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du public, si tout ce qui est sorti de la plume d'un | écrivain si distingué n'avait pas un intérêt particulier, et si l'on n'avait pas cherché à suppléer ce qui lui manque.

C'est là le principal objet des notes que j'ai ajoutées à celles de ce traducteur, et par lesquelles j'ai remplacé les notes de Coste, qui n'éclaircissent presque jamais les questions qu'on y discute. Je les ai puisées en grande partie dans les différentes sources que je viens d'indiquer, ainsi que dans le commentaire de Casaubon, et dans les observations de plusieurs autres savants qui se sont occupés de cet ouvrage. J'ai fait usage aussi de l'élégante traduction de M. Levesque, qui a paru en 1782 dans la collection des Moralistes anciens; des passages imités ou traduits par M. Barthélemy dans son Voyage du jeune Anacharsis; et de la traduction allemande commencée par M. Hottinger de Zurich, dont je regrette de ne pas avoir pu attendre la publication complète, ainsi que celle des papiers de Fonteyn qui se trouvent entre les mains de l'illustre helléniste Wyttenbach.

J'avais espéré que les onze manuscrits de la bibliothèque nationale me fourniraient les moyens d'expliquer ou de corriger quelques passages que les notes de tant de savants commentateurs n'ont pas encore suffisamment éclaircis. Mais, excepté la confirmation de quelques corrections déjà proposées et la découverte de quelques scolies peu importantes, l'examen que j'en ai fait n'a servi qu'à m'apprendre qu'aucune de ces copies ne contient rien de plus que les quinze premiers chapitres de l'ouvrage, et qu'ils s'y trouvent avec toutes leurs difficultés et leurs lacunes.

J'ai observé que, dans les trois plus anciens de ces manuscrits, ces Caractères se trouvent immédiatement après un morceau inédit de Syrianus sur l'ouvrage d'Hermogène de Formis orationis. On sait que la seconde partie de cet ouvrage traite de la manière dont on doit peindre les mœurs et les caractères, et qu'elle contient beaucoup d'exemples tirés des meilleurs auteurs de l'antiquité, mais qui ne sont ordinairement que des fragments trèscourts et sans liaison. A la fin du Commentaire assez obscur dont je viens de parler, et que le savant et célèbre conservateur des manuscrits grecs de la bibliothèque nationale, M. la Porte du Theil, a eu la bonté d'examiner avec moi, l'auteur parait annoncer qu'il va donner des exemples plus étendus que ceux d'Hermogène, en publiant à la suite de ce morceau les Caractères entiers qui sont venus à sa connaissance. Cet indice sur la manière dont cette partie de l'ouvrage nous a été trans

mise explique pourquoi on la trouve si souvent, dans les manuscrits, sans la suite, et toujours avec les mêmes imperfections.

Étant ainsi frustré de l'espoir d'expliquer ou de restituer les passages difficiles ou altérés, par le secours des manuscrits, j'ai tâché de les éclaircir par de nouvelles recherches sur la langue et sur la philosophie de Théophraste, sur l'histoire et sur les antiquités.

J'ose dire que ces recherches m'ont mis à même de lever une assez grande partie des difficultés qu'on trouvait dans cet ouvrage, et de m'apercevoir que plusieurs passages qu'on croyait suffisamment entendus admettent une explication plus précise que celle dont on s'était contenté jusqu'à présent.

Outre les matériaux rassemblés par les commentateurs plus anciens et par moi-même, M. Visconti, dont l'érudition, la sagacité, et la précision critique qu'il a su porter dans la science des antiquités, sont si connues et si distinguées, a eu la bonté de me fournir quelques notes précieuses sur les passages parallèles et sur les monuments qui peuvent éclaircir des traits de ces Caractères.

Pour mieux faire connaître le mérite et l'esprit particulier de l'ouvrage de Théophraste, j'ai joint aux Caractères tracés par lui quelques autres morceaux du même genre, tirés d'auteurs anciens; et j'ai fait précéder le discours de la Bruyère sur ce philosophe d'un aperçu de l'histoire de la morale en Grèce avant lui.

