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marqua tant de choses qu'il en fit un traité à l'âge de | était, sans que mon frère l'entendît; il le trouva si douze ans, qui fut trouvé tout à fait bien raisonné.

Son génie pour la géométrie commença à paraitre lorsqu'il n'avait encore que douze ans, par une rencontre si extraordinaire, qu'il me semble qu'elle mérite bien d'être déduite en particulier.

Mon père était homme savant dans les mathématiques, et avait habitude par là avec tous les habiles gens en cette science, qui étaient souvent chez lui; mais comme il avait dessein d'instruire mon frère dans les langues, et qu'il savait que la mathématique est une science qui remplit et qui satisfait beaucoup l'esprit, il ne voulut point que mon frère en eût aucune connaissance, de peur que cela ne le rendît négligent pour la latine et les autres langues dans lesquelles il voulait le perfectionner. Par cette raison il avait serré tous les livres qui en traitent, et il s'abstenait d'en parler avec ses amis en sa présence; mais cette précaution n'empêchait pas que la curiosité de cet enfant ne fût excitée, de sorte qu'il priait souvent mon père de lui apprendre la mathématique; mais il le lui refusait, lui promettant cela comme une récompense. Il lui promettait qu'aussitôt qu'il saurait le latin et le grec, il la lui apprendrait. Mon frère, voyant cette résistance, lui demanda un jour ce que c'était que cette science, et de quoi on y traitait; mon père lui dit en général que c'était le moyen de faire des figures justes, et de trouver les proportions qu'elles avaient entre elles, et en même temps lui défendit d'en parler davantage et d'y penser jamais. Mais cet esprit qui ne pouvait demeurer dans ces bornes, dès qu'il eut cette simple ouverture, que la mathématique donnait des moyens de faire des figures infailliblement justes, il se mit lui-même à rêver sur cela à ses heures de récréation; et étant seul dans une salle où il avait accoutumé de se divertir, il prenait du charbon et faisait des figures sur des carreaux, cherchant les moyens de faire, par exemple, un cercle parfaitement rond, un triangle dont les côtés et les angles fussent égaux, et les autres choses semblables. Il trouvait tout cela lui seul; ensuite il cherchait les proportions des figures entre elles. Mais comme le soin de mon père avait été si grand de lui cacher toutes ces choses, il n'en savait pas même les noms. Il fut contraint de se faire luimême des définitions; il appelait un cercle un rond, une ligne une barre, et ainsi des autres. Après ces définitions il se fit des axiomes, et enfin il fit des démonstrations parfaites; et comme l'on va de l'un à l'autre dans ces choses, il poussa ses recherches si avant, qu'il en vint jusqu'à la trente-deuxième proposition du premier livre d'Euclide. Comme il en était là-dessus, mon père entra dans le lieu où il

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fort appliqué, qu'il fut longtemps sans s'apercevoir de sa venue. On ne peut dire lequel fut le plus surpris, ou le fils de voir son père, à cause de la défense expresse qu'il lui en avait faite, ou du père de voir son fils au milieu de toutes ces choses. Mais la surprise du père fut bien plus grande, lorsque lui ayant demandé ce qu'il faisait, il lui dit qu'il cherchait telle chose qui était la trente-deuxième proposition du premier livre d'Euclide. Mon père lui demanda ce qui l'avait fait penser à chercher cela : il dit que c'était qu'il avait trouvé telle autre chose; et sur cela lui ayant fait encore la même question, il lui dit encore quelques démonstrations qu'il avait faites; et enfin en rétrogradant et s'expliquant toujours par les noms de rond et de barre, il en vint à ses définitions et à ses axiomes.

Mon père fut si épouvanté de la grandeur et de la puissance de ce génie, que sans lui dire mot il le quitta et alla chez M. Le Pailleur, qui était son ami intime, et qui était aussi très-savant. Lorsqu'il y fut arrivé, il y demeura immobile comme un homme transporté. M. Le Pailleur voyant cela, et voyant même qu'il versait quelques larmes, fut épouvanté, et le pria de ne lui pas céler plus longtemps la cause de son déplaisir. Mon père lui répondit : « Je ne pleure pas d'affliction, mais de joie; vous savez les soins que j'ai pris pour ôter à mon fils la connaissance de la géométrie, de peur de le détourner de ses autres études : cependant voici ce qu'il a fait. »> Sur cela il lui montra tout ce qu'il avait trouvé, par où l'on pouvait dire en quelque façon qu'il avait inventé les mathématiques. M. Le Pailleur ne fut pas moins surpris que mon père l'avait été, et il lui dit qu'il ne trouvait pas juste de captiver plus longtemps cet esprit, et de lui cacher encore cette connaissance; qu'il fallait lui laisser voir les livres sans le retenir davantage.

