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Cependant l'éloignement du monde qu'il prati- | quait avec tant de soin n'empêchait point qu'il ne vit souvent des gens de grand esprit et de grande condition, qui, ayant ces pensées de retraite, demandaient ses avis et les suivaient exactement; et d'autres qui étaient travaillés de doutes sur les matières de la foi, et qui, sachant qu'il avait de grandes lumières là-dessus, venaient à lui le consulter, et s'en retournaient toujours satisfaits; de sorte que toutes ces personnes qui vivent présentement fort chrétiennement témoignent encore aujourd'hui que c'est à ses avis et à ses conseils, et aux éclaircissements qu'il leur a donnés, qu'ils sont redevables de tout le bien qu'ils font.

ce qu'il vivait lui-même de la manière qu'il conseillait aux autres de vivre.

Voilà comme il a passé cinq ans de sa vie, depuis trente ans jusqu'à trente-cinq: travaillant sans cesse pour Dieu, pour le prochain, et pour lui-même, en tâchant de se perfectionner de plus en plus ; et on pouvait dire en quelque façon que c'est tout le temps qu'il a vécu; car les quatre années que Dieu lui a données après n'ont été qu'une continuelle langueur. Ce n'était pas proprement une maladie qui fût venue nouvellement, mais un redoublement des grandes indispositions où il avait été sujet dès sa jeunesse. Mais il en fut alors attaqué avec tant de violence, qu'enfin il y est succombé; et durant tout ce temps-là il n'a pu en tout travailler un instant à ce grand ouvrage qu'il avait entrepris pour la religion, ni assister les personnes qui s'adressaient à lui pour avoir des avis, ni de bouche ni par écrit: car ses maux étaient si grands, qu'il ne pouvait les satis

Les conversations auxquelles il se trouvait souvent
engagé, quoiqu'elles fussent toutes de charité, ne
laissaient pas de lui donner quelque crainte qu'il ne
s'y trouvât du péril; mais comme il ne pouvait
pas aussi en conscience refuser le secours que les
personnes lui demandaient, il avait trouvé un re- -faire, quoiqu'il en eût un grand désir.
mède à cela. Il prenait dans les occasions une cein-
ture de fer pleine de pointes, il la mettait à nu sur sa
chair; et lorsqu'il lui venait quelque pensée de vanité
ou qu'il prenait quelque plaisir au lieu où il était, ou
quelque chose semblable, il se donnait des coups de
coude pour redoubler la violence des piqûres, et se
faisait ainsi souvenir lui-même de son devoir. Cette
pratique lui parut si utile, qu'il la conserva jusqu'à
la mort, et même dans les derniers temps de sa vie,
où il était dans des douleurs continuelles, parce qu'il
ne pouvait écrire ni lire ; il était contraint de demeu-
rer sans rien faire et de s'aller promener. Il était
dans une continuelle crainte que ce manque d'occu-
pation ne le détournât de ses vues. Nous n'avons su
toutes ces choses qu'après sa mort, et par une per-
sonne de très-grande vertu qui avait beaucoup de
confiance en lui, à qui il avait été obligé de le dire
pour des raisons qui la regardaient elle-même.

Ce renouvellement de ses maux commença par un mal de dents qui lui ôta absolument le sommeil. Dans ses grandes veilles il lui vint une nuit dans l'esprit sans dessein quelques pensées sur la proposition de la roulette. Cette pensée étant suivie d'une autre, et celle-ci d'une autre, enfin une multitude de pensées qui se succédèrent les unes aux autres, lui découvrirent comme malgré lui la démonstration de toutes ces choses dont il fut lui-même surpris. Mais comme il y avait long temps qu'il avait renoncé à

Cette rigueur qu'il exerçait sur lui-même était tirée de cette grande maxime de renoncer à tout plaisir, sur laquelle il avait fondé tout le règlement de sa vie. Dès le commencement de sa retraite il ne manquait pas non plus de pratiquer exactement cette autre qui l'obligeait de renoncer à toute superfluité; car il retranchait avec tant de soin toutes les choses inutiles, qu'il s'était réduit peu à peu à n'avoir plus de tapisserie dans sa chambre, parce qu'il ne croyait pas que cela fût nécessaire, et de plus n'y étant obligé par aucune bienséance, parce qu'il n'y venait que ses gens, à qui il recommandait sans cesse le retranchement; de sorte qu'ils n'étaient pas surpris de tabli les Pensées dans toute leur intégrité. On lui doit aussi l'ordre dans lequel on les voit aujourd'hui. (A.-M.)

