surfait pour la vendre plus cher qu'elle ne vaut; il a des marques fausses et mystérieuses afin qu'on croie n'en donner que son prix, un mauvais aunage pour en livrer le moins qu'il se peut, et il a un trébuchet, afin que celui à qui il l'a livrée la lui paie en or qui soit de poids. ¶ Dans toutes les conditions, le pauvre est bien proche de l'homme de bien, et l'opulent n'est guère éloigné de la friponnerie. Le savoir-faire et l'habileté ne mènent pas jusques aux énormes richesses. L'on peut s'enrichir dans quelque art, ou dans quelque commerce que ce soit, par l'ostentation d'une certaine probité. De tous les moyens de faire sa fortune, le plus court et le meilleur est de mettre les gens à voir clairement leurs intérêts à vous faire du bien. Les hommes pressés par les besoins de la vie, et quelquefois par le désir du gain ou de la gloire, cultivent des talents profanes, ou s'engagent dans des professions équivoques, et dont ils se cachent longtemps à eux-mêmes le péril et les conséquences; ils les quittent ensuite par une dévotion discrète, qui ne leur vient jamais qu'après qu'ils ont fait leur récolte et qu'ils jouissent d'une fortune bien établie. ¶ Il y a des misères sur la terre qui saisissent le cœur. Il manque à quelques-uns jusqu'aux aliments; ils redoutent l'hiver, ils appréhendent de vivre. L'on mange ailleurs des fruits précoces; l'on force la terre et les saisons pour fournir à sa délicatesse de simples bourgeois, seulement à cause qu'ils étaient riches', ont eu l'audace d'avaler en un seul morceau la nourriture de cent familles. Tienne qui voudra contre de si grandes extrémités ; je ne veux être, si je le puis, ni malheureux, ni heureux; je me jette et me réfugie dans la médiocrité. ¶ On sait que les pauvres sont chagrins de ce que tout leur manque et que personne ne les soulage; mais s'il est vrai que les riches soient colères, c'est de ce que la moindre chose puisse leur manquer, ou que quelqu'un veuille leur résister. 1. A cause que.... Les grammairiens ont proscrit cette locution; mais Pascal, Bossuet, et presque tous les grands écrivains l'emploient sans scrupule. ¶ Celui-là est riche qui reçoit plus qu'il ne consume celui-là est pauvre dont la dépense excède la recette 2. Tel, avec deux millions de rente, peut être pauvre chaque année de cinq cent mille livres. Il n'y a rien qui se soutienne plus longtemps qu'une médiocre fortune; il n'y a rien dont on voie mieux la fin que d'une grande fortune. L'occasion prochaine de la pauvreté, c'est de grandes richesses 3. S'il est vrai que l'on soit riche de tout ce dont on n'a pas besoin, un homme fort riche, c'est un homme qui est sage. S'il est vrai que l'on soit pauvre par toutes les choses que l'on désire, l'ambitieux et l'avare languissent dans une extrême pauvreté. Les passions tyrannisent l'homme, et l'ambition suspend en lui les autres passions et lui donne pour un temps les apparences de toutes les vertus. Ce Triphon qui a tous les vices, je l'ai cru sobre, chaste, libéral, humble et même dévot; je le croirais encore, s'il n'eût enfin fait sa fortune. L'on ne se rend point sur le désir de posséder et de s'agrandir la bile gagne et la mort approche, qu'avec un visage flétri et des jambes déjà faibles l'on dit : Ma fortune, mon établissement. Il n'y a au monde que deux manières de s'élever, ou par sa propre industrie, ou par l'imbécillité des autres. ¶ Les traits découvrent la complexion et les mœurs; mais la mine désigne les biens de fortune : le plus ou le moins de mille livres de rente se trouve écrit sur les visages. Chrysante, homme opulent et impertinent, ne veut pas être vu avec Eugène, qui est homme de mérite, mais pauvre; il croirait en être déshonoré. Eugène est pour Chry 1. Nous dirions aujourd'hui consommer; mais le dix-septième siècle, comme le seizième, a confondu consumer et consommer. 