cette affaire se termina doucement; et mon frère continuant de chercher de plus en plus le moyen de plaire à Dieu, cet amour de la perfection chrétienne s'enflamma de telle sorte dès l'âge de vingt-quatre ans, qu'il se répandoit sur toute la maison. Mon père même, n'ayant pas de honte de se rendre aux enseignemens de son fils, embrassa pour lors une manière de vie plus exacte par la pratique continuelle des vertus jusqu'à sa mort, qui a été tout à fait chrétienne; et ma sœur, qui avoit des talens d'esprit tout extraordinaires, et qui étoit dès son enfance dans une réputation où peu de filles parviennent, fut tellement touchée des discours de mon frère, qu'elle se résolut de renoncer à tous les avantages qu'elle avoit tant aimés jusqu'alors, pour se consacrer à Dieu tout entière, comme elle a fait depuis, s'étant faite religieuse dans une maison très-sainte et très-austère, où elle a fait un si bon usage des perfections dont Dieu l'avoit ornée, qu'on l'a trouvée digne des emplois les plus difficiles, dont elle s'est toujours acquittée avec toute la fidélité imaginable, et où elle est morte saintement le 4 octobre 1661, âgée de trente-six ans. Cependant mon frère, de qui Dieu se servoit pour opérer tous ces biens, étoit travaillé par des maladies continuelles, et qui alloient toujours en augmentant. Mais comme alors il ne connoissoit pas d'autre science que la perfection, il trouvoit une grande différence entre cellelà et celle qui avoit occupé son esprit jusqu'alors; car, au lieu que ses indispositions retardoient le progrès des autres, celle-ci au contraire le perfectionnoit dans ces mêmes indispositions par la patience admirable avec laquelle il les souffroit. Je me contenterai, pour le faire voir, d'en rapporter un exemple. Il avoit entre autres incommodités celle de ne pouvoir rien avaler de liquide qu'il ne fût chaud; encore ne le pouvoit-il faire que goutte à goutte mais, comme il avoit outre cela une douleur de tête insupportable, une chaleur d'entrailles excessive, et beaucoup d'autres maux, les médecins lui ordonnèrent de se purger de deux jours l'un durant trois mois; de sorte qu'il fallut prendre toutes ces médecines, et pour cela les faire chauffer et les avaler goutte à goutte: ce qui étoit un véritable supplice, qui faisoit mal au cœur à tous ceux qui étoient auprès de lui, sans qu'il s'en soit jamais plaint. La continuation de ces remèdes, avec d'autres qu'on lui fit pratiquer, lui apporta quelque soulagement, mais non pas une santé parfaite; de sorte que les médecins crurent que pour se rétablir entièrement il falloit qu'il quittât toute sorte d'application d'esprit, et qu'il cherchât autant qu'il pourroit les occasions de se divertir. Mon frère eut de la peine à se rendre à ce conseil, parce qu'il y voyoit du danger : mais enfin il le suivit, croyant être obligé de faire tout ce qui lui seroit possible pour remettre sa santé, et il s'imagina que les divertissemens honnêtes ne pourroient pas lui nuire; et ainsi il se mit dans le monde. Mais, quoique par la miséricorde de Dieu il se soit toujours exempté des vices, néanmoins, comme Dieu l'appeloit à une grande perfection, il ne voulut pas l'y laisser, et il se servit de ma sœur pour ce dessein, comme il s'étoit autrefois servi de mon frère lorsqu'il avoit voulu retirer ma sœur des engagemens où elle étoit dans le monde. Elle étoit alors religieuse, et elle menoit une vie si sainte, qu'elle édifioit toute la maison: étant en cet état, elle eut de la peine de voir que celui à qui elle étoit redevable, après Dieu, des grâces dont elle jouissoit, ne fût pas dans la possession de ces grâces; et comme mon frère la voyoit souvent, elle lui en parloit souvent aussi; et enfin elle le fit avec tant de force et de douceur, qu'elle lui persuada ce qu'il lui avoit persuadé le premier, de quitter absolument le monde; en sorte qu'il se résolut de quitter tout à fait les conversations du monde, et de retrancher toutes les inutilités de la vie au péril même de sa santé, parce qu'il