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pas cru? Votre Société ne publie autre chose; et vous-même, mon père, qui avez dit qu'elles y sont mot à mot, vous étiez à Rome au temps de la censure; car je vous rencontre partout. Se fût-il défié de la sincérité ou de la suffisance de tant de religieux graves? Et comment n'eût-il pas cru que la doctrine de Jansénius étoit la même que celle des cinq propositions, dans l'assurance que vous lui aviez donnée qu'elles étoient mot à mot de cet auteur? Il est donc visible, mon père, que, s'il se trouve que Jansénius ne les ait pas tenues, il ne faudra pas dire, comme vos pères ont fait dans leurs exemples, que le pape s'est trompé en ce point de fait, ce qu'il est toujours fâcheux de publier: mais il ne faudra que dire que vous avez trompé le pape; ce qui n'apporte plus de scandale, tant on vous connoît maintenant.

Ainsi, mon père, toute cette matière est bien éloignée de pouvoir former une hérésie. Mais comme vous voulez en faire une à quelque prix que ce soit, vous avez essayé de détourner la question du point de fait pour la mettre en un point de foi; et c'est ce que vous faites en cette sorte « Le pape, dites-vous, déclare qu'il a condamné la doctrine de Jansenius dans ces cinq propositions: donc il est de foi que la doctrine de Jansenius touchant ces cinq propositions est hérétique, telle qu'elle soit. » Voilà, mon père, un point de foi bien étrange, qu'une doctrine est hérétique telle qu'elle puisse être. Eh quoi! si, selon Jansénius, on peut résister à la grâce intérieure, et s'il est faux, selon lui, que JésusChrist ne soit mort que pour les seuls prédestinés, cela sera-t-il aussi condamné, parce que c'est sa doctrine? Sera-t-il vrai, dans la constitution du pape, que l'on a la liberté de faire le bien et le mal? et cela sera-t-il faux dans Jansenius? Et par quelle fatalité sera-t-il si malheureux, que la vérité devienne hérésie dans son livre? Ne faut-il donc pas confesser qu'il n'est hérétique, qu'au cas qu'il soit conforme à ces erreurs condamnées ? puisque la constitution du pape est la règle à laquelle on doit appliquer Jansénius pour juger de ce qu'il est selon le rapport qu'il y aura; et qu'ainsi on résoudra cette question, savoir si sa doctrine est hérétique, par cette autre question de fait, savoir si elle est conforme au sens de ces propositions; étant impossible qu'elle ne soit hérétique, si elle y est conforme; et qu'elle ne soit catholique, si elle y est contraire. Car enfin, puisque, selon le pape et les évêques, les propositions sont condamnées en leur sens propre et naturel, il est impossible qu'elles soient condamnées au sens de Jansénius, sinon au cas que le sens de Jansenius soit le même que le sens propre et naturel de ces propositions, ce qui est un point de fait.

La question demeure donc toujours dans ce point de fait, sans qu'on puisse en aucune sorte l'en tirer pour la mettre dans le droit. Et ainsi on n'en peut faire une matière d'hérésie; mais vous en pourriez bien faire un prétexte de persécution, s'il n'y avoit sujet d'espérer qu'il ne se trouvera point de personnes qui entrent assez dans vos intérêts pour suivre un procédé si injuste, et qui veuillent contraindre de signer, comme vous le souhaitez, que l'on condamne ces propositions au sens de Jansenius, sans expliquer ce que c'est que ce sens de Jansénius. Peu de gens sont disposés à signer une confession de foi en blanc. Or, ce

seroit en signer une en blanc, que vous rempliriez ensuite de tout ce qu'il vous plairoit; puisqu'il vous seroit libre d'interpréter à votre gré ce que c'est que ce sens de Jansénius qu'on n'auroit pas expliqué. Qu'on l'explique donc auparavant; autrement vous nous feriez encore ici un pouvoir prochain, abstrahendo ab omni sensu. Vous savez que cela ne réussit pas dans le monde. On y hait l'ambiguïté, et surtout en matière de foi, où il est bien juste d'entendre pour le moins ce que c'est que l'on condamne. Et comment se pourroit-il faire que des docteurs, qui sont persuadés que Jansénius n'a point d'autre sens que celui de la grâce efficace, consentissent à déclarer qu'ils condamnent sa doctrine sans l'expliquer, puisque dans la créance qu'ils en ont, et dont on ne les retire point, ce ne seroit autre chose que condamner la grâce efficace, qu'on ne peut condamner sans crime? Ne seroit-ce donc pas une étrange tyrannie de les mettre dans cette malheureuse nécessité, ou de se rendre coupables devant Dieu, s'ils signoient cette condamnation contre leur conscience, ou d'être traités d'hérétiques, s'ils refusoient de le faire?