C'est dans cet intervalle, en 1654, que lui arriva le malheureux accident qui opéra cette révolution dans ses idées, et détermina son amour pour la retraite et pour les pratiques les plus rigoureuses de la pénitence. Il allait se promener du côté du pont de Neuilly, dans un carrosse à quatre chevaux, suivant l'usage du temps. Quand il fut près du pont, les deux premiers chevaux prirent le mors aux dents, et se précipiterent dans la rivière; heureusement les traits se rompirent, et la voiture resta sur les bords. La commotion subite et violente que reçut Pascal faillit lui coûter la vie, et ébranla son ima

gination au point que depuis cette époque il crut voir un précipice ouvert à ses côtés. Mais le précipice véritable dans lequel sa raison s'était engloutie, c'était le doute sur toutes les matières métaphysiques qui occupent les âmes supérieures; doute terrible dont les pratiques positives du christianisme purent seules l'affranchir. Quand on lit que Pascal én était venu à porter sous ses vêtements un symbole formé de paroles mystiques, on sent, suivant l'expression de M. Villemain, que cette puissante intelligence avait reculé jusqu'à ces pratiques superstitieuses pour fuir de plus loin une effrayante incertitude. C'était là sa terreur. Le précipice imaginaire que depuis un accident funeste les sens affaiblis de Pascal croyaient voir s'ouvrir sous ses pas, n'était qu'une faible image de cet abime du doute qui épouvantait intérieurement son âme. (A.-M.) 2 Baillet prête au travail sur la cycloïde un motif tout religieux. On croyait alors en France que l'étude des sciences naturelles, et des mathématiques surtout, menait à l'incrédulité; c'est principalement aux géomètres et aux physiciens, à ces hommes qui doivent être les plus difficiles en preuves, que Pascal destinait son ouvrage; il voulait leur prouver, par la solution d'un problème vainement cherché jusqu'à lui, que

toutes ses connaissances, il ne s'avisa pas seulement de les écrire ; néanmoins en ayant parlé par occasion à une personne à qui il devait toute sorte de déférence, et par respect et par reconnaissance de l'affection dont il l'honorait, cette personne, qui est aussi considérable par sa piété que par les éminentes qualités de son esprit et par la grandeur de sa naissance, ayant formé sur cela un dessein qui ne regardait que la gloire de Dieu, trouva à propos qu'il en usât comme il fit, et qu'ensuite il le fit imprimer.

Ce fut seulement alors qu'il l'écrivit, mais avec une précipitation extrême, en huit jours; car c'était en même temps que les imprimeurs travaillaient, fournissant à deux en même temps sur deux différents traités, sans que jamais il en eût d'autre copie que celle qui fut faite pour l'impression; ce qu'on ne sut que six mois après que la chose fut trouvée. Cependant ses infirmités continuant toujours sans lui donner un seul moment de relâche, le réduisirent, comme j'ai dit, à ne pouvoir plus travailler et à ne voir quasi personne. Mais si elles l'empêchèrent de servir le public et les particuliers, elles ne furent point inutiles pour lui-même, et il les a souffertes avec tant de paix et tant de patience, qu'il y a sujet de croire que Dieu a voulu achever par là de le rendre tel qu'il le voulait pour paraître devant lui : car durant cette longue maladie il ne s'est jamais détourné de ces vues, ayant toujours dans l'esprit ces deux grandes maximes, de renoncer à tout plaisir et à toute superfluité. Il les pratiquait dans le plus fort de son mal avec une vigilance continuelle sur ses sens, leur refusant absolument tout ce qui leur était agréable: et quand la nécessité le contraignait à faire quel que chose qui pouvait lui donner quelque satisfaction, il avait une adresse merveilleuse pour en détourner son esprit, afin qu'il n'y prît point de part par exemple, ses continuelles maladies l'obligeant de se nourrir délicatement, il avait un soin très-grand de ne point goûter ce qu'il mangeait; et nous avons pris garde que, quelque peine qu'on prît à lui chercher quelque viande agréable, à cause des dégoûts à quoi il était sujet, jamais il n'a dit : Voilà qui est bon; et encore lorsqu'on lui servait quelque chose de nouveau selon les saisons, si l'on lui demandait après le repas s'il l'avait trouvé bon, il disait simplement : Il fallait m'en avertir devant, et je vous avoue que je n'y ai point pris garde. Et lorsqu'il arrivait que quelqu'un admirait la bonté de quelque