Mon père, ayant trouvé cela à propos, lui donna les Éléments d'Euclide pour les lire à ses heures de récréation. Il les vit et les entendit tout seul, sans avoir jamais eu besoin d'aucune explication; et pendant qu'il les voyait, il composait, et allait si avant, qu'il se trouvait régulièrement-aux conférences qui se faisaient toutes les semaines, où tous les habiles gens de Paris s'assemblaient pour porter leurs ouvrages, ou pour examiner ceux des autres. Mon frère y tenait fort bien son rang, tant pour l'examen que pour la production; car il était de ceux qui y

* Cette société, dont l'amitié et le goût pour les sciences formaient le double lien, se composait du père Mersenne, de Roberval, Mydorge, Carcavi, Le Pailleur, et de plusieurs autres savants distingués. Elle fut le berceau de l'Académie royale des Sciences, dont l'autorité souveraine sanctionna l'existence en 1666. (Aimé-Martin.)

portaient le plus souvent des choses nouvelles. On voyait souvent aussi dans ces assemblées-là des propositions qui étaient envoyées d'Italie, d'Allemagne, et d'autres pays étrangers, et l'on prenait son avis sur tout avec autant de soin que de pas un des autres; car il avait des lumières si vives, qu'il est arrivé quelquefois qu'il a découvert des fautes dont les autres ne s'étaient point aperçus. Cependant il n'employait à cette étude de géométrie que ses heures de récréation; car il apprenait le latin sur les règles que mon père lui avait faites exprès. Mais comme il trouvait dans cette science la vérité qu'il avait si ardemment recherchée, il en était si satisfait, qu'il y mettait son esprit tout entier; de sorte que, pour peu qu'il s'y appliquât, il y avançait tellement, qu'à l'âge de seize ans il fit un Traité des Coniques qui passa pour être un si grand effort d'esprit, qu'on disait que depuis Archimède on n'avait rien vu de cette force. Les habiles gens étaient d'avis qu'on les imprimât dès lors, parce qu'ils disaient qu'encore que ce fût un ouvrage qui serait toujours admirable, néanmoins si on l'imprimait dans le temps que celui qui l'avait inventé n'avait encore que seize ans, cette circonstance ajouterait beaucoup à sa beauté : mais comme mon frère n'a jamais eu de passion pour la réputation, il ne fit pas de cas de cela; et ainsi cet ouvrage n'a jamais été imprimé 1.

Durant tous ces temps-là il continuait toujours d'apprendre le latin et le grec; et outre cela, pendant et après le repas, mon père l'entretenait tantôt de la logique, tantôt de la physique et des autres parties de la philosophie; et c'est tout ce qu'il en a appris, n'ayant jamais été au collége, ni eu d'autres maîtres pour cela non plus que pour le reste. Mon père prenait un plaisir tel qu'on le peut croire de ces grands progrès que mon frère faisait dans toutes les sciences, mais il ne s'aperçut pas que les grandes et continuelles applications dans un âge si tendre pouvaient beaucoup intéresser sa santé; et en effet elle commença d'être altérée dès qu'il eut atteint l'âge de dix-huit ans. Mais comme les incommodités qu'il ressentait alors n'étaient pas encore dans une grande force, elles ne l'empêchèrent pas de continuer toujours dans ses occupations ordinaires; de sorte que ce fut en ce temps-là et à l'âge de dix-neuf ans qu'il inventa cette machine d'arithmétique par laquelle on fait non-seulement toutes sortes de supputations sans plume et sans jetons, mais on les fait même sans savoir aucune règle d'arithmétique, et avec une sûreté infaillible.

'Ce Traité des Sections coniques étonna Descartes luimême, et ce grand philosophe s'obstina à le regarder comme l'ouvrage des maîtres de Pascal, ne pouvant croire qu'un enfant de seize ans en fùt l'auteur. (A.-M.)

