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une fausseté, quoique je la persuadasse doucement, et qu'on la crût avec plaisir,, et qu'en cela on me fît plaisir de même, je suis coupable de me faire aimer, et si j'attire les gens à s'attacher à moi. Je dois avertir ceux qui seroient prêts à consentir au mensonge, qu'ils ne le doivent pas croire, quelque avantage qui m'en revînt; et de même, qu'ils ne doivent pas s'attacher à moi; car il faut qu'ils passent leur vie et leurs soins à plaire à Dieu ou à le chercher.»

Voilà de quelle manière il s'instruisoit lui-même, et comme il pratiquoit si bien ses instructions, que j'y avois été trompée moi-même. Par ces marques que nous avons de ses pratiques, qui ne sont venues à notre connoissance que par hasard, on peut voir une partie des lumières que Dieu lui donnoit pour la perfection de la vie chrétienne.

Il avoit un si grand zèle pour la gloire de Dieu, qu'il ne pouvoit souffrir qu'elle fût violée en quoi que ce soit; c'est ce qui le rendoit si ardent pour le service du roi, qu'il résistoit à tout le monde lors des troubles de Paris, et toujours depuis il appeloit des prétextes toutes les raisons qu'on donnoit pour excuser cette rébellion; et il disoit que, dans un État établi en république comme Venise, c'étoit un grand mal de. contribuer à y mettre un roi, et opprimer la liberté des peuples à qui Dieu l'a donnée; mais que, dans un Etat où la puissance royale est établie, on ne pouvoit violer le respect qu'on lui doit que par une espèce de sacrilege; puisque c'est non-seulement une image de la puissance de Dieu, mais une participation de cette même puissance, à laquelle on ne pouvoit s'opposer sans résister visiblement à l'ordre de Dieu; et qu'ainsi on ne pouvoit assez exagérer la grandeur de cette faute, outre qu'elle est toujours accompagnée de la guerre civile, qui est le plus grand péché que l'on puisse commettre contre la charité du prochain. Et il observoit cette maxime si sincèrement, qu'il a refusé dans ce temps-là des avantages très-considérables pour n'y pas manquer. Il disoit ordinairement qu'il avoit un aussi grand éloignement pour ce péché-là que pour assassiner le monde, ou pour voler sur les grands chemins; et qu'enfin il n'y avoit rien qui fût plus contraire à son naturel, et sur quoi il fût moins tenté.

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Ce sont là les sentimens où il étoit pour le service du roi aussi étoit-il irréconciliable avec tous ceux qui s'y opposoient; et ce qui faisoit voir que ce n'étoit pas par tempérament ou par attachement à ses sentimens, c'est qu'il avoit une douceur merveilleuse pour ceux qui l'offensoient en particulier; en sorte qu'il n'a jamais fait de différence de ceux-là d'avec les autres; et il oublioit si absolument ce qui ne regardoit que sa personne, qu'on avoit peine à l'en faire souvenir, et il falloit pour cela circonstancier les choses. Et comme on admiroit quelquefois cela, il disoit : « Ne vous en étonnez pas, ce n'est pas par vertu, c'est par oubli réel; je ne m'en souviens point du tout. » Cependant il est certain qu'on voit par là que les offenses qui ne regardoient que sa personne ne lui faisoient pas grande impression, puisqu'il les oublioit si facilement; car il avoit une mémoire si excellente, qu'il disoit souvent qu'il n'avoit jamais rien oublié des choses qu'il avoit voulu retenir. Il a pratiqué cette douceur dans la souffrance des choses désobligeanPASCAL L

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tes jusqu'à la fin; car, peu de temps avant sa mort, ayant été offensé dans une partie qui lui étoit fort sensible, par une personne qui lui avoit de grandes obligations, et ayant en même temps reçu un service de cette personne, il la remercia avec tant de complimens et de civilités, qu'il en étoit confus: cependant ce n'étoit pas par oubli, puisque c'étoit dans le même temps; mais c'est qu'en effet il n'avoit point de ressentiment pour les offenses qui ne regardoient que sa personne.

