habile homme et mauvais géomètre. Mais ceux qui verront clairement ces vérités pourront admirer la grandeur et la puissance de la nature dans cette double infinité qui nous environne de toutes parts, et apprendre, par cette considération merveilleuse, à se connaître eux-mêmes, en se regardant placés entre une infinité et un néant d'étendue, entre une infinité et un néant de nombre, entre une infinité et un néant de mouvement, entre une infinité et un néant de temps. Sur quoi on peut apprendre à s'estimer son juste prix, et former des réflexions très-importantes qui valent mieux que tout le reste de la géométrie même. J'ai cru être obligé de faire cette longue considération en faveur de ceux qui, ne comprenant pas d'abord cette double infinité, sont capables d'en être persuadés; et, quoiqu'il y en ait plusieurs qui aient assez de lumière pour s'en passer, il peut néanmoins arriver que ce discours, qui sera nécessaire aux uns, ne sera pas entièrement inutile aux autres. ARTICLE III. De l'art de persuader. L'art de persuader a un rapport nécessaire à la manière dont les hommes consentent à ce qu'on leur propose, et aux conditions des choses qu'on veut faire croire. Personne n'ignore qu'il y a deux entrées par où les opinions s'insinuent dans l'âme, qui sont ces deux principales puissances : l'entendement et la volonté. La plus naturelle est celle de l'entendement; car on ne devrait jamais consentir qu'aux vérités démontrées : mais la plus ordinaire, quoique contre la nature, est celle de la volonté; car tout ce qu'il y a d'hommes sont presque toujours emportés à croire, non pas par la preuve, mais par l'agrément. Cette voie est basse, indigne et étrangère : aussi tout le monde la désavoue. Chacun fait profession de ne croire et même de n'aimer que ce qu'il sait le mériter. Je ne parle pas ici des vérités divines, que je n'aurais garde de faire tomber sous l'art de persuader; car elles sont infiniment au-dessus de la nature; Dieu seul peut les mettre dans l'âme, et par la manière qu'il lui plaît. Je sais qu'il a voulu qu'elles entrent du cœur dans l'esprit, et non pas de l'esprit dans le cœur, pour humilier cette superbe puissance du raisonne ment, qui prétend devoir être juge des choses Voilà pour ce qui regarde les puissances qui nous portent à consentir. Mais pour les qualités des choses que nous de En quoi il paraît que Dieu a établi cet ordre surnaturel, et tout contraire à l'ordre qui devait être naturel aux hommes dans les choses naturelles. Ils ont néanmoins corrompu cet ordre, en faisant des choses profanes ce qu'ils devaient faire des choses saintes, parce qu'en effèt nous ne croyons presque que ce qui nous plaît. Et de là vient l'éloignement où nous sommes de consentir aux vérités de la religion chrétienne, tout opposée à nos plaisirs. Dites-nous des choses agréables, et nous vous écouterons, disaient les Juifs à Moïse; comme si l'agrément devait régler la croyance! Et c'est pour punir ce désordre par un ordre qui lui est conforme, que Dieu ne verse ses lumières dans les esprits qu'après avoir dompté la rébellion de la volonté par une douceur toute céleste, qui la charme et qui l'entraîne. Je ne parle donc que des vérités de notre portée; et c'est d'elles que je dis que l'esprit et le cœur sont comme les portes par où elles sont reçues dans l'âme; mais que bien peu entrent par l'esprit, au lieu qu'elles y sont introduites en foule par les caprices téméraires de la volonté, sans le conseil du raisonnement. Ces puissances ont chacune leurs principes et les premiers moteurs de leurs actions. Ceux de l'esprit sont des vérités naturelles et connues à tout le monde, comme que le tout est plus grand que sa partie, outre plusieurs axiomes particuliers, que les uns reçoivent, et non pas d'autres; mais qui, dès qu'ils sont admis, sont aussi puissants, quoique faux, pour emporter la croyance, que les plus véritables. Ceux de la volonté sont de certains désirs naturels et communs à tous les hommes, comme · le désir d'être heureux, que personne ne peut ne pas avoir, outre