elles sont vides de sentiments qui n'ont régné que depuis leur temps, et qui doivent aux femmes leur naissance. Ce sexe va plus loin que le nôtre dans ce genre d'écrire. Elles trouvent sous leur plume des tours et des expressions qui souvent en nous ne sont l'effet que d'un long travail et d'une pénible recherche; elles sont heureuses dans le choix des termes, qu'elles placent si juste que, tout connus qu'ils sont, ils ont le charme de la nouveauté, et semblent être faits seulement pour l'usage où elles les mettent; il n'appartient qu'à elles de faire lire dans un seul mot tout un sentiment, et de rendre délicatement une pensée qui est délicate; elles ont un enchaînement de discours inimitable, qui se suit naturellement, et qui n'est lié que par le sens'. Si les femmes étaient toujours correctes, j'oserais dire que les lettres de quelques-unes d'entre elles seraient peut-être ce que nous avons dans notre langue de mieux écrit. Il n'a manqué à TERENCE que d'être moins froid: quelle pureté, quelle exactitude, quelle politesse, quelle élégance, quels caractères! Il n'a manqué à MOLIERE que d'éviter le jargon et le barbarisme, et d'écrire purement: quel feu, (1598-1648) doit la meilleure part de sa célébrité à sa correspondance. Il était poëte, et Boileau tenait ses poésies en grande estime. Il le nomme à côté de Malherbe (épître IX), et même à côté d'Horace (satire Ix). 1. La Bruyère avait sans doute lu quelques-unes des lettres de Mme de Sévigné. Bussy lui avait peut-être communiqué la copie de celles qui lui avaient été adressées. 2. Les négligences et les incorrections ne sont pas rares dans les œuvres de Molière, bien qu'elles soient moins fréquentes que ne l'ont imaginé la plupart de ses annotateurs. «En pensant bien, dit Fenelon, il parle souvent mal; il se sert des phrases les plus forcées et les moins naturelles. Térence dit en quatre mois, avec la plus élégante simplicité, ce que celui-ci ne dit qu'avec une multitude de métaphores qui approchent cu galimatias. » Vauvenargues, qui, comme Fenelon, aime mieux la prose de Molière que ses vers, s'est encore montré plus rigoureux: «Il y a en lui, dit-il, tant de négligences et d'expressions impropres qu'il y a peu de poetes, si j'ose le dire, moins corrects et moins purs que lui. » Plusieurs écrivains ont protesté contre la sévérité de ces jugements, dans lesquels il n'est pas tenu comple de la rapidité avec laquelle Molière a dû composer ses pièces. Ils ont surtout proteste contre l'excès de sévérité de la Bruyère. Mais est-il certain qu'on l'ait bien compris? La Bruyère veut-il dire que Molière ait si mal étudié la langue qu'il n'ait pu éviter le jargon et le barbarisme? J'en doute, et je propose l'interprétation qui suit. La Bruyère a blàmé l'auteur du Misanthrope, comme on le verra plus loin, d'avoir introduit des paysans sur la scène le jargon et les barbarismes dont il se plaint, ne se trouveraient-ils pas dans le langage de Jacqueline, de Lucas, de divers personnages du Festin de Pierre, de M. de Pourceaugnac, etc., dans ce langage que Molière a fiaèlement transporté des champs au théâtre? Hors des farces, la Bruyère ne veut pas de paysanneries; on peut en conclure sans témérité, ce me semble, qu'il quelle naïveté, quelle source de la bonne plaisanterie, quelle imitation des mœurs, quelles images, et quel fléau du ridicule! Mais quel homme on aurait pu faire de ces deux comiques! J'ai lu MALHERBE et THEOPHILE'. Ils ont tous deux connu la nature, avec cette différence que le premier, d'un style plein et uniforme, montre tout à la fois ce qu'elle a de plus beau et de plus noble, de plus naïf et de plus simple: il en fait la peinture ou l'histoire. L'autre, sans choix, sans exactitude, d'une plume libre et inégale, tantôt charge ses descriptions, s'appesantit sur les détails; il fait une anatomie; tantôt il feint, il exagère, il passe le vrai dans la nature: il en fait le roman. 