Toutes ces inclinations, dont j'ai remarqué les particularités, se verront mieux en abrégé par une peinture qu'il a faite de lui-même dans un petit papier écrit de sa main en cette manière :

« J'aime la pauvreté, parce que Jésus-Christ l'a aimée. J'aime les biens, parce qu'ils donnent le moyen d'en assister les misérables. Je garde fidélité à tout le monde. Je ne rends pas' le mal à ceux qui m'en font, mais je leur souhaite une condition pareille à la mienne, où l'on ne reçoit pas de mal ni de bien de la part des hommes, et j'ai une tendresse de cœur pour ceux que Dieu m'a unis plus étroitement; et soit que je sois seul, ou à la vue des hommes, j'ai en toutes mes actions la vue de Dieu qui doit les juger, et à qui je les ai toutes consacrées. Voilà quels sont mes sentimens ; et je bénis tous les jours de ma vie mon Rédempteur qui les amis en moi, et qui, d'un homme plein de foiblesse, de misère, de concupiscence, d'orgueil et d'ambition, a fait un homme exempt de tous ces maux par la force de sa grâce, à laquelle toute la gloire en est due, n'ayant de moi que la misère et l'erreur. >>

Il s'étoit ainsi dépeint lui-même, afin qu'ayant continuellement devant les yeux la voie par laquelle Dieu le conduisoit, il ne pût jamais s'en détourner. Les lumières extraordinaires jointes à la grandeur de son esprit n'empêchoient pas une simplicité merveilleuse qui paroissoit dans toute la suite de sa vie, et qui le rendoit exact à toutes les pratiques qui regardoient la religion. Il avoit un amour sensible pour l'office divin, mais surtout pour les petites Heures, parce qu'elles sont composées du psaume CXVIII, dans lequel il trouvoit tant de choses admirables, qu'il sentoit de la délectation à le réciter. Quand il s'entretenoit avec ses amis de la beauté de ce psaume, il se transportoit en sorte qu'il paroissoit hors de lui-même; et cette méditation l'avoit rendu si sensible à toutes les choses par lesquelles on tâche d'honorer Dieu, qu'il n'en négligeoit pas une. Lorsqu'on lui envoyoit des billets tous les mois, comme on fait en beaucoup de lieux, il les recevoit avec un respect admirable; il en récitoit tous les jours la sentence; et dans les quatre dernières années de sa vie, comme il ne pouvoit travailler, son principal divertissement étoit d'aller visiter les églises où il y avoit des reliques exposées, ou quelque solennité; et il avoit pour cela un almanach spirituel qui l'instruisoit des lieux où il y avoit des dévotions particulières; et il faisoit tout cela si dévotement et si simplement, que ceux qui le voyoient en étoient surpris: ce qui a donné lieu à cette belle

4. C'était l'usage de plusieurs communautés, et entre autres, de celle de Port-Royal, d'envoyer tous les mois à certaines personnes des billets contenant une sentence et un sujet de méditation.

parole d'une personne très-vertueuse et très-éclairée, que la grâce de Dieu se fait connoître dans les grands esprits par les petites choses, et dans les esprits communs par les grandes.

Cette grande simplicité paroissoit lorsqu'on lui parloit de Dieu, ou de lui-même de sorte que, la veille de sa mort, un ecclésiastique qui est un homme d'une très-grande vertu' l'étant venu voir, comme il l'avoit souhaité, et ayant demeuré une heure avec lui, il en sortit si édifié, qu'il me dit : « Allez, consolez-vous, si Dieu l'appelle, vous avez bien sujet de le louer des grâces qu'il lui fait. J'avois toujours admiré beaucoup de grandes choses en lui, mais je n'y avois jamais remarqué la grande simplicité que je viens de voir: cela est incomparable dans un esprit tel que le sien; je voudrois de tout mon cœur être en sa place. » M. le curé de Saint-Etienne, qui l'a vu dans sa maladie, y voyoit la même chose, et disoit à toute heure : « C'est un enfant, il est humble, il est soumis comme un enfant. » C'est par cette même simplicité qu'on avoit une liberté tout entière pour l'avertir de ses défauts, et il se rendoit aux avis qu'on lui donnoit, sans résistance. L'extrême vivacité de son esprit le rendoit quelquefois si impatient qu'on avoit peine à le satisfaire; mais, quand on l'avertissoit, ou qu'il s'apercevoit qu'il avoit fâché quelqu'un dans ses impatiences, il réparoit incontinent cela par des traitemens si doux et par tant de bienfaits, que jamais il n'a perdu l'amitié de personne par là. Je tâche tant que je puis d'abréger, sans cela j'aurois bien des particularités à dire sur chacune des choses que j'ai remarquées; mais, comme je ne veux pas m'étendre, je viens à sa dernière maladie.