plusieurs objets particuliers que chacun suit pour y arriver, et qui, ayant la force de nous plaire, sont aussi forts, quoique pernicieux en effet, pour faire agir la volonté, que s'ils faisaient son véritable bonheur. Les unes se tirent, par une conséquence nécessaire, des principes communs et des vérités avouées. Celles-là peuvent être infailliblement persuadées; car, en montrant le rapport qu'elles ont avec les principes accordés, il y a une nécessité inévitable de convaincre ; et il est impossible qu'elles ne soient pas reçues dans l'âme dès qu'on a pu les enrôler à ces vérités déjà admises. Il y en a qui ont une liaison étroite avec les objets de notre satisfaction; et celles-là sont encore reçues avec certitude. Car aussitôt qu'on fait apercevoir à l'âme qu'une chose peut la conduire à ce qu'elle aime souverainement, il est inévitable qu'elle ne s'y porte avec joie. Mais celles qui ont cette liaison tout ensemble, et avec les vérités avouées, et avec les désirs du cœur, sont si sûres de leur effet, qu'il n'y a rien qui le soit davantage dans la nature; comme, au contraire, ce qui n'a de rapport ni à nos croyances, ni à nos plaisirs, nous est importun, faux, et absolument étranger. En toutes ces rencontres il n'y a point à douter. Mais il y en a où les choses qu'on veut faire croire sont bien établies sur des vérités connues, mais qui sont en même temps contraires aux plaisirs qui nous touchent le plus. Et celles-là sont en grand péril de faire voir, par une expérience qui n'est que trop ordinaire, ce que je disais au commencement, que cette âme impérieuse, qui se vantait de n'agir que par raison, suit, par un choix honteux et téméraire, ce qu'une volonté corrompue désire, quelque résistance que l'esprit trop éclairé puisse y opposer. C'est alors qu'il se fait un balancement douteux entre la vérité et la volupté, et que la connaissance de l'une et le sentiment de l'autre font un combat dont le succès est bien incertain, puisqu'il faudrait, pour en juger, connaître tout ce qui se passe dans le plus intérieur de l'homme, que l'homme même ne connaît presque jamais. Il paraît de là que, quoi que ce soit qu'on veuille persuader, il faut avoir égard à la personne à qui on en veut, dont il faut connaître l'esprit et le cœur, quels principes il accorde, quelles choses il aime; et ensuite remarquer dans la chose dont il s'agit quel rapport elle a avec les principes avoués ou avec les objets censés délicieux, par les charmes qu'on leur attribue. De sorte que l'art de persuader consiste autant en celui d'agréer qu'en celui de convaincre, tant les hommes se gouvernent plus par caprices que par raison ! Or, de ces deux méthodes, l'une de convaincre, l'autre d'agréer, je ne donnerai ici les règles que de la première; et encore au cas qu'on ait accordé les principes, et qu'on demeure ferme à les avouer : autrement je ne sais s'il y aurait un art pour accommoder les preuves à l'inconstance de nos caprices. La manière d'agréer est bien, sans comparaison, plus difficile, plus subtile, plus utile et plus admirable; aussi si je n'en traite pas, c'est parce que je n'en suis pas capable; et je m'y sens tellement disproportionné, que je crois pour moi la chose absolument impossible. Ce n'est pas que je croie qu'il n'y ait des règles aussi sûres pour plaire que pour démontrer; et que celui qui les saurait parfaitement connaître et pratiquer ne réussît aussi sûrement à se faire aimer des rois et de toutes sortes de personnes, qu'à démontrer les éléments de la géométrie à ceux qui ont assez d'imagination pour en comprendre les hypothèses. Mais j'estime, et c'est peut-être ma faiblesse qui me le fait croire, qu'il est impossible d'y arriver. Au moins je sais que, si quelqu'un en est capable, ce sont des personnes que je connais, et qu'aucun autre n'a sur cela de si claires et de si abondantes lumières. La raison de cette extrême difficulté vient de ce que les principes du plaisir ne sont pas fermes et stables. Ils sont divers en tous les hommes, et variables dans chaque particulier, avec