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Sangues?

loit souvent des effets extraordinaires de la nature, comme de la poudre
à canon, et d'autres choses qui surprennent quand on les considère.
Mon frère prenoit grand plaisir à cet entretien, mais il vouloit savoir la
raison de toutes choses; et comme elles ne sont pas toutes connues,
lorsque mon père ne les disoit pas, ou qu'il disoit celles qu'on allègue
d'ordinaire, qui ne sont proprement que des défaites, cela ne le conten-
toit pas car il a toujours eu une netteté d'esprit admirable
pour discer-
ner le faux; et on peut dire que toujours et en toutes choses la vérité a
été le seul objet de son esprit, puisque jamais rien ne l'a pu satisfaire
que sa connoissance. Ainsi dès son enfance il ne pouvoit se rendre qu'à
ce qui lui paroissoit vrai évidemment; de sorte que, quand on ne lui
disoit pas de bonnes raisons, il en cherchoit lui-même, et quand il s'é-
toit attaché à quelque chose, il ne la quittoit point qu'il n'en eût trouvé
quelqu'une qui le pût satisfaire. Une fois entre autres quelqu'un ayant
frappé à table un plat de faïence avec un couteau, il prit garde que
cela rendoit un grand son, mais qu'aussitôt qu'on eut mis la main des-
sus, cela l'arrêta. Il voulut en même temps en savoir la cause, et cette
expérience le porta à en faire beaucoup d'autres sur les sons. Il y re-
marqua tant de choses, qu'il en fit un traité à l'âge de douze ans, qui
fut trouvé tout à fait bien raisonné.

Son génie à la géométrie commença à paroître lorsqu'il n'avoit encore que douze ans, par une rencontre si extraordinaire, qu'il me semble qu'elle mérite bien d'être déduite en particulier.

Mon père étoit homme savant dans les mathématiques, et avoit habitude par là avec tous les habiles gens en cette science, qui étoient souvent chez lui; mais comme il avoit dessein d'instruire mon frère dans les langues, et qu'il savoit que la mathématique, est une science qui remplit et qui satisfait beaucoup l'esprit, il ne voulut point que mon frère en eût aucune connoissance, de peur que cela ne le rendît négli gent pour la langue latine, et les autres [sciences] dans lesquelles il vouloit le perfectionner. Par cette raison il avoit serré tous les livres, qui en traitent, et il s'abstenoit d'en parler avec ses amis en sa présence; mais cette précaution n'empêchoit pas que la curiosité de cet enfant ne fût excitée, de sorte qu'il prioit souvent mon père de lui apprendre la mathématique; mais il le lui refusoit, lui promettant cela comme une récompense. Il lui promettoit qu'aussitôt qu'il sauroit le latin et le grec, il la lui apprendroit. Mon frère, voyant cette résistance, lui demanda un jour ce que c'étoit que cette science, et de quoi on y traitoit : mon père lui dit, en général, que c'étoit le moyen de faire des figures justes, et de trouver les proportions qu'elles avoient entre elles, et en même temps lui défendit d'en parler davantage et d'y penser jamais. Mais cet esprit qui ne pouvoit demeurer dans ces bornes, dès qu'il eut cette simple ouverture, que la mathématique donnoit des moyens de faire des figures infailliblement justes, il se mit lui-même à rêver sur cela à ses heures de récréation; et étant seul dans une salle où il avoit accoutumé de se divertir, il prenoit du charbon et faisoit des figures sur des carreaux, cherchant des moyens de faire, par exemple, un cercle parfaitement rond, un triangle dont les côtés et les angles fussent égaux, et autres

choses semblables. Il trouvoit tout cela lui seul; ensuite il cherchoit les proportions des figures entre elles. Mais comme le soin de mon père avoit été si grand de lui cacher toutes ces choses, il n'en savoit pas même les noms. Il fut contraint de se faire lui-même des définitions; il appeloit un cercle un rond, une ligne une barre, et ainsi des autres. Après ces définitions il se fit des axiomes, et enfin il fit des démonstrations parfaites; et comme l'on va de l'un à l'autre dans ces choses, il poussa les recherches si avant, qu'il en vint jusqu'à la trente-deuxième proposition du premier livre d'Euclide'. Comme il en étoit là-dessus, mon père entra dans le lieu où il étoit, sans que mon frère l'entendît; il le trouva si fort appliqué, qu'il fut longtemps sans s'apercevoir de sa venue. On ne peut dire lequel fut le plus surpris, ou le fils de voir son père, à cause de la défense expresse qu'il lui en avoit faite, ou le père de voir son fils au milieu de toutes ces choses. Mais la surprise du père fut bien plus grande, lorsque, lui ayant demandé ce qu'il faisoit, il lui dit qu'il cherchoit telle chose, qui étoit la trente-deuxième proposition du premier livre d'Euclide. Mon père lui demanda ce qui l'avoit fait penser à chercher cela il dit que c'étoit qu'il avoit trouvé telle autre chose; et sur cela lui ayant fait encore la même question, il lui dit encore quelques démonstrations qu'il avoit faites; et enfin, en rétrogradant et s'expliquant toujours par les noms de rond et de barre, il en vint à ses définitions et à ses axiomes.