le même écrivain qui avait entrepris de les éclairer sur la foi aurait pu les instruire même dans les sciences abstraites, objet de leurs plus profondes méditations. (Voyez le récit de l'examen et du jugement des écrits envoyés pour les prix attachés à la solution des problèmes concernant la cycloïde, tome V des OEuvres de Pascal.) (A.-M.)

viande en sa présence, il ne le pouvait souffrir; il appelait cela être sensuel, encore même que ce ne fût que des choses communes; parce qu'il disait que c'était une marque qu'on mangeait pour contenter le goût, ce qui était toujours mal.

Pour éviter d'y tomber, il n'a jamais voulu permettre qu'on lui fit aucune sauce ni ragoût, non pas même de l'orange et du verjus, ni rien de tout ce qui excite l'appétit, quoiqu'il aimât naturellement toutes ces choses. Et pour se tenir dans des bornes réglées, il avait pris garde, dès le commencement de sa retraite, à ce qu'il fallait pour son estomac; et depuis cela il avait réglé tout ce qu'il devait manger; en sorte que, quelque appétit qu'il eût, il ne passait jamais cela; et quelque dégoût qu'il eût, il fallait qu'il le mangeât; et lorsqu'on lui demandait la raison pourquoi il se contraignait ainsi, il répondait que c'était le besoin de l'estomac qu'il fallait satisfaire, et non pas l'appétit.

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La mortification de ses sens n'allait pas seulement à se retrancher tout ce qui pouvait leur être agréable, mais encore à ne leur rien refuser, par cette raison qu'il pourrait leur déplaire, soit par sa nourriture, soit par ses remèdes. Il a pris quatre ans durant des consommés sans en témoigner le moindre dégoût; il prenait toutes les choses qu'on lui ordonnait pour sa santé, sans aucune peine, quelque difficiles qu'elles fussent et lorsque je m'étonnais de ce qu'il ne témoignait pas la moindre répugnance en les prenant, il se moquait de moi, et me disait qu'il ne pouvait pas comprendre lui-même comment on pouvait témoigner de la répugnance quand on prenait une médecine volontairement, après qu'on avait été averti qu'elle était mauvaise, et qu'il n'y avait que la violence ou la surprise qui dussent produire cet effet. C'est en cette manière qu'il travaillait sars cesse à la mortification.

Il avait un amour si grand pour la pauvreté, qu'elle lui était toujours présente; de sorte que dès qu'il voulait entreprendre quelque chose, ou que quelqu'un lui demandait conseil, la première pensée qui lui venait en l'esprit, c'était de voir si la pauvreté pouvait être pratiquée. Une des choses sur lesquelles il s'examinait le plus, c'était cette fantaisie de vouloir exceller en tout, comme de se servir en toutes choses des meilleurs ouvriers, et autres choses semblables. Il ne pouvait encore souffrir qu'on cherchât avec soin toutes ses commodités, comme d'avoir toutes choses près de soi; et mille autres choses qu'on fait sans scrupule, parce qu'on ne croit pas qu'il y ait du mal. Mais il n'en jugeait pas de même, et nous disait qu'il n'y avait rien de si capable d'éteindre l'esprit de pauvreté, comme cette recherche

curieuse de ses commodités, de cette bienséance qui porte à vouloir toujours avoir du meilleur et du mieux fait; et il nous disait que pour les ouvriers, il fallait toujours choisir les plus pauvres et les plus gens de bien, et non pas cette excellence qui n'est jamais nécessaire, et qui ne saurait jamais être utile. Il s'écriait quelquefois : Si j'avais le cœur aussi pauvre que l'esprit, je serais bien heureux; car je suis merveilleusement persuadé que la pauvreté est un grand moyen pour faire son salut.