une telle diversité, qu'il n'y a point d'homme plus différent d'un autre que de soi-même, dans les divers temps. Un homme a d'autres plaisirs qu'une femme; un riche et un pauvre en ont de différents; un prince, un homme de guerre, un marchand, un bourgeois, un paysan, les vieux, les jeunes, les sains, les malades, tous varient; les moindres accidents les changent. Or, il y a un art, et c'est celui que je donne, pour faire voir la liaison des vérités avec leurs principes, soit de vrai, soit de plaisir, pourvu que les principes qu'on a une fois avoués demeurent fermes, et sans être jamais démentis. Mais comme il y a peu de principes de cette sorte, et que, hors de la géométrie, qui ne considère que des figures très-simples, il n'y a presque point de vérités dont nous demeurions tou jours d'accord, et encore moins d'objets de plaisirs dont nous ne changions à toute heure, je ne sais s'il y a moyen de donner des règles fermes pour accorder les discours à l'inconstance de nos caprices. Cet art, que j'appelle l'art de persuader, et qui n'est proprement que la conduite des preuves méthodiques et parfaites, consiste en trois parties essentielles : à expliquer les termes dont on doit se servir par des définitions claires; à proposer des principes ou axiomes évidents, pour prouver les choses dont il s'agit; et à substituer toujours mentalement dans la démonstration les définitions à la place des définis. La raison de cette méthode est évidente, puisqu'il serait inutile de proposer ce qu'on veut prouver, et d'en entreprendre la démonstration, si on n'avait auparavant défini clairement tous les termes qui ne sont pas intelligibles; qu'il faut de même que la démonstration soit précédée de la demande des principes évidents qui y sont nécessaires; car, si l'on n'assure le fondement, on ne peut assurer l'édifice; et qu'il faut enfin, en démontrant, substituer mentalement les définitions à la place des définis, puisque autrement on pourrait abuser des divers sens qui se rencontrent dans les termes. Il est facile de voir qu'en observant cette méthode on est sûr de convaincre, puisque les termes étant tous entendus et parfaitement exempts d'équivoques par les définitions, et les principes étant accordés, si, dans la démonstration, on substitue toujours mentalement les définitions à la place des définis, la force invincible des conséquences ne peut manquer d'avoir tout son effet. Aussi jamais une démonstration dans laquelle ces circonstances sont gardées n'a pu recevoir le moindre doute; et jamais celles où elles manquent ne peuvent avoir de force. Il importe donc bien de les comprendre et de les posséder; et c'est pourquoi, pour rendre la chose plus facile et plus présente, je les donnerai toutes en peu de règles, qui enferment tout ce qui est nécessaire pour la perfection des definitions, des axiomes et des démonstrations, et par conséquent de la méthode entière des preuves géométriques de l'art de persuader. Règles pour les définitions. I. N'entreprendre de définir aucune des choses tellement connues d'elles-mêmes, qu'on n'ait point de termes plus clairs pour les expliquer. II. N'omettre aucun des termes un peu obs- | c'est pourquoi je les reprendrai ici en particucurs ou équivoques sans définition. III. N'employer dans la définition des termes que des mots parfaitement connus, ou déjà expliqués. Règles pour les axiomes. I. N'omettre aucun des principes nécessaires sans avoir demandé si on l'accorde, quelque clair et évident qu'il puisse être. II. Ne demander, en axiomes, que des choses parfaitement évidentes d'elles-mêmes. Règles pour les démonstrations. I. N'entreprendre de démontrer aucune des choses qui sont tellement évidentes d'ellesmêmes, qu'on n'ait rien de plus clair pour les prouver. II. Prouver toutes les propositions un peu obscures, et n'employer à leur preuve que des axiomes très-évidents, ou des propositions déjà accordées ou démontrées. III. Substituer toujours mentalement les définitions à la place des définis, pour ne pas se tromper par l'équivoque des