Mon père fut si épouvanté de la grandeur et de la puissance de ce génie, que sans lui dire mot il le quitta, et alla chez M. Le Pailleur, qui étoit son ami intime, et qui étoit aussi fort savant. Lorsqu'il y fut arrivé, il y demeura immobile comme un homme transporté. M. Le Pailleur voyant cela, et voyant même qu'il versoit quelques larmes, fut épouvanté, et le pria de ne lui pas celer plus longtemps la cause de son déplaisir. Mon père lui répondit : « Je ne pleure pas d'affliction, mais de joie. Vous savez les soins que j'ai pris pour ôter à mon fils la connoissance de la géométrie, de peur de le détourner de ses autres études : cependant voici ce qu'il a fait. » Sur cela il lui montra tout ce qu'il avoit trouvé, par où l'on pouvoit dire en quelque façon qu'il avoit inventé les mathématiques. M. Le Pailleur ne fut pas moins surpris que mon père l'avoit été, et lui dit qu'il ne trouvoit pas juste de captiver plus longtemps cet esprit, et de lui cacher encore cette connoissance; qu'il falloit lui laisser voir les livres, sans le retenir davantage.

Mon père, ayant trouvé cela à propos, lui donna les Élémens d'Euclide pour les lire à ses heures de récréation. Il les vit et les entendit tout seul, sans avoir jamais eu besoin d'aucune explication; et pendant qu'il les voyoit, il composoit et alloit si avant, qu'il se trouvoit régulièrement aux conférences qui se faisoient toutes les semaines, où tous les habiles gens de Paris s'assembloient pour porter leurs ouvrages, ou pour examiner ceux des autres 2. Mon frère y tenoit fort bien son rang, tant pour l'examen que pour la production; car il étoit de ceux qui y 4. Que la somme des angles d'un triangle est égale à deux droits.

2. Ces conférences, qui furent l'origine de l'Académie des sciences, se tenaient chez le P. Mersenne.

portoient le plus souvent des choses nouvelles. On voyoit souvent aussi dans ces assemblées-là des propositions qui étoient envoyées d'Italie, d'Allemagne, et d'autres pays étrangers, et l'on prenoit son avis sur tout avec autant de soin que de pas un des autres; car il avoit des lumières si vives, qu'il est arrivé quelquefois qu'il a découvert des fautes dont les autres ne s'étoient point aperçus. Cependant il n'employoit à cette étude de géométrie que ses heures de récréation; car il apprenoit le latin sur des règles que mon père lui avoit faites exprès. Mais comme il trouvoit dans cette science la vérité qu'il avoit si ardemment recherchée, il en étoit si satisfait, qu'il y mettoit son esprit tout entier; de sorte que, pour peu qu'il s'y appliquât, il y avançoit tellement, qu'à l'âge de seize ans il fit un traité des Coniques qui passa pour un si grand effort d'esprit, qu'on disoit que depuis Archimède on n'avoit rien vu de cette force. Les habiles gens étoient d'avis qu'on les imprimât dès lors, parce qu'ils disoient qu'encore que ce fût un ouvrage qui seroit toujours admirable, néanmoins, si on l'imprimoit dans le temps que celui qui l'avoit inventé n'avoit encore que seize ans, cette circonstance ajouteroit beaucoup à sa beauté : mais comme mon frère n'a jamais eu de passion pour la réputation, il ne fit pas de cas de cela; et ainsi cet ouvrage n'a jamais été imprimé.