Elle commença par un dégoût étrange qui lui prit deux mois avant sa mort son médecin lui conseilla de s'abstenir de manger du solide, et de se purger; pendant qu'il étoit en cet état, il fit une action de charité bien remarquable. Il avoit chez lui un bon homme avec sa femme et tout son ménage, à qui il avoit donné une chambre, et à qui il fournissoit du bois, tout cela par charitė; car il n'en tiroit point d'autre service que de n'être point seul dans sa maison. Ce bon homme avoit un fils, qui étant tombé malade, en ce temps-là, de la petite vérole, mon frère, qui avoit besoin de mes assistances, eut peur que je n'eusse de l'appréhension d'aller chez lui à cause de mes enfans. Cela l'obligea à penser de se séparer de ce malade; mais, comme il craignoit qu'il ne fût en danger si on le transportoit en cet état hors de sa maison, il aima mjeux en sortir lui-même, quoiqu'il fût déjà fort mal, disant : « Il y a moins de danger pour moi dans ce changement de demeure : c'est pourquoi il faut que ce soit moi qui quitte. » Ainsi il sortit de sa maison le 29 juin, pour venir chez nous, et il n'y rentra jamais; car trois jours après il commença d'être attaqué d'une colique très-violente qui lui ôtoit absolument le sommeil. Mais comme il avoit une grande force d'esprit et un grand courage, il enduroit ses douleurs avec une patience admirable. Il ne laissoit pas de se lever tous les jours et de prendre luimême ses remèdes, sans vouloir souffrir qu'on lui rendît le moindre

4. M. de Sainte Marthe.-2, Le P. Beurrier, depuis abbé de Sainte-Geneviève.

service. Les médecins qui le traitoient voyoient que ses douleurs étoient considérables; mais, parce qu'il avoit le pouls fort bon, sans aucune altération ni apparence de fièvre, ils assuroient qu'il n'y avoit aucun péril, se servant même de ces mots : « Il n'y a pas la moindre ombre de danger. » Nonobstant ce discours, voyant que la continuation de ses douleurs et de ses grandes veilles l'affoiblissoit, dès le quatrième jour de sa colique et avant même que d'être alité, il envoya querir M. le curé, et se confessa. Cela fit bruit parmi ses amis, et en obligea quelques-uns de le venir voir, tout épouvantés d'appréhension. Les médecins même en furent si surpris qu'ils ne purent s'empêcher de le témoigner, disant que c'étoit une marque d'appréhension à quoi ils ne s'attendoient pas de sa part. Mon frère, voyant l'émotion que cela avoit causée, en fut fâché, et me dit : « J'eusse voulu communier; mais, puisque je vois qu'on est surpris de ma confession, j'aurois peur qu'on ne le fût davantage; c'est pourquoi il vaut mieux différer. » M. le curé ayant été de cet avis, il ne communia pas. Cependant son mal continuoit; comme M. le curé le venoit voir de temps en temps par visite, il ne perdoit pas une de ces occasions pour se confesser, et n'en disoit rien, de peur d'effrayer le monde, parce que les médecins assuroient toujours qu'il n'y avoit nul danger à sa maladie; et en effet il y eut quelque diminution en ses douleurs, en sorte qu'il se levoit quelquefois dans sa chambre. Elles ne le quittèrent jamais néanmoins tout à fait, et même elles revenoient quelquefois, et il maigrissoit aussi beaucoup, ce qui n'effrayoit pas beaucoup les médecins mais, quoi qu'ils pussent dire, il dit toujours qu'il étoit en danger, et ne manqua pas de se confesser toutes les fois que M. le curé le venoit voir. Il fit même son testament durant ce temps-là, où les pauvres ne furent pas oubliés, et il se fit violence pour ne pas donner davantage, car il me dit que si M. Périer eût été à Paris, et qu'il y eût consenti, il auroit disposé de tout son bien en faveur des pauvres ; et enfin il n'avoit rien dans l'esprit et dans le cœur que les pauvres, et il me disoit quelquefois : « D'où vient que je n'ai jamais rien fait pour les pauvres, quoique j'aie toujours eu un si grand amour pour eux? » Je lui dis : « C'est que vous n'avez jamais eu assez de bien pour leur donner de grandes assistances. » Et il me répondit : « Puisque je n'avois pas de bien pour leur donner, je devois leur avoir donné mon temps et ma peine; c'est à quoi j'ai failli; et si les médecins disent vrai, et si Dieu permet que je me relève de cette maladie, je suis résolu de n'avoir point d'autre emploi ni point d'autre occupation tout le reste de ma vie que le service des pauvres. Ce sont les sentimens dans lesquels Dieu l'a pris.