termes que les définitions ont restreints. Voilà les huit règles qui contiennent tous les préceptes des preuves solides et immuables, desquelles il y en a trois qui ne sont pas absolument nécessaires, et qu'on peut négliger sans erreur, qu'il est même difficile et comme impossible d'observer toujours exactement, quoiqu'il soit plus parfait de le faire autant qu'on peut : ce sont les trois premières de chacune des parties. Pour les définitions. Ne définir aucun des termes qui sont parfaitement connus. lier. Règles nécessaires pour les définitions. N'omettre aucun des termes un peu obscurs ou équivoques sans définition. N'employer dans les définitions que des termes parfaitement connus ou déjà expliqués. Règle nécessaire pour les axiomes. Ne demander, en axiômes que des choses parfaitement évidentes. Règles nécessaires pour les démonstrations. I. Prouver toutes les propositions, en n'employant à leur preuve que des axiomes très-évidents d'eux-mêmes, ou des propositions déjà démontrées ou accordées. II. N'abuser jamais de l'équivoque des termes, en manquant de substituer mentalement les définitions qui les restreignent et les expliquent. Telles sont les cinq règles qui forment tout ce qu'il y a de nécessaire pour rendre les preuves convaincantes, immuables, et, pour tout dire, géométriques; et les huit règles ensemble les rendent encore plus parfaites. Voilà en quoi consiste cet art de persuader, qui se renferme dans ces deux principes : définir tous les noms qu'on impose; prouver tout, en substituant mentalement les définitions à la place des définis. Sur quoi il me semble à propos de prévenir trois objections principales qu'on pourra faire. L'une, que cette méthode n'a rien de nouveau; l'autre, qu'elle est bien facile à apprendre; sans qu'il soit nécessaire, pour cela, d'étudier les élé Pour les axiomes. N'omettre à demander aucun des axiomes parfaitement évidents et sim-ments de géométrie, puisqu'elle consiste en ces ples. Pour les démonstrations. Ne démontrer aucune des choses très-connues d'elles-mêmes. Car il est sans doute que ce n'est pas une grande faute de définir et d'expliquer bien clairement des choses, quoique très-claires d'elles-mêmes; ni d'omettre à demander par avance des axiomes qui ne peuvent être refusés au lieu où ils sont nécessaires ; ni enfin de prouver des propositions qu'on accorderait sans preuve. Mais les cinq autres règles sont d'une nécessité absolue; et on ne peut s'en dispenser sans un défaut essentiel, et souvent sans erreur : deux mots, qu'on sait à la première lecture; et enfin qu'elle est assez inutile, puisque son usage est presque renfermé dans les seules matières géométriques. Il faut donc faire voir qu'il n'y a rien de si inconnu, rien de plus difficile à pratiquer, et rien de plus utile et de plus universel. Pour la première objection, qui est que ces règles sont connues dans le monde, qu'il faut tout définir et tout prouver, et que les logiciens mêmes les ont mises entre les préceptes de leur art', je voudrais que la chose fût véritable, et I Voyez la Logique de Port-Royal, part. IV, c. 3. qu'elle fût si connue, que je n'eusse pas eu la | souvent qu'on le lui fera désavouer sur l'heure, et qu'on le tirera bien loin de cette pensée meilleure qu'il ne croyait, pour le jeter dans une autre toute basse et ridicule. Il faut donc sonder comme cette pensée est logée en son auteur; comment, par où, jusqu'où il la possède : autrement le jugement sera précipité. peine de rechercher avec tant de soin la source de tous les défauts des raisonnements qui sont véritablement communs. Mais cela l'est si peu, que, si l'on en excepte les seuls géomètres, en si petit nombre chez tous les peuples et dans tous les temps, on ne voit personne qui le sache en effet. Il sera aisé de le faire entendre à ceux qui auront parfaitement compris le peu que j'en ai dit; s'ils ne l'ont pas conçu parfaitement, j'avoue qu'ils n'auront rien à y apprendre. Mais s'ils sont entrés dans l'esprit de ces règles, et qu'elles aient assez fait d'impression pour s'y enraciner