2 Cicéron, Sénèque et d'autres l'avaient déjà dit, et la Bruyère le répétera quelques lignes plus bas. Qui vit content de rien, possède toute, chose. (Boileau, Epitre v, vers 58.) 3. Expression théologique. C'est la richesse qui expose le plus à la pau vreté. sante dans les mêmes dispositions: ils ne courent pas risque de se heurter. Quand je vois de certaines gens, qui me prévenaient autrefois par leurs civilités, attendre au contraire que je les salue, et en être avec moi sur le plus ou sur le moins, je dis en moi-même : Fort bien, j'en suis ravi, tant mieux pour eux; vous verrez que cet homme-ci est mieux logé, mieux meublé et mieux nourri qu'à l'ordinaire; qu'il sera entré depuis quelques mois dans quelque affaire, où il aura déjà fait un gain raisonnable. Dieu veuille qu'il en vienne dans peu de temps jusqu'à me mépriser. Si les pensées, les livres et leurs auteurs dépendaient des riches et de ceux qui ont fait une belle fortune, quelle proscription! Il n'y aurait plus de rappel 1. Quel ton, quel ascendant ne prennent-ils pas sur les savants! Quelle majesté n'observent-ils pas à l'égard de ces hommes chétifs2 que leur mérite n'a ni placés ni enrichis, et qui en sont encore à penser et à écrire judicieusement! Il faut l'avouer, le présent est pour les riches, et l'avenir pour les vertueux et les habiles. HOMÈRE est encore et sera toujours; les receveurs de droits, les publicains ne sont plus; ont-ils été ? leur patrie, leurs noms sont-ils connus? y a-t-il eu dans la Grèce des partisans? Que sont devenus ces importants personnages qui méprisaient Homère, qui ne songeaient dans la place qu'à l'éviter, qui ne lui rendaient pas le salut, ou qui le saluaient par son nom, qui ne daignaient pas l'associer à leur table, qui le regardaient comme un homme qui n'était pas riche et qui faisait un livre ? Que deviendront les Fauconnets? iront-ils aussi loin dans la postérité que DESCARTES, né Français et mort en Suède *. Du même fonds d'orgueil dont l'on s'élève fièrement au-dessus de ses inférieurs, l'on rampe vilement devant 1. Ou, pour mieux dire, d'appel. Il faut dire en appeler et non en rappeler; tous les grammairiens et lexicographes sont d'accord sur ce point, et la Bruyère lui-même, en plusieurs passages, écrit en appeler. 2. Chetif est un vieux mot que l'ancien français a formé de captivus. Plus tard, le mot a été refait et calqué sur le mot latin, il a donné captif. Dès le moyen âge chétif avait pris le sens de faible et misérable. 3. Fauconnet était le fermier sous le nom duquel une société avait pris à bail, de 1680 à 1687, les impôts qui, sous le nom des cinq grosses fermes, avaient été jusque-là donnes à cinq fermiers différents. 4. René Descartes, né en Touraine l'an 1596, mourut en 1650 à Stockholm, où l'avait appelé la reine Christine. Ses restes furent rapportés en France en 1667. ceux qui sont au-dessus de soi. C'est le propre de ce vice, qui n'est fondé ni sur le mérite personnel, ni sur la vertu, mais sur les richesses, les postes, le crédit, et sur de vaines sciences, de nous porter également à mépriser ceux qui ont moins que nous de cette espèce de biens, et à estimer trop ceux qui en ont une mesure qui excède la nôtre. Il y a des âmes sales, pétries de boue et d'ordure, éprises du gain et de l'intérêt, comme les belles âmes le sont de la gloire et de la vertu, capables d'une seule volupté, qui est celle d'acquérir ou de ne point perdre, curieuses et avides du denier dix', uniquement occupées de leurs débiteurs, toujours inquiètes sur le rabais ou sur le décri des monnaies, enfoncées et comme abîmées dans les contrats, les titres et les