Il eût été assez intéressant de continuer cette collection de Caractères antiques par des traits recueillis dans les orateurs, les historiens, et les poëtes comiques et satiriques d'Athènes et de Rome, et rassemblés en différents tableaux, de manière à former une peinture complète des mœurs de ces villes. Il serait utile aussi de comparer en détail les Caractères tracés par ces auteurs aux différentes époques de la civilisation, sous le double rapport des progrès des mœurs et de ceux de l'art de les peindre. Mais l'objet et la nature de cette édition m'ont prescrit des bornes plus étroites.

Je regrette que l'éloignement ne m'ait pas permis de soumettre à mon père ce premier essai dans une carrière dans laquelle il m'a introduit et où je cherche à marcher sur ses traces. Mais j'ai eu le bonheur de pouvoir communiquer mon travail à plusieurs savants et littérateurs du premier ordre, et surtout à MM. d'Ansse de Villoison, Visconti et Suard, qui ont bien voulu m'aider de leurs conseils et m'honorer de leurs encouragements.

APERÇU

DE

L'HISTOIRE DE LA MORALE EN GRÈCE

AVANT THEOPHRASTE.

Malgré les germes de civilisation que des colonies orientales avaient portés dans la Grèce

à une époque très-reculée, nous trouvons dans l'histoire de ce pays une première période où la vengeance suspendue sur la tête du criminel, le pouvoir arbitraire d'un chef, et l'indignation publique, tenaient lieu de justice et de morale. Dans ce premier âge de la société, au lieu de philosophes moralistes, des guerriers généreux parcourent la Grèce pour atteindre et punir les coupables; des oracles et des devins attachent au crime une flétrissure qui nécessite des expiations religieuses, au défaut desquelles le criminel est menacé de la colère des dieux et proscrit parmi les hommes.

Bientôt des poëtes recueillent les faits héroïques et les événements remarquables, et les

chantent en mêlant à leurs récits des réflexions et des sentences qui deviennent des proverbes et des maximes. Ayant conçu l'idée de donner des formes humaines à ces divinités que les peuples de l'Asie représentaient par des allégories souvent bizarres, ils furent obligés de chercher dans la nature humaine ce qu'elle avait de plus élevé, pour composer leurs tableaux des traits qui commandaient la plus grande admiration.

Leurs brillantes fictions se ressentent des mœurs

d'un siècle à demi barbare; mais elles traçaient du moins à leurs contemporains des modèles de grandeur, et même de vertus, plus parfaits que

la réalité.

Les idées que la tradition avait fournies à ces chantres révérés, ou que leur vive imagination leur avait fait découvrir, furent méditées, réunies, augmentées par des hommes supérieurs, en même temps que tous les membres de la société sentirent le besoin de sortir de cet état d'instabilité, de troubles et de malheurs.

Alors les héros furent remplacés par des législateurs, et les idées religieuses se fixèrent; elles furent enseignées surtout dans ces célèbres mystères fondés par Eumolpe, quelques générations avant la guerre de Troie, auxquels Cicéron' attribue la civilisation de l'Europe, et

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que la Grèce a regardés pendant une si longue suite de siècles comme la plus sacrée de ses institutions. Dans les initiations solennelles d'Éleusis, la morale était présentée avec la sanction imposante de peines et de récompenses dans une vie à venir, dont les notions, d'abord grossières, et même immorales, s'épurèrent peu à peu.

I

Dans cette période, les hommes éclairés jouirent d'une vénération d'autant plus grande, que les lumières étaient plus rares; et les talents extraordinaires plaçaient presque toujours celui qui les possédait à la tête du gouvernement. L'orateur philosophe que je viens de citer observe que parmi les sept sages de la Grèce il n'y eut que Thalès qui ne fut pas le chef de sa république; et cette exception provint de ce que ce philosophe se livra presque exclusivement aux sciences physiques.