crut que le salut étoit préférable à toutes choses. Il avoit pour lors trente ans, et il étoit toujours infirme; et c'est depuis ce temps-là qu'il a embrassé la manière de vivre où il a été jusqu'à la mort1. Pour parvenir à ce dessein et rompre toutes ses habitudes, il changea de quartier, et fut demeurer quelque temps à la campagne; d'où étant de retour, il témoigna si bien qu'il vouloit quitter le monde, qu'enfin le monde le quitta; et il établit le règlement de sa vie dans cette retraite sur deux maximes principales, qui furent de renoncer à tout plaisir et à toutes superfluités; et c'est dans cette pratique qu'il a passé le reste de sa vie. Pour y réussir, il commença dès lors, comme il fit toujours depuis, à se passer du service de ses domestiques autant qu'il pouvoit. Il faisoit son lit lui-même, il alloit prendre son dîner à la cuisine et le portoit à sa chambre, il le rapportoit; et enfin il ne se servoit de son monde que pour faire sa cuisine, pour aller en ville, et pour les autres choses qu'il ne pouvoit absolument faire. Tout son temps étoit employé à la prière et à la lecture de l'Ecriture sainte : et il y prenoit un plaisir 1. Voici le texte d'un écrit de sa main, trouvé après sa mort cousu dans son habit : L'an de grâce 1654, Lundi, 23 novembre, jour de saint Clément, pape et martyr, et autres au martyrologe, Veille de saint Chrysogone, martyr, et autres, Depuis environ dix heures et demie du soir jusques environ minuit et demi, Feu. Dieu d'Abraham, Dieu d'lsaac, Dieu de Jacob. (Exode, III, 6, etc.; Matth., XXII, 32, etc.) Non des philosophes et des savans. Certitude. Certitude. Sentiment. Joie. Paix. Dieu de Jésus-Christ. Deum meum et Deum vestrum. (Jean, xx, 17.) << Ton Dieu sera mon Dieu.» (Ruth, 1, 16.) Oubli du monde et de tout, hormis Dieu. Il ne se trouve que par les voies enseignées dans l'Évangile. Grandeur de l'âme humaine. « Père juste, le monde ne t'a point connu, mais je t'ai connu.» (Jean, XVII, 25.) Joie, joie, joie, pleurs de joie. Je m'en suis séparé : Dereliquerunt me fontem aquæ vivæ. (Jérém., 11, 13.) « Mon Dieu, me quitterez-vous?» (Matth., xxvii, 46.) incroyable. Il disoit que l'Écriture sainte n'étoit pas une science de l'esprit, mais une science du cœur, qui n'étoit intelligible que pour ceux qui ont le cœur droit, et que tous les autres n'y trouvent que de l'obscurité. C'est dans cette disposition qu'il la lisoit, renonçant à toutes les lumières de son esprit; et il s'y étoit si fortement appliqué, qu'il la savoit toute par cœur; de sorte qu'on ne pouvoit la lui citer à faux; car lorsqu'on lui disoit une parole sur cela, il disoit positivement : « Cela n'est pas de l'Ecriture sainte, ou : « Cela en est; » et alors il marquoit précisément l'endroit. Il lisoit aussi les commentaires avec grand soin; car le respect pour la religion où il avoit été élevé dès sa jeunesse étoit alors changé en un amour ardent et sensible pour toutes les vérités de la foi; soit pour celles qui regardent la soumission de l'esprit, soit pour celles qui regardent la pratique dans le monde, à quoi toute la religion se termine; et cet amour le portoit à travailler sans cesse à détruire tout ce qui se pouvoit opposer à ces vérités. Il avoit une éloquence naturelle qui lui donnoit une facilité meryeilleuse à dire ce qu'il vouloit; mais il avoit ajouté à cela des règles dont on ne s'étoit pas encore avisé, et dont il se servoit si avantageusement, qu'il étoit maître de son style; en sorte que non-seulement il disoit tout ce qu'il vouloit, mais il le disoit en la manière qu'il vouloit, et son discours faisoit l'effet qu'il s'étoit proposé. Et cette manière d'écrire naturelle, naïve et forte en même temps, lui étoit si propre et si particulière, qu'aussitôt qu'on vit paroître les Lettres au provincial, on vit bien qu'elles étoient de lui, quelque soin qu'il ait toujours pris de le cacher, même à ses proches. Ce fut dans ce temps-là qu'il plut à Dieu de guérir ma fille d'une fistule lacrymale qui avoit fait un si grand