Cet ouvrage a été considéré comme une chose nouvelle dans la nature d'avoir réduit en machine une science qui réside tout entière dans l'esprit, et d'avoir trouvé le moyen d'en faire toutes les opérations avec une entière certitude, sans avoir besoin de raisonnement. Ce travail le fatigua beaucoup, non pas pour la pensée ou pour le mouvement qu'il trouva sans peine, mais pour faire comprendre aux ouvriers toutes ces choses. De sorte qu'il fut deux ans à le mettre dans cette perfection où il est à présent1. Mais cette fatigue, et la délicatesse où se trouvait sa santé depuis quelques années, le jetèrent dans des incommodités qui ne l'ont plus quitté ; de sorte qu'il nous disait quelquefois que depuis l'âge de dix-huit ans il n'avait pas passé un jour sans douleur. Ces incommodités néanmoins n'étant pas toujours dans une égale violence, dès qu'il avait un peu de relâche, son esprit se portait incontinent à chercher quelque chose de nouveau.

Ce fut dans ce temps-là et à l'âge de vingt-trois ans qu'ayant vu l'expérience de Toricelli, il inventa ensuite et exécuta les autres expériences qu'on nomme ses expériences: celle du vide, qui prouvait si clairement que tous les effets qu'on avait attribués jusque-là à l'horreur du vide sont causés par la pe

La sœur de Pascal oublie ici une aventure singulière, et qui est cependant la préface indispensable de l'invention du jeune géomètre. En 1638, le gouvernement ayant ordonné des retranchements sur les rentes de l'Hôtel de Ville de Paris, Étienne Pascal prit parti contre cette mesure spoliatrice, et l'ordre fut donné par le cardinal de Richelieu de l'enfermer à la Bastille. Instruit à temps, il se déroba à la colère du ministre, et s'enfuit en Auvergne. Vers cette époque, la duchess6 d'Aiguillon voulut faire représenter devant le cardinal une pièce de Scudéry, intitulée l'Amour tyrannique, et jeta les yeux pour l'un des rôles sur Jacqueline Pascal, sœur cadette de Blaise. La pièce fut représentée le 3 avril 1639, et la jeune fille s'acquitta si bien de son rôle, que le cardinal de Richelieu lui accorda la grâce de son père, qu'elle avait osé lui demander dans une supplique en vers. Bien plus, le ministre voulut voir le coupable, et, frappé de ses vastes connaissances, il résolut de l'employer, et lui accorda, peu de temps après, l'intendance de Rouen. Dans l'exercice de cet emploi, qu'il les opérations de calcul, et ce fut dans l'intention d'abréger remplit pendant sept années, Étienne Pascal apprit à son fils

ce travail que l'enfant inventa la machine arithmétique. La combinaison et l'exécution de cette machine, qui exécute mécaniquement tous les calculs sans autre secours que ceux des yeux et de la main, lui donnèrent des peines incroyables, et finirent par altérer sa santé. Etonné de cette découverte, le célèbre Leibnitz voulut encore la perfectionner; mais de nos

jours, en Angleterre, un célèbre mécanicien nommé Babbage, suivant toujours la même idée, est parvenu à composer une machine mathématique qui résout les problèmes les plus compliqués, et calcule, comme un géomètre, le mouvement des astres et le retour des éclipses. Ainsi l'invention de Pascal a été le point de départ de cette invention prodigieuse. Nous remarquerons que la plupart des découvertes de Pascal avaient un but d'utilité générale. Ainsi il inventa la brouette, autrement nommée vinaigrette, ou chaise roulante trainée à bras d'homme, et le haquet, ou charrette à longs brancards, qui est une heureuse combinaison du levier et du plan incliné. A.-M.)

santeur de l'air. Cette occupation fut la dernière où il appliqua son esprit pour les sciences humaines, et quoiqu'il ait inventé la roulette après, cela ne contredit point à ce que je dis; car il la trouva sans y penser, et d'une manière qui fait bien voir qu'il n'y avait pas d'application, comme je dirai dans son lieu. Immédiatement après cette expérience, et lorsqu'il n'avait pas encore vingt-quatre ans, la providence de Dieu ayant fait naître une occasion qui l'obligea de lire des écrits de piété, Dieu l'éclaira de telle sorte par cette lecture, qu'il comprit parfaitement que la religion chrétienne nous oblige à ne vivre que pour Dieu, et à n'avoir point d'autre objet que lui; et cette vérité lui parut si évidente, si nécessaire, et si utile, qu'elle termina toutes ses recherches de sorte que dès ce temps-là il renonça à toutes les autres connaissances pour s'appliquer uniquement à l'unique chose que Jésus-Christ appelle nécessaire.