Exilé de sa patrie par la tyrannie de Polycrate, Pythagore seul se fraya une carrière différente. et le conseil des chefs des républiques de la granil demeura sans fonctions civiles, mais il fut l'ami de Grèce. En même temps, pour se créer une sphère d'activité plus vaste et plus indépendante, il fonda une école qui embrassait à la fois les sciences physiques et les sciences morales, et une association secrète qui devait réformer peu à peu tous les États de la Grèce, et substituer aux institutions qu'avaient fait naître la violence et les circonstances, des constitutions fondées

sur les véritables bases du contrat social'. Mais

cette association n'acquit jamais une influence prépondérante dans la Grèce proprement dite, et n'y laissa guère d'autres traces que quelques traités de morale qui préparèrent la forme qu'Aristote donna par la suite à cette science.

Tant que les républiques de la Grèce étaient florissantes, leur histoire nous offre des actions et des sentiments sublimes; la morale servait de base à la législation, elle présidait aux séances de l'aréopage, elle dictait des oracles, et conduisait la plume des historiens; ses préceptes étaient gravés sur les hermès, prêchés publiquement par les poëtes dans les chœurs de leurs tragédies, et souvent vengés par les satires politiques de la comédie de ce temps. Mais, excepté le petit nombre d'écrits pythagoriciens dont je viens de parler, et quelques paraboles qui nous ont été conservées par des auteurs postérieurs, nous ne voyons paraître dans cette période aucun ou

De Oratore, III, 34.

* Voyez Meiners, Histoire des sciences dans la Grèce, liv. III; et le Voyage du jeune Anacharsis, chap. 75.

vrage qui traite expressément de la morale. Les | servis à la fois par la mollesse et par la tyrannie

esprits actifs se livraient à la carrière politique, où les appelait la forme démocratique des gouvernements sous lesquels ils vivaient, ou aux arts qui promettaient aussi des récompenses publiques. Les esprits spéculatifs s'occupaient des sciences physiques, premier objet des besoins et de la curiosité de l'homme.

La morale faisait, à la vérité, une partie essentielle de l'éducation qu'on donnait à la jeunesse; mais, dans les écoles, l'étude de cette science était presque entièrement subordonnée à celle de l'éloquence; et cette circonstance contribua beaucoup à en corrompre les principes. On n'y cherchait ordinairement que ce qui pouvait servir à émouvoir les passions et à faire obtenir les suffrages d'une assemblée tumultueuse. Cette perversité fut même érigée en science par ces vains et subtils déclamateurs appelés sophistes.

En même temps les guerres extérieures et civiles, l'inégalité des fortunes, la tyrannie exercée par les républiques puissantes sur les républiques faibles, et, dans l'intérieur des États, la facilité d'abuser d'un pouvoir populaire et mal déterminé, corrompaient sensiblement les mœurs; et les républiques se ressentirent bientôt, par l'altération des anciennes institutions, du changement qui s'était opéré dans les esprits. Mais, à côté des vices et de la corruption, les lumières que donne l'expérience, et l'indignation même qu'inspire le crime, forment souvent des hommes que leurs vertus élèvent non-seulement au-dessus de leur siècle, mais encore au-dessus de la vertu moins éclairée des siècles qui les ont précédés. | Cependant la carrière politique est alors fermée à de tels hommes par la distance même où ils se trouvent du vulgaire, et par la répugnance que leur inspirent l'intrigue et les vils moyens qu'il faudrait employer pour s'élever aux places et pour s'y maintenir. S'ils sont portés, par cet instinct sublime qui attache notre bonheur à celui de nos semblables, vers une activité généreuse, ils ne peuvent s'y livrer qu'en signalant les méchants, en distinguant ce qui reste de citoyens vertueux, en s'entourant de l'espoir de la génération future, et en combattant ses corrupteurs.

Tels furent la situation et les sentiments de Socrate, lorsqu'il résolut de faire descendre, selon le beau mot de Cicéron, la philosophie du ciel sur la terre, et qu'il s'érigea, pour ainsi dire, en censeur public de ses concitoyens, as

Il combattit les pervers par les armes du ridicule, et s'attacha les vertueux en enflammant dans leur sein le sentiment de la moralité. Mais il chercha vainement à ramener sa patrie à un ordre de choses dont les bases avaient été détruites, et il périt victime de sa noble entreprise.