Mais tout cela se conduit avec mystère. Toutes vos démarches sont politiques. Il faut que j'explique pourquoi vous n'expliquez pas ce sens de Jansenius. Je n'écris que pour découvrir vos desseins, et pour les rendre inutiles en les découvrant. Je dois donc apprendre à ceux qui l'ignorent que votre principal intérêt dans cette dispute étant de relever la grâce suffisante de votre Molina, vous ne le pouvez faire sans ruiner la grâce efficace, qui y est tout opposée. Mais comme vous voyez celleci aujourd'hui autorisée à Rome, et parmi tous les savans de l'Église, ne la pouvant combattre en elle-même, vous vous êtes avisés de l'attaquer sans qu'on s'en aperçoive, sous le nom de la doctrine de Jansenius. Ainsi il a fallu que vous ayez recherché de faire condamner Jansénius sans l'expliquer; et que, pour y réussir, vous ayez fait entendre que sa doctrine n'est point celle de la grâce efficace, afin qu'on croie pouvoir condamner l'une sans l'autre. De là vient que vous essayez aujourd'hui de le persuader à ceux qui n'ont aucune connoissance de cet auteur. Et c'est ce que vous faites encore vous-même, mon père, dans vos Cavilli (p. 23), par ce fin raisonnement : « Le pape a condamné la doctrine de Jansénius; or, le pape n'a pas condamné la doctrine de la grâce efficace donc la doctrine de la grâce efficace est différente de celle de Jansenius. » Si cette preuve étoit concluante, on montreroit de même qu'Honorius, et tous ceux qui le soutiennent, sont hérétiques en cette sorte. Le sixième concile a condamné la doctrine d'Honorius; or, le concile n'a pas condamné la doctrine de l'Eglise donc la doctrine d'Honorius est différente de celle de l'Église; donc tous ceux qui le défendent sont hérétiques. Il est visible que cela ne conclut rien puisque le pape n'a condamné que la doctrine des cinq propositions, qu'on lui a fait entendre être celle de Jansenius.

Mais il n'importe; car vous ne voulez pas vous servir longtemps de ce raisonnement. Il durera assez, tout foible qu'il est. pour le besoin que vous en avez. Il ne vous est nécessaire que pour faire que ceux qui ne veulent pas condamner la grâce efficace, condamnent Jansenius sans PASCAL I 13

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scrupule. Quand cela sera fait, on oubliera bientôt votre argument, et les signatures demeurant en témoignage éternel de la condamnation de Jansenius, vous prendrez l'occasion d'attaquer directement la grâce efficace, par cet autre raisonnement bien plus solide, que vous formerez en son temps << La doctrine de Jansénius, direz-vous, a été condamnée par les souscriptions universelles de toute l'Église; or, cette doctrine est manifestement celle de la grâce efficace; » et vous prouverez cela bien facilement : « Donc la doctrine de la grâce efficace est condamnée par l'aveu même de ses défenseurs. »

Voilà pourquoi vous proposez de signer cette condamnation d'une doctrine sans l'expliquer. Voilà l'avantage que vous prétendez tirer de ces souscriptions. Mais si vos adversaires y résistent, vous tendez un autre piége à leur refus. Car, ayant joint adroitement la question de foi à celle de fait, sans vouloir permettre qu'ils l'en séparent, ni qu'ils signent l'une sans l'autre, comme ils ne pourront souscrire les deux ensemble, vous irez publier partout qu'ils ont refusé les deux ensemble. Et ainsi, quoiqu'ils ne refusent en effet que de reconnoître que Jansenius ait tenu ces propositions qu'ils condamnent, ce qui ne peut faire d'hérésie, vous direz hardiment qu'ils ont refusé de condamner les propositions en elles-mêmes, et que c'est là leur hérésie.