parchemins. De telles gens ne sont ni parents, ni amis, ni citoyens, ni chrétiens, ni peut-être des hommes: ils ont de l'argent. Commençons par excepter ces âmes nobles et courageuses, s'il en reste encore sur la terre, secourables, ingénieuses à faire du bien, que nuls besoins, nulle disproportion, nuls artifices, ne peuvent séparer de ceux qu'ils se sont une fois choisis pour amis; et, après cette précaution, disons hardiment une chose triste et douloureuse à imaginer Il n'y a personne au monde si bien lié avec nous de société et de bienveillance, qui nous aime, qui nous goûte, qui nous fait mille offres de services et qui nous sert quelquefois, qui n'ait en soi, par l'attachement à son intérêt, des dispositions très-proches à rompre avec nous et à devenir notre ennemi. ¶ Pendant qu'Oronte augmente, avec ses années, son fonds et ses revenus, une fille naît dans quelque famille, s'élève, croît, s'embellit et entre dans sa seizième année. Il se fait prier à cinquante ans pour l'épouser, jeune, belle, 1. Placer de l'argent au denier dix, c'est le placer à dix pour cent, c'est en retirer un intérêt qui vaille le dixième du capital. 2. La crainte que le gouvernement ne supprimàt ou ne réduisît telles ou telles monnaies, troublait de temps à autre les gens d'affaire et suspendait les transactions. En 1679 une déclaration royale avait réglé le cours des monnaies, decriant les unes, réduisant les autres. L'annonce d'une nouvelle réglementation fut souvent faite par la suite. « On croit toujours être ici, écrit Racine en 1698, à la veille d'un décri, et cela cause le plus grand désordre du monde. » Les pièces décriées n'avaient plus cours qu'en raison de leur poids. spirituelle : cet homme sans naissance, sans esprit et sans le moindre mérite, est préféré à tous ses rivaux. Le mariage, qui devrait être à l'homme une source de tous les biens, lui est souvent, par la disposition de sa fortune, un lourd fardeau sous lequel il succombe. C'est alors qu'une femme et des enfants sont une violente tentation à la fraude, au mensonge et aux gains illicites; il se trouve entre la friponnerie et l'indigence étrange situation! Epouser une veuve, en bon français, signifie faire sa fortune; il n'opère pas toujours ce qu'il signifie. ¶ Celui qui n'a de partage avec ses frères 1 que pour vivre à l'aise bon praticien, veut être officier ; le simple officier se fait magistrat, et le magistrat veut présider1; et ainsi de toutes les conditions où les hommes languissent serrés et indigents, après avoir tenté au delà de leur fortune et forcé, pour ainsi dire, leur destinée, incapables tout à la fois de ne pas vouloir être riches et de demeurer riches. ¶ Dîne bien, Cléarque, soupe le soir, mets du bois au feu, achète un manteau, tapisse ta chambre tu n'aimes point ton héritier; tu ne le connais point, tu n'en as point. ¶ Jeune, on conserve pour sa vieillesse; vieux, on épargne pour la mort. L'héritier prodigue paie de superbes funérailles, et dévore le reste. ¶ L'avare dépense plus mort, en un seul jour, qu'il ne faisait vivant en dix années; et son héritier plus en dix mois, qu'il n'a su faire lui-même en toute sa vie. Ce que l'on prodigue, on l'ôte à son héritier; ce que l'on épargne sordidement, on se l'ôte à soi-même. Le milieu est justice pour soi et pour les autres. Les enfants peut-être seraient plus chers à leurs pères et, réciproquement, les pères à leurs enfants, sans le titre d'héritiers. ¶ Triste condition de l'homme, et qui dégoûte de la vie! il faut suer, veiller, fléchir, dépendre, pour avoir un peu de fortune, ou la devoir à l'agonie de nos proches. Celui 1. Celui qui n'a de fortune patrimoniale. 2. Avocat ou procureur. 3. Acheter un office dans une cour. 4. Devenir président. |