Bientôt Philippe et Alexandre reléguèrent presque entièrement dans les écoles et dans les livres les sentiments qui autrefois avaient formé des citoyens et des héros. Le philosophe qui voulait suivre les traces de Socrate était condamné au rôle de Diogène; Platon et Aristote enseignèrent dans l'intérieur de l'Académie et du Lycée; Zénon trouva peu de disciples parmi ses contemporains; et la morale d'Epicure, fondée sur la seule sensibilité physique, fut le résultat naturel de cette révolution, et l'expression fidèle de l'esprit du siècle qui la suivit.

Le temps des vertus privées et celui des observations fines et délicates, des systèmes et des fictions morales, avaient succédé aux siecles des vertus publiques, des grands hommes et des actions sublimes.

Les différents degrés du passage à ce nouvel ordre de choses sont marqués par les aimables ouvrages de Xénophon, qui écrivit comme Socrate avait parlé; par les dialogues spirituels de Platon, qui plaça les beautés morales dans des espaces imaginaires et dans des pays fictifs; par la doctrine lumineuse d'Aristote, entre les mains duquel la morale devint une science d'observation; et par les élégantes satires de Théophraste, dont l'entreprise a pu être renouvelée du temps de Louis XIV.

DISCOURS DE LA BRUYÈRE

SUR

THEOPHRASTE.

Je n'estime pas que l'homme soit capable de former dans son esprit un projet plus vain et plus chimérique, que de prétendre, en écrivant de quelque art ou de quelque science que ce soit, échapper à toute sorte de critique et enlever les suffrages de tous ses lecteurs.

Car, sans m'étendre sur la différence des esprits des hommes, aussi prodigieuse en eux que celle de leurs visages, qui fait goûter aux uns les choses de

vrage de morale? les uns cherchent des définitions, des divisions, des tables, et de la méthode : ils veulent qu'on leur explique ce que c'est que la vertu en général, et cette vertu en particulier; quelle différence se trouve entre la valeur, la force, et la magnani

spéculation, et aux autres celles de pratique; qui fait que quelques-uns cherchent dans les livres à exercer leur imagination, quelques autres à former leur jugement; qu'entre ceux qui lisent, ceux-ci aiment à être forcés par la démonstration, et ceuxlà veulent entendre délicatement, ou former des rai-mité; les vices extrêmes par le défaut ou par l'excès sonnements et des conjectures; je me renferme seulement dans cette science qui décrit les mœurs, qui examine les hommes, et qui développe leurs caractères; et j'ose dire que sur les ouvrages qui traitent de choses qui les touchent de si près, et où il ne s'agit que d'eux-mêmes, ils sont encore extrêmement difficiles à contenter.

Quelques savants ne goûtent que les apophthegmes des anciens, et les exemples tirés des Romains, des Grecs, des Perses, des Égyptiens; l'histoire du monde présent leur est insipide: ils ne sont point touchés des hommes qui les environnent et avec qui ils vivent, et ne font nulle attention à leurs mœurs. Les femmes au contraire, les gens de la cour, et tous ceux qui n'ont que beaucoup d'esprit sans érudition, indifférents pour toutes les choses qui les ont précédés, sont avides de celles qui se passent à leurs yeux, et qui sont comme sous leur main: ils les examinent, ils les discernent; ils ne perdent pas de vue les personnes qui les entourent, si charmés des descriptions et des peintures que l'on fait de leurs contemporains, de leurs concitoyens, de ceux enfin qui leur ressemblent, et à qui ils ne croient pas ressembler, que jusque dans la chaire l'on se croit obligé souvent de suspendre l'Évangile pour les prendre par leur faible, et les ramener à leurs devoirs par des choses qui soient de leur goût et de leur portée.

La cour, ou ne connaît pas la ville, ou, par le mépris qu'elle a pour elle, néglige d'en relever le ridicule, et n'est point frappée des images qu'il peut fournir; et si au contraire l'on peint la cour, comme c'est toujours avec les ménagements qui lui sont dus, la ville ne tire pas de cette ébauche de quoi remplir sa curiosité, et se faire une juste idée d'un pays où il faut même avoir vécu pour le connaître.

entre lesquels chaque vertu se trouve placée, et duquel de ces deux extrêmes elle emprunte davantage: toute autre doctrine ne leur plaît pas. Les autres, contents que l'on réduise les mœurs aux passions, et que l'on explique celles-ci par le mouvement du sang, par celui des fibres et des artères, quittent un auteur de tout le reste.