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pas la nature de la foi; et ainsi cet esprit si grand, si vaste et si rempli de curiosités, qui cherchait avec tant de soin la cause et la raison de tout, était en même temps soumis à toutes les choses de la religion comme un enfant; et cette simplicité a régné en lui toute sa vie : de sorte que depuis même qu'il se résolut de ne plus faire d'autre étude que celle de la religion, il ne s'est jamais appliqué aux questions curieuses de la théologie, et il a mis toute la force de son esprit à connaître et à pratiquer la perfection de la morale chrétienne, à laquelle il a consacré tous les talents que Dieu lui avait donnés, n'ayant fait autre chose dans tout le reste de sa vie que méditer la loi de Dieu jour et nuit.

Mais quoiqu'il n'eût pas fait une étude particulière de la scolastique, il n'ignorait pourtant pas les décisions de l'Église contre les hérésies qui ont été inventées par la subtilité de l'esprit ; et c'est contre ces sortes de recherches qu'il était le plus animé, et Dieu Il avait été jusqu'alors préservé, par une protec- lui donna dès ce temps-là une occasion de faire pation de Dieu particulière, de tous les vices de la jeu-raître le zèle qu'il avait pour la religion. nesse; et ce qui est encore plus étrange à un esprit de cette trempe et de ce caractère, il ne s'était ja

Il était alors à Rouen, où mon père était employé pour le service du roi, et il y avait aussi en ce même

mais porté au libertinage pour ce qui regarde la re-temps un homme qui enseignait une nouvelle philo

ligion, ayant toujours borné sa curiosité aux choses naturelles. Il m'a dit plusieurs fois qu'il joignait cette obligation à toutes les autres qu'il avait à mon père, qui, ayant lui-même un très-grand respect pour la religion, le lui avait inspiré dès l'enfance, lui donnant pour maximes que tout ce qui est l'objet de la foi, ne le saurait être de la raison, et beaucoup moins y être soumis. Ces maximes, qui lui étaient souvent réitérées par un père pour qui il avait une trèsgrande estime, et en qui il voyait une grande science accompagnée d'un raisonnement fort net et fort puissant, faisaient une si grande impression sur son esprit, que quelques discours qu'il entendit faire aux libertins, il n'en était nullement ému; et quoiqu'il fût fort jeune, il les regardait comme des gens qui étaient dans ce faux principe, que la raison humaine est au-dessus de toutes choses, et qui ne connaissaient

1 La pesanteur de l'air fut démontrée par l'ingénieuse expérience du baromètre, sur le Puy-de-Dôme, expérience faite le 19 septembre 1648. Baillet accuse Pascal d'ingratitude envers Descartes, et même de plagiat, à propos de cette expérience, mais Ballet a tort, ce qui lui arrive assez souvent. Voici, en quelques mots, toute l'histoire de cette découverte. Galilée

soupçonne la pesanteur de l'air, et le premier nie l'horreur du vide; Toricelli conjecture qu'elle produit la suspension de l'eau dans les pompes, à une élévation de trente-deux pieds; enfin Pascal convertit toutes les conjectures en démonstration, en imaginant l'expérience du Puy-de-Dôme, moyen neuf et décisif, qui ne laissa plus aucun doute sur la pesanteur de l'air. Les deux traités de Pascal sur l'Équilibre des Liqueurs. et sur la Pesanteur de la masse de l'Air furent achevés en

l'année 1653; mais ils ne furent imprimés pour la première fois qu'en 1603 un an après la mort de l'auteur. (A.-M.)