Cet amour qu'il avait pour la pauvreté le portait à aimer les pauvres avec tant de tendresse, qu'il n'a jamais pu refuser l'aumône, quoiqu'il n'en fit que de son nécessaire, ayant peu de bien, et étant obligé de faire une dépense qui excédait son revenu, à cause de ses infirmités. Mais lorsqu'on lui voulait représenter cela, quand il faisait quelque aumône considerable, il se fâchait, et disait : J'ai remarqué une chose, que, quelque pauvre qu'on soit, on laisse toujours quelque chose en mourant. Ainsi il fermait la bouche et il a été quelquefois si avant, qu'il s'est réduit à prendre de l'argent au change, pour avoir donné aux pauvres tout ce qu'il avait, et ne voulant pas après cela importuner ses amis.

Dès que l'affaire des carrosses fut établie, il me dit qu'il voulait demander mille francs par avance sur sa part à des fermiers avec qui l'on traitait, si l'on pouvait demeurer d'accord avec eux, parce qu'ils étaient de sa connaissance, pour envoyer aux pauvres de Blois; et comme je lui disais que l'affaire n'était pas assez sûre pour cela, et qu'il fallait attendre à une autre année, il me fit tout aussitôt cette réponse : Qu'il ne voyait pas un grand inconvénient à cela, parce que s'ils perdaient, il le leur rendrait de son bien, et qu'il n'avait garde d'attendre à une autre année, parce que le besoin était trop pressant pour différer la charité. Et comme on ne s'accordait pas avec ces personnes, il ne put exécuter cette résolution, par laquelle il nous faisait voir la vérité de ce qu'il nous avait dit tant de fois, et qu'il ne souhaitait avoir du bien que pour en assister les pauvres, puisqu'en même temps que Dieu lui donnait l'espérance d'en avoir, il commençait à le distribuer par avance, avant même qu'il en fût assuré.

Sa charité envers les pauvres avait toujours été fort grande; mais elle était si fort redoublée à la fin de sa vie, que je ne pouvais le satisfaire davantage que de l'en entretenir. Il m'exhortait avec grand soin depuis quatre ans à me consacrer au service des pauvres, et à y porter mes enfants. Et quand je lui disais que je craignais que cela ne me divertît du soin de ma famille, il me disait que ce n'était que manque de bonne volonté, et que comme il y a di

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vers degrés dans cette vertu, on peut bien la pratiquer en sorte que cela ne nuise point aux affaires domestiques. Il disait que c'était la vocation générale des chrétiens, et qu'il ne fallait point de marque particulière pour savoir si on y était appelé, parce que cela était certain; que c'est sur cela que JésusChrist jugera le monde; et que quand on considérait que la seule omission de cette vertu est cause de la damnation, cette seule pensée serait capable de nous porter à nous dépouiller de tout, si nous avions de la foi. Il nous disait encore que la fréquentation des pauvres est extrêmement utile, en ce que voyant continuellement les misères dont ils sont accablés, et que même dans l'extrémité de leurs maladies ils manquaient des choses les plus nécessaires, qu'après cela il faudrait être bien dur pour ne pas se priver volontairement des commodités inutiles, et des ajustements superflus.

Tous ces discours nous excitaient et nous portaient quelquefois à faire des propositions pour trouver des moyens pour des règlements généraux qui pourvussent à toutes les nécessités; mais il ne trouvait pas cela bon, et il disait que nous n'étions pas appelés au général, mais au particulier, et qu'il croyait que la manière la plus agréable à Dieu était de servir les pauvres pauvrement, c'est-à-dire chacun selon son pouvoir, sans se remplir l'esprit de ces grands desseins qui tiennent de cette excellence dont il blâmait la recherche en toutes choses. Ce n'est pas qu'il trouvât mauvais l'établissement des hôpitaux généraux; au contraire il avait beaucoup d'amour pour cela, comme il l'a bien témoigné par son testament; mais il disait que ces grandes entreprises étaient réservées à de certaines personnes que Dieu destinait à cela, et qu'il conduisait quasi visiblement ; mais que ce n'était pas la vocation générale de tout le monde, comme l'assistance journalière et particulière des pauvres.