4 TRONSARD et BALZAC ont eu, chacun dans leur genre, assez de bon et de mauvais pour former après eux de trèsgrands hommes en vers et en prose. MAROT, par son tour et par son style, semble avoir écrit depuis RONSARD: il n'y a guère, entre ce premier et nous, que la différence de quelques mots. TRONSARD et les auteurs ses contemporains ont plus nui au style qu'ils ne lui ont servi : ils l'ont retardé dans le lui répugnait d'entendre, au théâtre de Molière, les paysans parler comme à la campagne. 1. Tous les jours à la cour un sot de qualité Peut juger de travers avec impunité, A Malherbe, à Racan, préférer Théophile.... Est-ce en souvenir de ce vers de Boileau (satire Ix) que la Bruyère a voulu comparer Malherbe (1555-1628), le réformateur de la poésie, et Théophile Viaud (1590-1626), poëte que son mauvais goût a ridiculisé? Le rapprochement qu'il a fait de ces deux noms a fort étonné les critiques. Théophile est l'auteur de ces vers cités par Boileau dans sa préface: Ah! voici le poignard qui du sang de son maître S'est souillé lâchement. Il en rougit le traître! A côté de ces vers, tirés de la tragédie de Pyrame et Thisbé, l'on en pourrait citer d'autres qui ne sont pas plus heureux. Ainsi Pyrame, s'approchant de la muraille qui le sépare de Thisbé et dans laquelle une fente est pratiquée, s'écrie: Voyez comme ce marbre est fendu de pitié, Et qu'à notre douleur le sein de ces murailles Pour recéler nos feux s'entr'ouvre les entrailles ! 2. D'un style plein et toujours égal. 3. Fingit, il invente. 4. Ronsard (1524-1585), qui voulut être le réformateur de la langue et de la poésie, a semblé le plus admirable des poëtes à ses contemporains. 5. Clément Marot (1495-1544) a excellé dans la poésie famílière, dans les épîtres, les épigrammes et les élégies. chemin de la perfection; ils l'ont exposé à la manquer pour toujours et à n'y plus revenir1. Il est étonnant que les ouvrages de Marot, si naturels et si faciles, n'aient su faire de Ronsard, d'ailleurs plein de verve et d'enthousiasme, un plus grand poëte que Ronsard et que Marot; et, au contraire, que Belleau, Jodelle et du Bartas aient été sitôt suivis d'un RACAN et d'un MALHERBE, et que notre langue, à peine corrompue, se soit vue réparée 1. 3 MAROT et RABELAIS sont inexcusables d'avoir semé 1. C'est, à peu de chose près, le jugement de Boileau. (Art poétique, I, vers 113.) Ronsard, dit-il, Réglant tout, brouilla tout, fit un art à sa mode, «Ronsard, dit M. Geruzez, a été trop loné et trop dénigré. S'il a échoué complétement dans l'épopée et l'ode pindarique, il faut reconnaître aussi qu'il a rencontré, par intervalles, la vraie noblesse de langage poétique dans quelques passages du Bocage royal, des Hymnes et des Discours sur les misères du temps. M. Sainte-Beuve, qui, de nos jours, a revisé ce grand procès, a tout au moins prouvé, pièces en main, que, dans le sonnet et dans pièces anacréontiques, Ronsard garde un rang élevé. Malherbe, qui a si heureusement profité des efforts de Ronsard, aurait dû blâmer moins rudement les écarts de ce poëte, martyr de la cause dont il reste le héros. » Du Bar 2. Remi Belleau (1528-1577), l'un des poëtes de la Pleiade, a traduit les odes d'Anacréon, les Phénomènes d'Aratus, l'Ecclésiaste, etc. Il est l'auteur d'une jolie pièce, Avril, qui est souvent citée. -. Jodelle (1532-1573), poëte dramatique, auteur de tragédies imitées des tragédies grecques. tas (1544-1590), poëte sans goût qui exagéra encore le faste pédantesque de Ronsard, est l'auteur d'un poëme, jadis très-admiré, qui a pour titre: la Semaine, ou les Sept jours de la création. C'est en 1690 que la Bruyère publia ces considérations sur l'histoire de la langue. Dans quatre éditions, le nom de Saint-Gelais a occupé la place où l'on voit celui de du Bartas, et ce n'est qu'en 1696, fort peu de temps avant sa mort, que la Bruyère remplaça Saint-Gelais par du Bartas. On lui avait sans doute fait remarquer que Mellin de Saint-Gelais (1491-1558) était de l'école de Marot et nor de celle de Ronsard. 3. Honorat de Bueil, marquis de Racan (1589-1670), élève et ami de Malherbe, sur vie duquel il a laissé des mémoires. Il a composé des Bergeries, des Odes sacrées, etc. 4. La Bruyère dit en prose ce que Boileau dit en vers: Par ce sage écrivain la langue réparée 5. François Rabelais, né à Chinon en 1483, tour à tour cordelier, béné dictin, médecin, bibliothécaire, secrétaire d'ambassadeur et curé, mourut à Meudon en 1553. C'est à dessein qu'il fit de son livre une énigmé, dissimulant ses hardiesses sous des bouffonneries extravagantes. Le jugement de la Bruyère est souvent cité et mérite de l'être. l'ordure dans leurs écrits: tous deux avaient assez de génie et de naturel pour pouvoir s'en passer, même à l'égard de ceux qui cherchent moins à admirer qu'à rire dans un auteur. Rabelais surtout est incompréhensible; son livre est une énigme, quoi qu'on veuille dire, inexplicable; c'est une chimère, c'est le visage d'une belle femme avec des pieds et une queue de serpent ou de quelque autre bête plus difforme; c'est un monstrueux assemblage d'une morale fine et ingénieuse et d'une sale corruption. Où il est mauvais, il passe bien loin au delà du pire, c'est le charme de la canaille; où il est bon, il va jusques à l'exquis et à l'excellent, il peut être le mets des plus délicats. Deux écrivains, dans leurs ouvrages, ont blâmé MONTAIGNE, que je ne crois pas, aussi bien qu'eux*, exempt de toute sorte de blâme. Il paraît que tous deux ne l'ont estimé en nulle manière. L'un ne pensait pas assez pour. goûter un auteur qui pense beaucoup; l'autre pense trop subtilement pour s'accommoder de pensées qui sont naturelles. 1. ....Le cœur de l'homme est creux et plein d'ordure, dans ses Pensées. Molière a employé le même mot au pluriel : Chaque instant de ma vie est chargé de souillures; Elle n'est qu'un amas de crimes et d'ordures. 2. Horace, Art poétique, vers 3: .... ut turpiter in atrum » a dit Pascal (Tartufe, acte III, scène vi.) Desinatin piscem mulier formosa superne. 3. Nicolas Montaigne (ou Montagne, comme écrit la Bruyère), né en 1533, mort en 1592, l'immortel auteur des Essais. La Bruyère l'avait beaucoup lu. 4. Que je ne crois pas non plus.... Au dix-septième siècle, aussi se rencontre à chaque instant dans les phrases négatives. Pascal, Descartes, Molière, Corneille, en offrent quantité d'exemples. Les gran.mairiens modernes exigent que l'on fasse usage, en pareil cas, de non plus. 5. L'écrivain qui « pense trop subtilement,» d'après tous les commentateurs, est le philosophe cartésien Malebranche (1638-1715), qui « a blàmé» Montaigne dans la Recherche de la vérité. Celui qui « ne pense pas assez » est pour les uns Nicole (1625-1695), l'écrivain de Port-Royal, pour les autres Balzac. Comme l'a fait remarquer M. Sainte-Beuve, la partie des Essais où Nicole a parlé de Montaigne n'a point paru assez tôt pour que la Bruyère ait pu la lire. Aussi, à moins que la