progrès dans trois ans et demi, que le pus sortoit non-seulement par l'œil, mais Que je n'en sois pas séparé éternellement. « Cette est la vie éternelle, qu'ils te connoissent seul vrai Dieu, et celui que tu as envoyé, Jésus-Christ.» (Jean, xvII, 3.) Jésus-Christ. Jésus-Christ. Je m'en suis séparé; je l'ai fui, renoncé, crucifié. Que je n'en sois jamais séparé. Il ne se conserve que par les voies enseignées dans l'Évangile : Soumission totale à Jésus-Christ et à mon directeur. Éternellement en joie pour un jour d'exercice sur la terre. Non obliviscar sermones tuos. (Ps. cxvIII, 16.) Amen. Mme Périer ne parle pas de l'accident du pont de Neuilly. En voici le récit, d'après un manuscrit des pères de l'Oratoire de Clermont : « M. Arnoul (de Saint-Victor), curé de Chambourcy, dit qu'il a appris de M. le prieur de Barillon, ami de Mme Périer, que M. Pascal, quelques années avant sa mort, étant allé, selon sa coutume, un jour de fête, à la promenade au pont de Neuilly avec quelques-uns de ses amis, dans un carrosse à quatre ou six chevaux, les deux chevaux de volée prirent le frein aux dents à l'endroit du pont où il n'y avoit point de garde-fou; et s'étant précipités dans l'eau, les laisses qui les attachoient au train de derrière se rompirent, en sorte que le carrosse demeura sur le bord du précipice. Ce qui fit prendre la résolution à M. Pascal de rompre ses promenades et de vivre dans une entière solitude. » aussi par le nez et par la bouche. Et cette fistule étoit d'une si mauvaise qualité, que les plus habiles chirurgiens de Paris la jugeoient incurable. Cependant elle fut guérie en un moment par l'attouchement de la sainte épine 1; et ce miracle fut si authentique, qu'il a été avoué de tout le monde, ayant été attesté par de très-grands médecins et par les plus habiles chirurgiens de France, et ayant été autorisé par un jugement solennel de l'Eglise. Mon frère fut sensiblement touché de cette grâce, qu'il regardoit comme faite à lui-même, puisque c'étoit sur une personne qui, outre sa proximité, étoit encore sa fille spirituelle dans le baptême; et sa consolation fut extrême de voir que Dieu se manifestoit si clairement dans un temps où la foi paroissoit comme éteinte dans le cœur de la plupart du monde. La joie qu'il en eut fut si grande, qu'il en étoit pénétré; de sorte qu'en ayant l'esprit tout occupé, Dieu lui inspira une infinité de pensées admirables sur les miracles, qui, lui donnant de nouvelles lumières sur la religion, lui redoublèrent l'amour et le respect qu'il avoit toujours eus pour elle 2. Et ce fut cette occasion qui fit paroître cet extrême désir qu'il avoit de travailler à réfuter les principaux et les plus faux raisonnemens des athées. Il les avoit étudiés avec grand soin, et avoit employé tout son esprit à chercher tous les moyens de les convaincre. C'est à quoi il s'étoit mis tout entier. La dernière année de son travail a été toute employée à recueillir diverses pensées sur ce sujet : mais Dieu, qui lui avoit inspiré ce dessein et toutes ces pensées, n'a pas permis qu'il l'ait conduit à sa perfection, pour des raisons qui nous sont inconnues. Cependant l'éloignement du monde, qu'il pratiquoit avec tant de soin, n'empêchoit point qu'il ne vît souvent des gens de grand esprit et de grande condition, qui, ayant des pensées de retraite, demandoient ses avis et les suivoient exactement; et d'autres qui étoient travaillés de doutes sur les matières de la foi, et qui, sachant qu'il avoit de grandes lumières là-dessus, venoient à lui le consulter, et s'en retournoient toujours satisfaits; de sorte que toutes ces personnes, qui vivent présentement fort chrétiennement, témoignent encore aujourd'hui que c'est à ses avis et à ses conseils, et aux éclaircissemens qu'il leur a donnés, qu'ils sont redevables de tout le bien qu'ils font. Les conversations auxquelles il se trouvoit souvent engagé ne laissoient pas de lui donner quelque crainte qu'il ne s'y trouvât du péril; mais comme il ne pouvoit pas aussi en conscience refuser le secours que des personnes lui demandoient, il avoit trouvé un remède à cela. Il prenoit dans les occasions une ceinture de fer pleine de pointes, il la mettoit à nu sur sa chair; et lorsqu'il lui venoit quelque pensée de vanité, ou qu'il prenoit quelque plaisir au lieu où il étoit, ou quelque chose semblable, il se donnoit des coups de coude pour redoubler la violence des piqûres, et se faisoit ainsi souvenir lui-même de son devoir. Cette pratique lui parut si utile qu'il la conserva jusqu'à la mort, et même 1. Cette sainte épine est au Port-Royal du faubourg Saint-Jacques, à Paris. 