Voilà une partie des instructions qu'il nous donnait pour nous porter à la pratique de cette vertu qui tenait une si grande place dans son cœur ; c'est un petit échantillon qui nous fait voir la grandeur de sa charité. Sa pureté n'était pas moindre, et il avait un si grand respect pour cette vertu, qu'il était continuellement en garde pour empêcher qu'elle ne fût blessée ou dans lui ou dans les autres, et il n'est pas croyable combien il était exact sur ce point. J'en étais même dans la crainte; car il trouvait à redire à des discours que je faisais, et que je croyais très-innocents, et dont il me faisait ensuite voir les défauts, que je n'aurais jamais connus sans ses avis. Si je disais quelquefois par occasion que j'avais vu une belle femme, il se fâchait, et me disait qu'il ne fallait ja

mais tenir ce discours devant des laquais ni des jeunes gens, parce que je ne savais pas quelles pensées je pourrais exciter par là en eux. Il ne pouvait souffrir aussi les caresses que je recevais de mes enfants, et il me disait qu'il fallait les en désaccoutumer, et que cela ne pouvait que leur nuire; et qu'on leur pouvait témoigner de la tendresse en mille autres manières. Voilà les instructions qu'il me donnait là-dire sans cesse : Bienheureux ceux qui meurent, dessus; et voilà quelle était sa vigilance pour la conservation de la pureté dans lui et dans les autres.

| mois. Lorsqu'il reçut cette nouvelle il ne dit rien ; sinon: Dieu nous fasse la grâce d'aussi bien mourir ! et il s'est toujours depuis tenu dans une soumission admirable aux ordres de la providence de Dieu, sans faire jamais réflexion que sur les grandes grâces que Dieu avait faites à ma sœur pendant sa vie, et les circonstances du temps de sa mort, ce qui lui faisait

Il lui arriva une rencontre, environ trois mois avant sa mort, qui en fut une preuve bien sensible, et qui fait voir en même temps la grandeur de sa charité comme il revenait un jour de la messe de Saint-Sulpice, il vint à lui une jeune fille d'environ quinze ans, fort belle, qui lui demanda l'aumône; il fut touché de voir cette personne exposée à un danger si évident; il lui demanda qui elle était, et ce qui l'obligeait ainsi à demander l'aumône; et ayant su qu'elle était de la campagne, et que son père était mort, et que sa mère étant tombée malade, on l'avait portée à l'Hôtel-Dieu ce jour-là même, il crut que Dieu la lui avait envoyée aussitôt qu'elle avait été dans le besoin; de sorte que dès l'heure même il la mena au séminaire, où il la mit entre les mains d'un bon prêtre à qui il donna de l'argent, et le pria d'en prendre soin, et de la mettre en quelque condition où elle pût recevoir de la conduite à cause de sa jeunesse, et où elle fût en sûreté de sa personne. Et pour le soulager dans ce soin, il lui dit qu'il lui enverrait le lendemain une femme pour lui acheter des habits, et tout ce qui lui serait nécessaire pour la mettre en état de pouvoir servir une maîtresse. Le lendemain il lui envoya une femme qui travailla si bien avec ce bon prêtre, qu'après l'avoir fait habiller, ils la mirent dans une bonne condition. Et cet ecclésiastique ayant demandé à cette femme le nom de celui qui faisait cette charité, elle lui dit qu'elle n'avait point charge de le dire, mais qu'elle le viendrait voir de temps en temps pour pourvoir avec lui aux besoins de cette fille; et il la pria d'obtenir de lui la permission de lui dire son nom : Je vous promets, dit-il, que je n'en parlerai jamais pendant sa vie ; mais si Dieu permettait qu'il mourût avant moi, j'aurais de la consolation de publier cette action car je la trouve si belle, que je ne puis souffrir qu'elle demeure dans l'oubli. Ainsi par cette seule rencontre ce bon ecclésiastique, sans le connaître, jugeait combien il avait de charité et d'amour pour la pureté. Il avait une extrême tendresse pour nous; mais cette affection n'allait pas jusqu'à l'attachement. Il en donna une preuve bien sensible à la mort de ma sœur, qui précéda la sienne de dix