sophie qui attirait tous les curieux. Mon frère ayant été pressé d'y aller par deux jeunes hommes de ses amis, y fut avec eux : mais ils furent bien surpris dans l'entretien qu'ils eurent avec cet homme, qu'en leur débitant les principes de sa philosophie, il en tirait des conséquences sur des points de foi contraires aux décisions de l'Église. Il prouvait par ses raisonnements que le corps de Jésus-Christ n'était pas formé du sang de la sainte Vierge, mais d'une autre matière créée exprès, et plusieurs autres choses semblables. Ils voulurent le contredire; mais il demeura ferme dans ce sentiment. De sorte qu'ayant considéré entre eux le danger qu'il y avait de laisser la liberté d'instruire la jeunesse à un homme qui avait des sentiments erronés, ils résolurent de l'avertir premièrement, et puis de le dénoncer s'il résistait à l'avis qu'on lui donnait. La chose arriva ainsi, car il méprisa cet avis de sorte qu'ils crurent qu'il était de leur devoir de le dénoncer à M. du Bellay, qui faisait pour lors les fonctions épiscopales dans le diocèse de Rouen, par commission de M. l'archevêque. M. du Bellay envoya querir cet homme, et, l'ayant interrogé, il fut trompé par une confession de foi équivoque qu'il lui écrivit et signa de sa main, faisant d'ailleurs peu de cas d'un avis de cette importance, qui lui était donné par trois jeunes hommes.

Cependant aussitôt qu'ils virent cette confession de foi, ils connurent ce défaut ; ce qui les obligea d'aller trouver à Gaillon M. l'archevêque de Rouen, qui,

ayant exammé toutes ces choses, les trouva si im- | portantes, qu'il écrivit une patente à son conseil, et donna un ordre exprès à M. du Bellay de faire rétracter cet homme sur tous les points dont il était accusé, et de ne recevoir rien de lui que par la communication de ceux qui l'avaient dénoncé. La chose fut exécutée ainsi, et il comparut dans le conseil de M. l'archevêque, et renonça à tous ses sentiments: et on peut dire que ce fut sincèrement; car il n'a jamais témoigné de fiel contre ceux qui lui avaient causé cette affaire : ce qui fait croire qu'il était luimême trompé par les fausses conclusions qu'il tirait de ses faux principes. Aussi était-il bien certain qu'on n'avait eu en cela aucun dessein de lui nuire, ni d'autre vue que de le détromper par lui-même, et l'empêcher de séduire les jeunes gens qui n'eussent pas été capables de discerner le vrai d'avec le faux dans des questions si subtiles. Ainsi cette affaire se termina doucement; et mon frère continuant de chercher de plus en plus le moyen de plaire à Dieu, cet amour de la profession chrétienne s'enflamma de telle sorte dès l'âge de vingt-quatre ans, qu'il se répandait sur toute sa maison. Mon père même n'ayant pas de honte de se rendre aux enseignements de son fils, embrassa pour lors une manière de vie plus exacte par la pratique continuelle des vertus jusqu'à sa mort, qui a été tout à fait chrétienne; et ma sœur, qui avait des talents d'esprit tout extraordinaires, et qui était dès son enfance dans une réputation où peu de filles parviennent, fut tellement touchée des discours de mon frère, qu'elle se résolut de renoncer à tous ces avantages qu'elle avait tant aimés jusqu'alors, pour se consacrer à Dieu tout entière, comme elle a fait depuis, s'étant fait religieuse dans une maison très-sainte et très-austère, où elle a fait un si bon usage des perfections dont Dieu l'avait ornée, qu'on l'a trouvée digne des emplois les plus difficiles, dont elle s'est toujours acquittée avec toute la fidélité imaginable, et où elle est morte saintement le 4 octobre 1661, âgée de trente-six ans. Cependant mon frère, de qui Dieu se servait pour opérer tous ces biens, était travaillé par des maladies continuelles et qui allaient toujours en augmentant. Mais comme alors il ne connaissait pas d'autre science que la perfection, il trouvait une grande différence entre celle-là et celle qui avait occupé son esprit jusqu'alors; car au lieu que ses indispositions retardaient le progrès des autres, celle-ci au contraire le perfectionnait dans ces mêmes indispositions par la patience admirable avec laquelle il les souffrait. Je me contenterai, pour le faire voir, d'en rapporter un exemple.

A Port-Royal.