Il s'en trouve d'un troisième ordre qui, persuadés que toute doctrine des mœurs doit tendre à les réformer, à discerner les bonnes d'avec les mauvaises, et à démêler dans les hommes ce qu'il y a de vain, de faible et de ridicule, d'avec ce qu'ils peuvent avoir de bon, de sain et de louable, se plaisent infiniment dans la lecture des livres qui, supposant les principes physiques et moraux rebattus par les anciens et les modernes, se jettent d'abord dans leur application aux mœurs du temps, corrigent les hommes les uns par les autres, par ces images de choses qui leur sont si familières, et dont néanmoins ils ne s'avisaient pas de tirer leur instruction.

Tel est le traité des Caractères des mœurs que nous a laissé Théophraste : il l'a puisé dans les Éthiques et dans les grandes Morales d'Aristote, dont il fut le disciple. Les excellentes définitions que l'on lit au commencement de chaque chapitre sont établies sur les idées et sur les principes de ce grand philosophe, et le fond des caractères qui y sont décrits est pris de la même source. Il est vrai qu'il se les rend propres par l'étendue qu'il leur donne, et par la satire ingénieuse qu'il en tire contre les vices des Grecs, et surtout des Athéniens (1).

Ce livre ne peut guère passer que pour le commencement d'un plus long ouvrage que Théophraste avait entrepris. Le projet de ce philosophe, comme vous le remarquerez dans sa préface, était de traiter de toutes les vertus et de tous les vices. Et comme D'autre part, il est naturel aux hommes de ne il assure lui-même dans cet endroit qu'il commence point convenir de la beauté ou de la délicatesse d'un un si grand dessein à l'âge de quatre-vingt-dixtrait de morale qui les peint, qui les désigne, et où neuf ans, il y a apparence qu'une prompte mort ils se reconnaissent eux-mêmes: ils se tirent d'em-l'empêcha de le conduire à sa perfection (2). J'avoue

barras en le condamnant; et tels n'approuvent la satire que lorsque, commençant à lâcher prise et à s'éloigner de leurs personnes, elle va mordre quelque autre.

Enfin, quelle apparence de pouvoir remplir tous les goûts si différents des hommes par un seul ou

que l'opinion commune a toujours été qu'il avait poussé sa vie au delà de cent ans ; et saint Jérôme, dans une lettre qu'il écrit à Népotien, assure qu'il est mort à cent sept ans accomplis: de sorte que je ne doute point qu'il n'y ait eu une ancienne erreur. ou dans les chiffres grecs qui ont servi de

règle à Diogène Laërce, qui ne le fait vivre que quatre-vingt-quinze années, ou dans les premiers manuscrits qui ont été faits de cet historien, s'il est vrai d'ailleurs que les quatre-vingt-dix-neuf ans que cet auteur se donne dans cette préface se lisent également dans quatre manuscrits de la bibliothèque palatine, où l'on a aussi trouvé les cinq derniers chapitres des Caractères de Théophraste qui manquaient aux anciennes impressions, et où l'on a vu deux titres, l'un du goût qu'on a pour les vicieux, et l'autre du gain sordide, qui sont seuls et dénués de leurs chapitres (3).

Ainsi cet ouvrage n'est peut-être même qu'un simple fragment, mais cependant un reste précieux de l'antiquité, et un monument de la vivacité de l'esprit et du jugement ferme et solide de ce philosophe dans un âge si avancé. En effet, il a toujours été lu comme un chef-d'œuvre dans son genre: il ne se voit rien où le goût attique se fasse mieux remarquer, et où l'élégance grecque éclate davantage; on l'a appelé un livre d'or. Les savants, faisant attention à la diversité des mœurs qui y sont traitées, et à la manière naïve dont tous les caractères y sont exprimés, et la comparant d'ailleurs avec celle du poëte Ménandre, disciple de Théophraste, et qui servit ensuite de modèle à Térence, qu'on a dans nos jours si heureusement imité, ne peuvent s'empêcher de reconnaître dans ce petit ouvrage la première source de tout le comique : je dis de celui qui est épuré des pointes, des obscénités, des équivoques, qui est pris dans la nature, qui fait rire les sages et les vertueux (4).