pourvu qu'ils meurent au Seigneur! Lorsqu'il me voyait dans de continuelles afflictions pour cette perte que je ressentais si fort, il se fâchait, et me disait que cela n'était pas bien, et qu'il ne fallait pas avoir ces sentiments pour la mort des justes, et qu'il fallait au contraire louer Dieu de ce qu'il l'avait si fort récompensée des petits services qu'elle lui avait rendus.

C'est ainsi qu'il faisait voir qu'il n'avait nulle attache pour ceux qu'il aimait; car s'il eût été capable d'en avoir, c'eût été sans doute pour ma sœur, parce que c'était assurément la personne du monde qu'il aimait le plus. Mais il n'en demeurait pas là; car non-seulement il n'avait point d'attache pour les autres, mais il ne voulait point du tout que les autres en eussent pour lui. Je ne parle pas de ces attaches criminelles et dangereuses : car cela est grossier, et tout le monde le voit bien; mais je parle de ces amitiés les plus innocentes; et c'était une des choses sur laquelle il s'observait le plus régulièrement, afin de n'y point donner de sujet, et même pour l'empêcher : et comme je ne savais pas cela, j'étais toute surprise des rebuts qu'il me faisait quelquefois, et je le disais à ma sœur, me plaignant à elle que mon frère ne m'aimait pas, et qu'il semblait que je lui faisais de la peine, lors même que je lui rendais mes services les plus affectionnés dans ses infirmités. Ma sœur me disait là-dessus que je me trompais, qu'elle savait le contraire; qu'il avait pour moi une affection aussi grande que je le pouvais souhaiter. C'est ainsi que ma sœur remettait mon esprit, et je ne tardais guère à en voir des preuves; car aussitôt qu'il se présentait quelque occasion où j'avais besoin du secours de mon frère, il l'embrassait avec tant de soin et de témoignage d'affection, que je n'avais pas lieu de douter qu'il ne m'aimât beaucoup; de sorte que j'attribuais au chagrin de sa maladie les manières froides dont il recevait les assiduités que je lui rendais pour le désennuyer, et cette énigme ne m'a été expliquée que le jour même de sa mort, qu'une personne des plus considérables par la grandeur de son esprit et de sa piété, avec qui il avait eu de grandes communications sur la pratique de la vertu, me dit qu'il lui avait donné cette instruction entre autres, qu'il ne souffrit jamais de qui que ce fût qu'on

l'aimât avec attachement; que c'était une faute sur laquelle on ne s'examine pas assez, parce qu'on n'en conçoit pas assez la grandeur, et qu'on ne considérait pas qu'en fomentant et souffrant ces attachements, on occupait un cœur qui ne devait être qu'à Dieu seul : que c'était lui faire un larcin de la chose du monde qui lui était la plus précieuse. Nous avons bien vu ensuite que ce principe était bien avant dans son cœur ; car, pour l'avoir toujours présent, il l'avait écrit de sa main sur un petit papier séparé où il y avait ces mots : « Il est injuste qu'on « s'attache, quoiqu'on le fasse avec plaisir et volon<tairement : je tromperais ceux en qui je ferais « naître ce désir, car je ne suis la fin de personne, • et n'ai de quoi le satisfaire. Ne suis-je pas prêt à * mourir? et ainsi l'objet de leur attachement mourra ⚫ done? Comme je serais coupable de faire croire * une fausseté, quoique je la persuadasse doucement, ⚫ qu'on la crût avec plaisir, et qu'en cela on me fit « plaisir de même je suis coupable si je me fais « aimer, et si j'attire les gens à s'attacher à moi. Je dois avertir ceux qui seraient prêts à consentir au ⚫ mensonge, qu'ils ne le doivent pas croire, quelque « avantage qu'il m'en revienne; et de même qu'ils ⚫ ne doivent pas s'attacher à moi, car il faut qu'ils ⚫ passent leur vie et leurs soins à plaire à Dieu et ⚫ à le chercher. >>

Voilà de quelle manière il s'instruisait lui-même, et comme il pratiquait si bien ses instructions, que Jy avais été trompée moi-même. Par ces marques que nous avons de ses pratiques, qui ne sont venues à notre connaissance que par hasard, on peut voir une partie des lumières que Dieu lui donnait pour la perfection de la vie chrétienne.