Il avait entre autres incommodités celle de ne pouvoir rien avaler de liquide, à moins qu'il ne fût chaud; encore ne le pouvait-il faire que goutte à goutte: mais comme il avait outre cela une douleur de tête insupportable, une chaleur d'entrailles excessive, et beaucoup d'autres maux, les médecins lui ordonnèrent de se purger de deux jours l'un durant trois mois; de sorte qu'il fallut prendre toutes ces médecines, et pour cela les faire chauffer et les avaler goutte à goutte: ce qui était un véritable supplice, et qui faisait mal au cœur à tous ceux qui étaient auprès de lui, sans qu'il s'en soit jamais plaint.

La continuation de ces remèdes, avec d'autres qu'on lui fit pratiquer, lui apportèrent quelque soulagement, mais non pas une santé parfaite; de sorte que les médecins crurent que pour la rétablir entièrement il fallait qu'il quittât toute sorte d'application d'esprit, et qu'il cherchât autant qu'il pourrait les occasions de se divertir. Mon frère eut quelque peine à se rendre à ce conseil, parce qu'il y voyait du danger : mais enfin il le suivit, croyant être obligé de faire tout ce qui lui serait possible pour remettre sa santé, et il s'imagina que les divertissements honnêtes ne pourraient pas lui nuire; et ainsi il se mit dans le monde. Mais quoique par la miséricorde de Dieu il se soit toujours exempté des vices, néanmoins comme Dieu l'appelait à une plus grande perfection, il ne voulut pas l'y laisser, et il se servit de ma sœur pour ce dessein; comme il s'était autrefois servi de mon frère lorsqu'il avait voulu retirer ma sœur des engagements où elle était dans le monde.

Elle était alors religieuse, et elle menait une vie si sainte, qu'elle édifiait toute la maison : étant en cet état, elle eut de la peine de voir que celui à qui elle était redevable, après Dieu, des grâces dont elle jouissait, ne fût pas dans la possession de ces grâces; et comme mon frère la voyait souvent, elle lui en parlait souvent aussi, et enfin elle le fit avec tant de force et de douceur, qu'elle lui persuada ce qu'il lui avait persuadé le premier, de quitter absolument le monde; en sorte qu'il se résolut de quitter tout à fait toutes les conversations du monde, et de retrancher toutes les inutilités de la vie au péril même de sa santé, parce qu'il crut que le salut était préférable à toutes choses.

Il avait pour lors trente ans, et il était toujours infirme; et c'est depuis ce temps-là qu'il a embrasse la manière de vivre où il a été jusqu'à la mort1.

Il y a ici une assez longue lacune: Me Périer ne parl ni des Provinciales, qui parurent trois ans plus tard, en 1656, ni des questions proposées à Pascal par Fermat, et discutées dans les lettres de ces deux grands géomètres, et qui avaient

Pour parvenir à ce dessein et rompre toutes ses habitudes, il changea de quartier, et fut demeurer quelque temps à la campagne; d'où étant de retour, il témoigna si bien qu'il voulait quitter le monde, qu'enfin le monde le quitta; et il établit le règlement de sa vie dans cette retraite sur deux maximes principales, qui furent de renoncer à tout plaisir et à toutes superfluités; et c'est dans cette pratique qu'il a passé le reste de sa vie. Pour y réussir, il commença dès lors, comme il fit toujours depuis, à se passer du service de ses domestiques autant qu'il pouvait. Il faisait son lit lui-même, il allait prendre son dîner à la cuisine et le portait à sa chambre, il le rappor- | tait, et enfin il ne se servait de son monde que pour faire sa cuisine, pour aller en ville, et pour les autres choses qu'il ne pouvait absolument faire. Tout son temps était employé à la prière et à la lecture de l'Écriture sainte : et il y prenait un plaisir incroyable. Il disait que l'Écriture sainte n'était pas une science de l'esprit, mais une science du cœur, qui n'était intelligible que pour ceux qui ont le cœur droit, et que tous les autres n'y trouvent que de l'obscurité.

C'est dans cette disposition qu'il la lisait, renonçant à toutes les lumières de son esprit ; et il s'y était si fortement appliqué, qu'il la savait toute par cœur ; de sorte qu'on ne pouvait la lui citer à faux; car lorsqu'on lui disait une parole sur cela, il disait positivement: Cela n'est pas de l'Écriture sainte, ou Cela en est; et alors il marquait précisément l'endroit. Il lisait aussi tous les commentaires avec grand soin; car le respect pour la religion où il avait été élevé dès sa jeunesse était alors changé en un amour ardent et sensible pour toutes les vérités de la foi; soit pour celles qui regardent la soumission de l'esprit, soit pour celles qui regardent la pratique dans le monde, à quoi toute la religion se termine; et cet amour le portait à travailler sans cesse à détruire tout ce qui se pouvait opposer à ces vérités.