Il joignoit à cette ardente charité pendant sa maladie une patience si admirable, qu'il édifioit et surprenoit toutes les personnes qui étoient autour de lui, et il disoit à ceux qui témoignoient avoir de la peine de voir l'état où il étoit, que, pour lui, il n'en avoit pas, et qu'il appréhendoit même de guérir; et quand on lui en demandoit la raison, il disoit : « C'est que je connois les dangers de la santé et les avantages de la maladie. Il disoit encore au plus fort de ses douleurs, quand on s'affligeoit de les lui voir souffrir: « Ne me plaignez point; la maladie est

l'état naturel des chrétiens, parce qu'on est par là comme on devroit toujours être, dans la souffrance des maux, dans la privation de tous les biens et de tous les plaisirs des sens, exempt de toutes les passions qui travaillent pendant tout le cours de la vie, sans ambition, sans avarice, dans l'attente continuelle de la mort. N'est-ce pas ainsi que les chrétiens devroient passer la vie? Et n'est-ce pas un grand bonheur quand on se trouve par nécessité dans l'état où l'on est obligé d'être, et qu'on n'a autre chose à faire qu'à se soumettre humblement et paisiblement? C'est pourquoi je ne demande autre chose que de prier Dieu qu'il me fasse cette grâce. » Voilà dans quel esprit il enduroit tous ses maux. Il souhaitoit beaucoup de communier; mais les médecins s'y opposoient, disant qu'il ne le pouvoit faire à jeun, à moins que de le faire la nuit, ce qu'il ne trouvoit pas à propos de faire sans nécessité, et que pour communier en viatique il falloit être en danger de mort; ce qui ne se trouvant pas en lui, ils ne pouvoient pas lui donner ce conseil. Cette résistance le fâchoit, mais il étoit contraint d'y céder. Cependant sa colique continuant toujours, on lui ordonna de boire des eaux, qui en effet le soulagèrent beaucoup : mais au sixième jour de la boisson, qui étoit le quatorzième d'août, il sentit un grand étourdissement avec une grande douleur de tête; et quoique les médecins ne s'étonnassent pas de cela, et qu'ils assurassent que ce n'étoit que la vapeur des eaux, il ne laissa pas de se confesser, et il demanda avec des instances incroyables qu'on le fit communier, et qu'au nom de Dieu on trouvât moyen de remédier à tous les inconvéniens qu'on lui avoit allégués jusqu'alors; et il pressa tant pour cela, qu'une personne qui se trouva présente lui reprocha qu'il avoit de l'inquiétude, et qu'il devoit se rendre au sentiment de ses amis; qu'il se portoit mieux, et qu'il n'avoit presque plus de colique; et que, ne lui restant plus qu'une vapeur d'eau, il n'étoit pas juste qu'il se fît porter le saint sacrement; qu'il valoit mieux différer, pour faire cette action à l'église. Il répondit à cela : « On ne sent pas mon mal, et on y sera trompé; ma douleur de tête a quelque chose de fort extraordinaire. » Néanmoins voyant une si grande opposition à son désir, il n'osa plus en parler; mais il dit : « Puisqu'on ne me veut pas accorder cette grâce, j'y voudrois bien suppléer par quelque bonne œuvre, et ne pouvant pas communier dans le chef, je voudrois bien communier dans ses membres1; et pour cela j'ai pensé d'avoir céans un pauvre malade à qui on rende les mêmes services comme à moi, qu'on prenne une garde exprès, et enfin qu'il n'y ait aucune différence de lui à moi, afin que j'aie cette consolation de savoir qu'il y a un pauvre aussi bien traité que moi, dans la confusion que je souffre de me voir dans la grande abondance de toutes choses où je me vois. Car quand je pense qu'au même temps que je suis si bien, il y a une infinité de pauvres qui sont plus malades que moi, et qui manquent des choses les plus nécessaires, cela me fait une peine que je ne puis supporter; et ainsi je vous prie de demander un malade à M. le curé pour le dessein que j'ai. »

4. Le chef, c'est-à-dire Jésus-Christ; ses membres, c'est-à-dire les pauvres.

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