Mais peut-être que, pour relever le mérite de ce traité des Caractères, et en inspirer la lecture, il ne sera pas inutile de dire quelque chose de celui de leur auteur. Il était d'Erèse, ville de Lesbos, fils d'un foulon il eut pour premier maître dans son pays un certain Leucippe (5), qui était de la même ville que lui; de là il passa à l'école de Platon, et s'arrêta ensuite à celle d'Aristote, où il se distingua entre tous ses disciples. Ce nouveau maître, charmé de la facilité de son esprit et de la douceur de son élocution, lui changea son nom, qui était Tyrtame, en celui d'Euphraste, qui signifie celui qui parle bien; et ce nom ne répondant point assez à la haute estime qu'il avait de la beauté de son génie et de ses expressions, il l'appela Théophraste, c'est-à-dire un homme dont le langage est divin. Et il semble que Cicéron ait entré dans les sentiments de ce philosophe, lorsque, dans le livre qu'il intitule Brutus, ou des Orateurs illustres, il parle ainsi (6): «Qui est plus fécond et plus abondant « que Platon, plus solide et plus ferme qu'Aristote,

« plus agréable et plus doux que Théophraste? » Et dans quelques-unes de ses épîtres à Atticus, on voit que, parlant du même Théophraste, il l'appelle son ami; que la lecture de ses livres lui était familière, et qu'il en faisait ses délices (7).

Aristote disait de lui et de Callisthène (8), un autre de ses disciples, ce que Platon avait dit la première fois d'Aristote même et de Xénocrate (9), que Callisthène était lent à concevoir et avait l'esprit tardif, et que Théophraste, au contraire, l'avait si vif, si perçant, si pénétrant, qu'il comprenait d'abord d'une chose tout ce qui en pouvait être connu; que l'un avait besoin d'éperon pour être excité, et qu'il fallait à l'autre un frein pour le retenir.

Il estimait en celui-ci, sur toutes choses, un caractère de douceur qui régnait également dans ses mœurs et dans son style (10). L'on raconte que les disciples d'Aristote, voyant leur maître avancé en âge et d'une santé fort affaiblie, le prièrent de leur nommer son successeur; que comme il avait deux hommes dans son école sur qui seuls ce choix pouvait tomber, Ménédème (11) le Rhodien et Théophraste d'Érèse, par un esprit de ménagement pour celui qu'il voulait exclure, il se déclara de cette manière. Il feignit, peu de temps après que ses disciples lui eurent fait cette prière, et en leur présence, que le vin dont il faisait un usage ordinaire lui était nuisible, et il se fit apporter des vins de Rhodes et de Lesbos : il goûta de tous les deux, dit qu'ils ne démentaient point leur terroir, et que chacun dans son genre était excellent; que le premier avait de la force, mais que celui de Lesbos avait plus de douceur, et qu'il lui donnait la préférence. Quoi qu'il en soit de ce fait, qu'on lit dans Aulu-Gelle, il est certain que lorsque Aristote, accusé par Eurymédon, prêtre de Cérès, d'avoir mal parlé des dieux, craignant le destin de Socrate, voulut sortir d'Athènes et se retirer à Chalcis, ville d'Eubée, il abandonna son école au Lesbien, lui confia ses écrits, à condition de les tenir secrets; et c'est par Théophraste que sont venus jusques à nous les ouvrages de ce grand homme (12).

Son nom devint si célèbre par toute la Grèce, que, successeur d'Aristote, il put compter bientôt dans l'école qu'il lui avait laissée jusques à deux mille disciples. Il excita l'envie de Sophocle (13), fils d'Amphiclide, et qui pour lors était préteur : celuici, en effet son ennemi, mais sous prétexte d'une exacte police et d'empêcher les assemblées, fit une loi qui défendait, sur peine de la vie, à aucun philosophe d'enseigner dans les écoles. Ils obéirent; mais l'année suivante, Philon ayant succédé à So

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