Il avait un si grand zèle pour la gloire de Dieu, qu'il ne pouvait souffrir qu'elle fût violée en quoi que ce soit; c'est ce qui le rendait si ardent pour le service du roi, qu'il résistait à tout le monde lors des troubles de Paris, et toujours depuis il appelait des prétextes toutes les raisons qu'on donnait pour excuser cette rébellion; et il disait que dans un état établi en république comme Venise, c'était un grand mal de contribuer à y mettre un roi, et opprimer la liberté des peuples à qui Dieu l'a donnée; mais que dans un état où la puissance royale est etablie, on ne pouvait violer le respect qu'on lui doit que par une espèce de sacrilége; puisque c'est nonseulement une image de la puissance de Dieu, mais une participation de cette même puissance, à laquelle on ne pouvait s'opposer sans résister visiblement à l'ordre de Dieu; et qu'ainsi l'on ne pouvait assez exagérer la grandeur de cette faute, outre qu'elle est toujours accompagnée de la guerre civile,

qui est le plus grand péché que l'on puisse commettre contre la charité du prochain. Et il observait cette maxime si sincèrement, qu'il a refusé dans ce tempslà des avantages très-considérables pour n'y pas manquer. Il disait ordinairement qu'il avait un aussi grand éloignement pour ce péché-là, que pour assas siner le monde ou pour voler sur les grands chemins; et qu'enfin il n'y avait rien qui fût plus contraire à son naturel, et sur quoi il fût moins tenté.

Ce sont là les sentiments où il était pour le service du roi : aussi était-il irréconciliable avec ceux qui s'y opposaient ; et ce qui faisait voir que ce n'était pas par tempérament ou par attachement à ses sentiments, c'est qu'il avait une douceur admirable pour ceux qui l'offensaient en particulier. En sorte qu'il n'a jamais fait de différence de ceux-là d'avec les autres; et il oubliait si absolument ce qui ne regardait que sa personne, qu'on avait peine à l'en faire souvenir, et il fallait pour cela circonstancier les choses. Et comme on admirait quelquefois cela, il disait : Ne vous en étonnez pas, ce n'est pas par vertu, c'est par oubli réel; je ne m'en souviens point du tout. Cependant il est certain qu'on voit par là que les offenses qui ne regardaient que sa personne ne lui faisaient pas de grandes impressions, puisqu'il les oubliait si facilement; car il avait une mémoire si excellente, qu'il disait souvent qu'il n'avait jamais rien oublié des choses qu'il avait voulu retenir.

Il a pratiqué cette douceur dans la pratique des choses désobligeantes jusqu'à la fin; car peu de temps avant sa mort, ayant été offensé dans une partie qui lui était fort sensible, par une personne qui lui avait de grandes obligations, et ayant en même temps reçu un service de cette personne, il la remercia avec tant de compliments et de civilités, qu'il en était excessif: cependant ce n'était pas par oubli, puisque c'était dans le même temps; mais c'est qu'en effet il n'avait point de ressentiment pour les offenses qui ne regardaient que sa personne.

Toutes ces inclinations, dont j'ai remarqué les particularités, se verront mieux en abrégé par une peinture qu'il a faite de lui-même dans un petit papier écrit de sa main en cette manière :

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« J'aime la pauvreté, parce que Jésus-Christ l'a «< aimée. J'aime les biens, parce qu'ils donnent << moyen d'en assister les misérables. Je garde la fidélité à tout le monde. Je ne rends pas le mal à ceux qui m'en font, mais je leur souhaite une condition pareille à la mienne, où l'on ne reçoit pas le mal << ni le bien de la plupart des hommes. J'essaye « d'être toujours véritable, sincère, et fidèle à tous « les hommes, et j'ai une tendresse de cœur pour « ceux que Dieu m'a unis plus étroitement; et soit

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