Voilà le fruit que vous tirerez de leur refus, qui ne vous sera pas moins utile que celui que vous tireriez de leur consentement. De sorte que si on exige ces signatures, ils tomberont toujours dans vos embûches, soit qu'ils signent, ou qu'ils ne signent pas; et vous aurez votre compte de part ou d'autre : tant vous avez eu d'adresse à mettre les choses en état de vous être toujours avantageuses, quelque pente qu'elles puissent prendre.

Que je vous connois bien, mon père! et que j'ai de douleur de voir que Dieu vous abandonne jusqu'à vous faire réussir si heureusement dans une conduite si malheureuse! Votre bonheur est digne de compassion, et ne peut être envié que par ceux qui ignorent quel est le véritable bonheur. C'est être charitable que de traverser celui que vous recherchez en toute cette conduite, puisque vous ne l'appuyez que sur le mensonge, et que vous ne tendez qu'à faire croire l'une de ces deux faussetés ou que l'Église a condamné la grâce efficace, ou que ceux qui la défendent soutiennent les cinq erreurs condamnées.

Il faut donc apprendre à tout le monde, et que la grâce efficace n'est pas condamnée par votre propre aveu, et que personne ne soutient ces erreurs; afin qu'on sache que ceux qui refuseroient de signer ce que vous voudriez qu'on exigeât d'eux ne le refusent qu'à cause de la question de fait; et qu'étant prêts à signer celle de foi, ils ne sauroient être hérétiques par ce refus; puisque enfin il est bien de foi que ces propositions sont hérétiques, mais qu'il ne sera jamais de foi qu'elles soient de Jansenius. Ils sont sans erreur, cela suffit. Peut-être interprètent-ils Jansenius trop favorablement; mais peut-être ne l'interprétez-vous pas assez favorablement. Je n'entre pas là dedans. Je sais au moins que, selon vos maximes, vous croyez pouvoir sans crime publier qu'il est hérétique contre votre propre connoissance; au lieu que, selon les leurs,

ils ne pourroient sans crime dire qu'il est catholique, s'ils n'en étoient persuadés. Ils sont donc plus sincères que vous, mon père; ils ont plus examiné Jansénius que vous; ils ne sont pas moins intelligens que vous; ils ne sont donc pas moins croyables que vous. Mais quoi qu'il en soit de ce point de fait, ils sont certainement catholiques, puisqu'il n'est pas nécessaire, pour l'être, de dire qu'un autre ne l'est pas, et que, sans charger personne d'erreur, c'est assez de s'en décharger soi-même1.

LETTRE

AU R. P. ANNAT, CONFESSEUR DU ROI,

Sur son écrit qui a pour titre : La bonne foi des jansénistes, etc. Du 15 janvier 4657.

Mon révérend père,

J'ai lu tout ce que vous dites dans votre écrit, qui a pour titre : La bonne foi des jansenistes, etc. J'y ai remarqué que vous traitez vos adversaires, c'est-à-dire MM. de Port-Royal, d'hérétiques, d'une manière si ferme et si constante, qu'il semble qu'il n'est plus permis d'en douter; et que vous faites un bouclier de cette accusation pour repousser les attaques de l'auteur des Lettres au Provincial, que vous supposez être une personne de Port-Royal. Je ne sais s'il en est, ou non, mon révérend père, et j'aime mieux croire qu'il n'en est pas sur sa parole, que de croire qu'il en est sur la vôtre, puisque vous n'en donnez aucune preuve. Pour moi, je ne suis certainement ni habitant, ni secrétaire de Port-Royal; mais je ne puis m'empêcher de vous proposer, sur cette qualité que vous leur donnez, quelques difficultés, auxquelles, si vous me satisfaites nettement et sans équivoque, je me rangerai de votre côté, et je croirai qu'ils sont hérétiques.

Vous savez, mon révérend père, que de dire à des gens qu'ils sont hérétiques, c'est une accusation vague, et qui passe plutôt pour une injure que la passion inspire, que pour une vérité, si l'on ne montre en quoi et comment ils sont hérétiques. Il faut alléguer les propositions hérétiques qu'ils défendent, et les livres dans lesquels ils les défendent et les soutiennent comme des vérités orthodoxes.