Il avait une éloquence naturelle qui lui donnait une facilité merveilleuse à dire ce qu'il voulait ; mais il avait ajouté à cela des règles dont on ne s'était pas encore avisé, et dont il se servait si avantageusement, qu'il était maître de son style; en sorte que non-seulement il disait tout ce qu'il voulait, mais il le disait en la manière qu'il le voulait, et son disproduit en 1654 le Traité du triangle arithmétique; ouvrage très-court, mais plein d'originalité et de génie. Les problèmes dont Pascal y donne la solution consistent à sommer les nombres naturels triangulaires pyramidaux, et à trouver aussi les sommes de leurs carrés et de toutes leurs puissances. Les formules données par Pascal ont cela d'important, qu'elles conduisent à celles du binome de Newton, lorsque l'exposant du binome est positif et entier. (Voyez à ce sujet l'Éloge de Pascal par Condorcet.) (A.-M.)

cours faisait l'effet qu'il s'était proposé. Et cette manière d'écrire naturelle, naïve, et forte en même temps, lui était si propre et si particulière, qu'aussitôt qu'on vit paraître les Lettres au Provincial, on vit bien qu'elles étaient de lui, quelque soin qu'il ait toujours pris de le cacher, même à ses proches. Ce fut dans ce temps-là qu'il plut à Dieu de guérir ma fille d'une fistule lacrymale qui avait fait un si grand progrès dans trois ans et demi, que le pus sortait non-seulement par l'œil, mais aussi par le nez et par la bouche. Et cette fistule était d'une si mauvaise qualité, que les plus habiles chirurgiens de Paris la jugeaient incurable. Cependant elle fut guérie en un moment par l'attouchement d'une sainte épine1; et ce miracle fut si authentique, qu'il a été avoué de tout le monde, ayant été attesté par de très-grands médecins et par les plus habiles chirurgiens de France, et ayant été autorisé par un jugement solennel de l'Église.

Mon frère fut sensiblement touché de cette grâce, qu'il regardait comme faite à lui-même, puisque c'était sur une personne qui, outre sa proximité, était encore sa fille spirituelle dans le baptême; et sa consolation fut extrême de voir que Dieu se manifestait si clairement dans un temps où la foi paraissait comme éteinte dans le cœur de la plupart du monde. La joie qu'il en eut fut si grande, qu'il en était pénétré, de sorte qu'en ayant l'esprit tout occupé, Dieu lui inspira une infinité de pensées admirables sur les miracles 2, qui, lui donnant de nouvelles lumières sur la religion, lui redoublèrent l'amour et le respect qu'il avait toujours eus pour elle.

Et ce fut cette occasion qui fit paraître cet extrême désir qu'il avait de travailler à réfuter les principaux et les plus faux raisonnements des athées. Il les avait étudiés avec grand soin, et avait employé tout son esprit à chercher tous les moyens de les convaincre. C'est à quoi il s'était mis tout entier. La dernière année de son travail a été toute employée à recueillir diverses pensées sur ce sujet : mais Dieu, qui lui avait inspiré ce dessein et toutes ses pensées, n'a pas permis qu'il l'ait conduit à sa perfection, pour des raisons qui nous sont inconnues 3.

' Cette sainte épine est au Port-Royal du faubourg SaintJacques, à Paris.

2 Voyez les Pensées de Pascal.

3 Telle est l'origine du beau livre que les éditeurs ont intitulé Pensées. Ces pensées étaient écrites sans ordre sur des feuilles détachées. Les solitaires de Port-Royal les recueillirent dans une première édition bien incomplète, en 1670. Depuis, le père Desmolets, de l'Oratoire, réunit en un petit volume supplémentaire toutes les pensées supprimées. Enfin une édition plus complète fut publiée à Paris en 1687, 2 volumes in-12, avec la vie de Pascal par Mme Périer, un discours de Dubois sur les Pensées, et un autre discours sur les preuves des livres de Moise. Mais c'est Bossut qui le premier a ré

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