Durant tous ces temps-là il continuoit toujours d'apprendre le latin et le grec; et outre cela, pendant et après le repas, mon père l'entretenoit tantôt de la logique, tantôt de la physique, et des autres parties de la philosophie; et c'est tout ce qu'il en a appris, n'ayant jamais été au collége, ni eu d'autres maîtres pour cela non plus que pour le reste. Mon père prenoit un plaisir tel qu'on le peut croire de ces grands progrès que mon frère faisoit dans toutes les sciences, mais il ne s'aperçut pas que les grandes et continuelles applications dans un âge si tendre pouvoient beaucoup intéresser sa santé; et en effet elle commença d'être altérée dès qu'il eut atteint l'âge de dix-huit ans. Mais comme les incommodités qu'il ressentoit alors n'étoient pas encore dans une grande force, elles ne l'empêchèrent pas de continuer toujours dans ses occupations ordinaires; de sorte que ce fut en ce temps-là et à l'âge de dix-huit ans qu'il inventa cette machine d'arithmétique par laquelle on fait non-seulement toutes sortes de supputations sans plumes et sans jetons, mais on les fait même sans savoir aucune règle d'arithmétique, et avec une sûreté infaillible.

Cet ouvrage a été considéré comme une chose nouvelle dans la nature, d'avoir réduit en machine une science qui réside tout entière dans l'esprit, et d'avoir trouvé le moyen d'en faire toutes les opérations avec une entière certitude, sans avoir besoin de raisonnement. Ce travail le fatigua beaucoup, non pas pour la pensée ou pour le mouvement, qu'il trouva sans peine, mais pour faire comprendre aux ouvriers toutes ces choses. De sorte qu'il fut deux ans à le mettre dans cette perfection où il est à présent'.

1. On voit, au Conservatoire des arts et métiers, à Paris, un modèle de la machine arithmétique, avec ce certificat; Esto probati instrumenti signaculum koc, Blasius Pascal Arvernus, 1652.

Mais cette fatigue, et la délicatesse où se trouvoit sa santé depuis quelques années, le jetèrent dans des incommodités qui ne l'ont plus quitté ; de sorte qu'il nous disoit quelquefois que depuis l'âge de dixhuit ans il n'avoit pas passé un jour sans douleur. Ces incommodités néanmoins n'étant pas toujours dans une égale violence, dès qu'il avoit un peu de repos et de relâche, son esprit se portoit incontinent à chercher quelque chose de nouveau.

Ce fut dans ce temps-là et à l'âge de vingt-trois ans qu'ayant vu l'expérience de Torricelli, il inventa ensuite et exécuta les autres expériences qu'on nomme ses expériences: celle du vide qui prouvoit si clairement que tous les effets qu'on avoit attribués jusque-là à l'horreur du vide sont causés par la pesanteur de l'air. Cette occupation fut la dernière où il appliqua son esprit pour les sciences humaines; et quoiqu'il ait inventé la roulette après, cela ne contredit point à ce que je dis; car il la trouva sans y penser, et d'une manière qui fait bien voir qu'il n'y avoit pas d'application, comme je dirai dans son lieu.

Immédiatement après cette expérience, et lorsqu'il n'avoit pas encore vingt-quatre ans, la Providence ayant fait naître une occasion qui l'obligea à lire des écrits de piété, Dieu l'éclaira de telle sorte par cette lecture, qu'il comprit parfaitement que la religion chrétienne nous oblige à ne vivre que pour Dieu, et à n'avoir point d'autre objet que lui; et cette vérité lui parut si évidente, si nécessaire et si utile, qu'elle termina toutes ses recherches: de sorte que dès ce temps-là il renonça à toutes les autres connoissances pour s'appliquer uniquement à l'unique chose que Jésus-Christ appelle nécessaire.

Il avoit été jusqu'alors préservé, par une protection de Dieu particulière, de tous les vices de la jeunesse; et ce qui est encore plus étrange à un esprit de cette trempe et de ce caractère, il ne s'étoit jamais porté au libertinage pour ce qui regarde la religion, ayant toujours borné sa curiosité aux choses naturelles. Il m'a dit plusieurs fois qu'il joignoit cette obligation à toutes les autres qu'il avoit à mon père, qui, ayant lui-même un très-grand respect pour la religion, le lui avoit inspiré dès l'enfance, lui donnant pour maxime que tout ce qui est l'objet de la foi ne le sauroit être de la raison, et beaucoup moins y être soumis. Ces maximes, qui lui étoient souvent réitérées par un père pour qui il avoit une très-grande estime, et en qui il voyoit une grande science accompagnée d'un raisonnement fort net et fort puissant, faisoient une si grande impression sur son esprit, que quelques discours qu'il entendît faire aux libertins, il n'en étoit nullement ému; et quoiqu'il fût fort jeune, il les regardoit comme des gens qui étoient dans ce faux principe, que la raison humaine est au-dessus de toutes choses, et qui ne connoissoient pas la nature de la foi; et ainsi cet esprit si grand, si vaste et si rempli de curiosité, qui cherchoit avec tant de soin la cause et la raison de tout, étoit en même temps soumis à toutes les choses de la religion comme un enfant; et cette simplicité a régné en lui toute sa vie de sorte que, depuis même qu'il se résolute ne plus faire d'autre étude que celle de la religion, il ne s'est jamais appliqué aux questions curieuses de la théologie, et il a mis toute la force de son esprit à con