et s'y affermir, ils sentiront combien il y a de différence entre ce qui est dit ici et ce que quelques logiciens en ont peut-être écrit d'approchant au hasard, en quelques lieux de leurs ouvrages. Ceux qui ont l'esprit de discernement savent combien il y a de différence entre deux mots semblables, selon les lieux et les circonstances qui les accompagnent. Croira-t-on, en vérité, que deux personnes qui ont lu et appris par cœur le même livre le sachent également, si l'un le comprend en sorte qu'il en sache tous les principes, la force des conséquences, les réponses aux objections qu'on peut y faire, et toute l'économie de l'ouvrage; au lieu qu'en l'autre ce soient des paroles mortes et des semences qui, quoique pareilles à celles qui ont produit des arbres si fertiles, sont demeurées sèches et infructueuses dans l'esprit stérile qui les a reçues en vain? Tous ceux qui disent les mêmes choses ne les possèdent pas de la même sorte; et c'est pourquoi l'incomparable auteur de l'ART DE CONFÉRER s'arrête avec tant de soin à faire entendre qu'il ne faut pas juger de la capacité d'un homme par l'excellence d'un bon mot qu'on lui entend dire: mais au lieu d'étendre l'admiration d'un bon discours à la personne, qu'on pénètre, dit-il, l'esprit d'où il sort; qu'on tente s'il le tient de sa mémoire ou d'un heureux hasard; qu'on le reçoive avec froideur et avec mépris, afin de voir s'il ressentira qu'on ne donne pas à ce qu'il dit l'estime que son prix mérite; on verra le plus Montaigne. Voyez ses Essais, Liv. III, ch. 8, qui a pour titre: De l'art de conférer. On pourrait être étonné que Pascal donne ici l'épithète d'incomparable à ce philosophe, en voyant ailleurs qu'il lui reconnaît de grands défauts; mais dans ses réflexions sur Épictète et Montaigne, où il montre les défauts de ce dernier, il lui donne encore la même épithète, et fait voir dans quel sens il l'entend. Voyez ci-après, part. I, art. XI, § 5. (Note de l'édit. de 1787.) Je voudrais demander à des personnes équitables si ce principe, la matière est dans une incapacité naturelle invincible de penser; et celuici, je pense, donc je suis, sont en effet les mêmes dans l'esprit de Descartes et dans l'esprit de saint Augustin, qui a dit la même chose douze cents ans auparavant. En vérité, je suis bien éloigné de dire que Descartes n'en soit pas le véritable auteur, quand il ne l'aurait appris que dans la lecture de ce grand saint: car je sais combien il y a de différence entre écrire un mot à l'aventure, sans y faire une réflexion plus longue et plus étendue, et apercevoir dans ce mot une suite admirable de conséquences, qui prouvent la distinction des natures matérielle et spirituelle, pour en faire un principe ferme et soutenu d'une métaphysique entière, comme Descartes a prétendu faire. Car, sans examiner s'il a réussi efficacement dans sa prétention, je suppose qu'il l'ait fait; et c'est dans cette supposition que je dis que ce mot est aussi différent dans ses écrits, d'avec le même mot dans les autres qui l'ont dit en passant, qu'un homme plein de vie et de force d'avec un homme mort. Tel dira une chose de soi-même, sans en comprendre l'excellence, où un autre comprendra une suite merveilleuse de conséquences qui nous font dire hardiment que ce n'est plus le même mot, et qu'il ne le doit non plus à celui d'où il l'a appris, qu'un arbre admirable n'appartiendra pas à celui qui en aurait jeté la semence, sans y penser et sans la connaître, dans une terre abondante qui en aurait profité de la sorte par sa propre fertilité. Les mêmes pensées poussent quelquefois tout autrement dans un autre que dans leur auteur: infertiles dans leur champ naturel, abondantes étant transplantées. Mais il arrive bien plus souvent qu'un bon esprit fait produire lui-même à ses propres pensées tout le fruit dont elles sont capables, et qu'ensuite quelques autres, les ayant ouï estimer, les empruntent et s'en parent, mais sans en connaître l'excellence; et c'est alors que la différence d'un même mot, en diverses bouches, paraît le plus. |