Je vous demande donc en premier lieu, mon révérend père, en quoi MM. de Port-Royal sont hérétiques. Est-ce parce qu'ils ne reçoivent pas

4. A la fin de cette lettre, dans la première édition, se trouvent ces mots : « Mon révérend père, si vous avez peine à lire cette lettre, pour ne pas être en assez beau caractère, ne vous en prenez qu'à vous-même. On ne me donne pas des priviléges comme à vous. Vous en avez pour combattre jusqu'aux miracles; je n'en ai pas pour me défendre. On court sans cesse les imprimeries. Vous ne me conseilleriez pas vous-même de vous écrire davantage dans cette difficulté; car c'est un trop grand embarras d'être réduit à l'impression d'Osnabruck. >>

2. Cette lettre est attribuée à Nicole. Il n'est pas invraisemblable qu'elle ait été faite avec la coopération de Pascal.

la constitution du pape Innocent X, et qu'ils ne condamnent pas les cinq propositions qu'il a condamnées ? Si cela est, je les tiens pour hérétiques. Mais, mon révérend père, comment puis-je croire cela d'eux, puisqu'ils disent et écrivent clairement qu'ils reçoivent cette constitution, et qu'ils condamnent ce que le pape a condamné ?

Direz-vous qu'ils la reçoivent extérieurement, mais que dans leur cœur ils n'y croient pas ? Je vous prie, mon révérend père, ne faites point la guerre à leurs pensées, contentez-vous de la faire à leurs paroles et à leurs écrits; car cette façon d'agir est injuste, et marque une animosité étrange et qui n'est point chrétienne; et si on la souffre, il n'y aura personne qu'on ne puisse faire hérétique, et même mahometan, si l'on veut, en disant qu'on ne croit dans le cœur aucun des mystères de la religion chrétienne.

et

En quoi sont-ils donc hérétiques? Est-ce parce qu'ils ne veulent pas reconnoître que ces cinq propositions soient dans le livre de Jansenius? Mais je vous soutiens, mon révérend père, que ce ne fut jamais, et jamais ne sera matière d'hérésie, de savoir si des propositions condamnées sont dans un livre ou non. Par exemple, quiconque dit que l'attrition, telle que l'a décrite le sacré concile de Trente, est mauvaise, qu'elle est péché, il est hérétique; mais, si quelqu'un doutoit que cette proposition condamnée fût dans Luther ou Calvin, il ne seroit pas pour cela hérétique. De même celui qui soutiendroit comme catholiques les cinq propositions condamnées par le pape seroit hérétique : mais qu'elles soient dans Jansénius ou non, ce n'est point matière de foi; quoiqu'il ne faille pas pour cela se diviser ni faire schisme. Ajoutons, mon révérend père, que vos adversaires ont déclaré qu'ils ne se mettoient pas en peine si ces propositions étoient ou n'étoient pas dans Jansenius, et qu'en quelques livres qu'elles soient, ils les condamnent. Où est donc leur hérésie, pour dire et répéter avec tant de hardiesse qu'ils sont hérétiques?

Ne me répondez pas, je vous prie, que, le pape et les évêques disant qu'elles sont dans Jansénius, c'est hérésie de le nier. Car je maintiens que ce peut bien être péché de le nier, si l'on n'est assuré du contraire. Je dis plus, ce seroit schisme de se diviser d'avec eux pour ce sujet, mais ce ne peut jamais être hérésie. Que si quelqu'un qui a des yeux pour lire ne les y a point trouvées, il peut dire : « Je ne les y ai pas lues,» sans que pour cela on puisse l'appeler hérétique.

Que direz-vous donc, mon révérend père, pour prouver que vos adversaires sont hérétiques? Vous direz sans doute que M. Arnauld, en sa seconde lettre, a renouvelé une des cinq propositions. Mais qui le dit? Quelques docteurs de la Faculté, divisés sur cela d'avec leurs frères. Et sur quoi se sont-ils fondés pour le dire? Non pas sur ses paroles, car elles sont de saint Chrysostome et de saint Augustin, mais sur un sens qu'ils prétendent avoir été dans l'esprit de M. Arnauld, et que M. Arnauld nie avoir jamais eu. Or, je crois que la charité oblige tout le monde à croire un prêtre et un docteur qui rend raison de ce qui est caché dans son esprit, et qui n'est connu que de Dieu. Mais d'ailleurs, mon révérend père, la Faculté, non pas divisée, mais unie, a si souvent

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