noître et à pratiquer la perfection de la morale chrétienne, à laquelle il a consacré tous les talens que Dieu lui avoit donnés, n'ayant fait autre chose dans tout le reste de sa vie que de méditer la loi de Dieu jour et nuit.

Mais, quoiqu'il n'eût pas fait une étude particulière de la scolastique, il n'ignoroit pourtant pas les décisions de l'Eglise contre les hérésies qui ont été inventées par la subtilité de l'esprit et c'est contre ces sortes de recherches qu'il étoit le plus animé, et Dieu lui donna dès ce tempslà une occasion de faire paroître le zèle qu'il avoit pour la religion.

Il étoit alors à Rouen, où mon père étoit employé pour le service du roi, et il y avoit aussi en ce même temps un homme qui enseignoit une nouvelle philosophie qui attiroit tous les curieux. Mon frère, ayant été pressé d'y aller par deux jeunes hommes de ses amis, y fut avec eux : mais ils furent bien surpris, dans l'entretien qu'ils eurent avec cet homme, qu'en leur débitant les principes de sa philosophie, il en tiroit des conséquences sur des points de foi, contraires aux décisions de l'Eglise. Il prouvoit par ses raisonnemens que le corps de Jésus-Christ n'étoit pas formé du sang de la sainte Vierge, mais d'une autre matière créée exprès, et plusieurs autres choses semblables. Ils voulurent le contredire; mais il demeura ferme dans ce sentiment. De sorte qu'ayant considéré entre eux le danger qu'il y avoit de laisser la liberté d'instruire la jeunesse à un homme qui avoit des sentimens erronés, ils résolurent de l'avertir premièrement, et puis de le dénoncer s'il résistoit à l'avis qu'on lui donnoit. La chose arriva ainsi, car il méprisa cet avis: de sorte qu'ils crurent qu'il étoit de leur devoir de le dénoncer à M. du Bellay', qui faisoit pour lors les fonctions épiscopales dans le diocèse de Rouen, par commission de M. l'archevêque. M. du Bellay envoya querir cet homme, et, l'ayant interrogé, il fut trompé par une confession de foi équivoque qu'il lui écrivit et signa de sa main, faisant d'ailleurs peu de cas d'un avis de cette importance qui lui étoit donné par · trois jeunes hommes.

Cependant, aussitôt qu'ils virent cette confession de foi, ils connurent ce défaut; ce qui les obligea d'aller trouver à Gaillon M. l'archevêque de Rouen, qui, ayant examiné toutes ces choses, les trouva si importantes, qu'il écrivit une patente à son conseil, et donna un ordre exprès à M. du Bellay de faire rétracter cet homme sur tous les points dont il étoit accusé, et de ne recevoir rien de lui que par la communication de ceux qui l'avoient dénoncé. La chose fut exécutée ainsi, et il comparut dans le conseil de M. l'archevêque, et renonça à tous ses sentimens : et on peut dire que ce fut sincèrement; car il n'a jamais témoigné de fiel contre ceux qui lui avoient causé cette affaire : ce qui fait croire qu'il étoit lui-même trompé par de fausses conclusions qu'il tiroit de ses faux principes. Aussi étoit-il bien certain qu'on n'avoit eu en cela aucun dessein de lui nuire, ni d'autres vues que de le détromper par lui-même, et l'empêcher de séduire les jeunes gens qui n'eussent pas été capables de discerner le vrai d'avec le faux dans des questions si subtiles. Ainsi

1. Camus, disciple de saint François de Sales. G. Pascal l'appelle M. du Bellay, par erreur; il fallait dire M. de Belley Camus, ancien évêque de Belley.

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