2. Voy., sur le miracle de la sainte épine, l'Abrégé de l'histoire de PortRoyal, par Racine, Ire part., édit. Ch. Lahure, t. II, p. 53 et suiv. dans les derniers temps de sa vie, où il étoit dans des douleurs continuelles, parce qu'il ne pouvoit écrire ni lire : il étoit contraint de demeurer sans rien faire et de s'aller promener. Il étoit dans une continuelle crainte que ce manque d'occupation ne le détournât de ses vues. Nous n'avons su toutes ces choses qu'après sa mort, et par une personne de très-grande vertu qui avoit beaucoup de confiance en lui, à qui il avoit été obligé de le dire pour des raisons qui la regardoient elle-même. Cette rigueur qu'il exerçoit sur lui-même étoit tirée de cette grande maxime de renoncer à tout plaisir, sur laquelle il avoit fondé tout le règlement de sa vie. Dès le commencement de sa retraite, il ne manquoit pas non plus de pratiquer exactement cette autre qui l'obligeoit de renoncer à toute superfluité; car il retranchoit avec tant de soin toutes les choses inutiles, qu'il s'étoit réduit peu à peu à n'avoir plus de tapisserie dans sa chambre, parce qu'il ne croyoit pas que cela fût nécessaire, et de plus n'y étant obligé par aucune bienséance, parce qu'il n'y venoit que des gens à qui il recommandoit sans cesse le retranchement; 'de sorte qu'ils n'étoient pas surpris de ce qu'il vívoit lui-même de la manière qu'il conseilloit aux autres de vivre. Voilà comme il a passé cinq ans de sa vie, depuis trente ans jusqu'à trente-cinq travaillant sans cesse pour Dieu, pour le prochain, et pour lui-même, en tâchant de se perfectionner de plus en plus; et on pourroit dire en quelque façon que c'est tout le temps qu'il a vécu : car les quatre années que Dieu lui a données après n'ont été qu'une continuelle langueur. Ce n'étoit pas proprement une maladie qui fût venue nouvellement, mais un redoublement des grandes indispositions où il avoit été sujet dès sa jeunesse. Mais il en fut alors attaqué avec tant de violence, qu'enfin il y a succombé; et durant tout ce temps-là il n'a pu en tout travailler un instant à ce grand ouvrage qu'il avoit entrepris pour la religion', ni assister les personnes qui s'adressoient à lui pour avoir des avis, ni de bouche ni par écrit: car ses maux étoient si grands, qu'il ne pouvoit les satisfaire, quoiqu'il en eût un grand désir. Ce renouvellement de ses maux commença par un mal de dents qui lui ôta absolument le sommeil. Dans ses grandes veilles il lui vint une nuit dans l'esprit, sans dessein, quelques pensées sur la proposition de la roulette. Cette pensée étant suivie d'une autre, et celle-ci d'une autre, enfin une multitude de pensées qui se succédèrent les unes aux autres lui découvrirent comme malgré lui la démonstration de toutes ces choses, dont il fut lui-même surpris. Mais comme il y avoit longtemps qu'il avoit renoncé à toutes ces connoissances, il ne s'avisa pas seulement de les écrire: néanmoins en ayant parlé par occasion à une personne à qui il devoit toute sorte de déférence, et par respect et par reconnoissance de l'affection dont il l'honoroit, cette personne2, qui est aussi considérable par sa piété que par les éminentes qualités de son esprit et par la grandeur de sa naissance, ayant formé sur cela un dessein qui ne regardoit que la gloire de Dieu, trouva à propos qu'il en 4. Il fallait dire quatre ans ; depuis trente et un jusqu'à trente-cinq. 2. Le duc de Roannez. |