Bruyère n'ait en vue quelque passage de Logique de Port-Royal, à laquelle avait collaboré Nicole, n'est-ce pas à Nicole qu'il fait allusion. Balzac a consacré deux Entretiens à Montaigne, et, bien que l'on puisse se demander si la critique qu'il en a faite autorisait la Bruyère à dire qu'il ne l'estimait « en nulle manière, » son nom est sans doute celui auquel il faut s'arrêter. Il était mort depuis trente ans environ lorsque la Bruyère écrivait; l'imparfait (ne pensait pas) se comprend donc mieux, appliqué à lui, que s'il s'agissait de Nicole, qui vivait encore quand parut ce passage. Un style grave, sérieux, scrupuleux, va fort loin. On lit AMYOT et COEFFETEAU: lequel lit-on de leurs contemporains? BALZAC, pour les termes et pour l'expression, est moins vieux que VOITURE; mais si ce dernier, pour le tour, pour l'esprit et pour le naturel, n'est pas moderne et ne ressemble en rien à nos écrivains, c'est qu'il leur a été plus facile de le négliger que de l'imiter, et que le petit nombre de ceux qui courent après lui ne peut l'atteindre. ¶ Le H*** G**** est immédiatement au-dessous de rien*. Il y a bien d'autres ouvrages qui lui ressemblent. Il y a autant d'invention à s'enrichir par un sot livre qu'il y a de sottise à l'acheter; c'est ignorer le goût du peuple que de ne pas hasarder quelquefois de grandes fadaises. L'on voit bien que l'Opéra est l'ébauche d'un grand spectacle; il en donne l'idée *. Je ne sais pas comment l'Opéra, avec une musique si parfaite et une dépense toute royale, a pu réussir à m'ennuyer. Il y a des endroits dans l'Opéra qui laissent en désirer d'autres; il échappe quelquefois de souhaiter la fin de tout 1. Jacques Amyot (1513-1593), qui, d'abord valet au collège de Navarre, devint précepteur des enfants de Henri H, grand aumônier de France et évêque d'Auxerre, a traduit Plutarque et les romans grecs d'Héliodore et de Longus. 2. Nicolas Coëffeteau (1574-1623), évêque de Marseille, savant théologien et célèbre prédicateur, auteur d'un grand nombre d'ouvrages. Vaugelas avait une vive admiration pour le style de Coëffeteau, et prenait très-souvent dans son Histoire romaine les exemples qu'il citait. Mais la réputation de Coëffeteau faiblit dès la fin du dix-septième siècle, comme le prouvent les railleries de Saint-Évremond. Mme de Maintenon veut que la duchesse de Bourgogne apprenne l'histoire de l'empire romain dans l'Histoire romaine de Coëffeteau, mais la seule raison qu'elle en donne est que les chapitres y sont courts, et que la jeune princesse n'aime pas ce qui est long. 3. Il s'agit du Mercure galant. Le Mercure, journal ou plutôt revue qui depuis 1672 paraissait tous les mois, était rédigé par Donneau de Visé, qui eut parfois pour collaborateurs Thomas Corneille et Fontenelle. Dans deux éditions, la 6e et la 7o, la Bruyère fit ou laissa imprimer les véritables initiales du Mercure galant, M. G.; mais dans les autres on lit: H. G., c'est-àdire Hermès galant; la Bruyère traduisait ainsi Mercure en grec. Le Mercure, qui donnait les nouvelles de la cour, de l'armée et de la littérature, quí apprenait le mariage et le décès des personnages importants, et qui contenait des sonnets, des élégies et des annonces industrielles, avait pris parti pour Corneille contre Racine, et pour les modernes contre les anciens. 4. La ge édition seule contient: au-dessous de rien; dans toutes les précédentes, on lit: au-dessous du rien. Le rien s'employait assez souvent pour exprimer le néant. 5. Cette critique et les suivantes sont dirigées contre l'académie de musique, qui avait été administrée par Lalli jusqu'à sa mort (1686), et qui |