Il coûte moins à certains hommes de s'enrichir de mille vertus que de se corriger d'un seul défaut; ils sont même si malheureux, que ce vice est souvent celui qui convenait le moins à leur état, et qui pouvait leur donner dans le monde plus de ridicule : il affaiblit l'éclat de leurs grandes qualités, empêche qu'ils ne soient des hommes parfaits et que leur réputation ne soit entière. On ne leur demande point qu'ils soient plus éclairés et plus incorruptibles, qu'ils soient plus amis de l'ordre et de la discipline, plus fidèles à leurs devoirs, plus zélés pour le bien public, plus graves; on veut seulement qu'ils ne soient point amoureux. ¶ Quelques hommes, dans le cours de leur vie, sont si différents d'eux-mêmes par le cœur et par l'esprit, qu'on est sûr de se méprendre, si l'on en juge seulement par ce qui a paru d'eux dans leur première jeunesse. Tels étaient pieux, sages, savants, qui, par cette mollesse inséparable d'une trop riante fortune, ne le sont plus. L'on en sait d'autres qui ont commencé leur vie par les plaisirs, et qui ont mis ce qu'ils avaient d'esprit à les connaître, que les disgrâces ensuite ont rendus religieux, sages, tempérants. Ces derniers sont, pour l'ordinaire, de grands sujets, et sur qui l'on peut faire beaucoup de fond: ils ont une probité éprouvée par la patience et par l'adversité; ils entent sur cette extrême politesse que le commerce des femmes leur a donnée, et dont ils ne se défont jamais, un esprit de règle, de réflexion, et quelquefois une haute capacité, qu'ils doivent à la chambre et au loisir d'une mauvaise fortune. Tout notre mal vient de ne pouvoir être seuls : de là le jeu, le luxe, la dissipation, le vin, les femmes, l'ignorance, la médisance, l'envie, l'oubli de soi-même et de Dieu. L'homme semble quelquefois ne se suffire pas à soimême les ténèbres, la solitude le troublent, le jettent dans des craintes frivoles et dans de vaines terreurs : le moindre mal alors qui puisse lui arriver est de s'ennuyer. L'ennui est entré dans le monde par la paresse; elle a à si grands frais, sur la place des Victoires, une statue de Louis XIV entourée d'esclaves enchaînés. Elle portait cette inscription: Viro immortali. 1. A la chambre, c'est-à-dire à l'étude et à la retraite. 2. Pascal l'avait dit : « Tout le malheur des hommes vient d'une seule chose, qui est de ne savoir pas demeurer en repos dans une chambre.... De là vient que le jeu, la conversation des femmes, la guerre, les grands emplois sont si recherchés. » beaucoup de part dans la recherche que font les hommes des plaisirs, du jeu, de la société. Celui qui aime le travail a assez de soi-même. La plupart des hommes emploient la meilleure partie1 de leur vie à rendre l'autre misérable. ¶ Il y a des ouvrages qui commencent par A et finissent par Z: le bon, le mauvais, le pire, tout y entre; rien en un certain genre n'est oublié : quelle recherche, quelle affectation dans ces ouvrages! On les appelle des jeux d'esprit. De même, il y a un jeu dans la conduite : on a commencé, il faut finir; on veut fournir toute la carrière. Il serait mieux ou de changer ou de suspendre; mais il est plus rare et plus difficile de poursuivre on poursuit, on s'anime par les contradictions; la vanité soutient, supplée à la raison, qui cède et qui se désiste. On porte ce raffinement jusque dans les actions les plus vertueuses, dans celles même où il entre de la religion. ¶ Il n'y a que nos devoirs qui nous coûtent, parce que, leur pratique ne regardant que les choses que nous sommes étroitement obligés de faire, elle n'est pas suivie de grands éloges, qui est tout ce qui nous excite aux actions louables et qui nous soutient dans nos entreprises. N** aime une piété fastueuse qui lui attire l'intendance des besoins des pauvres, le rend dépositaire de leur patrimoine, et fait de sa maison un dépôt public où se font les distributions : les gens à petits collets et les sœurs grises y ont une libre entrée; toute une ville voit ses aumônes et les publie. Qui pourrait douter qu'il soit homme de bien, si ce n'est peutêtre ses créanciers? 4 ¶ Géronte meurt de caducité, et sans avoir fait ce testament qu'il projetait depuis trente années : dix têtes vien 1. Leçon de la ge édition; dans toutes les précédentes, on lit: la première partie. 2. La Bruyère fait allusion, ce nous sembie, aux pièces de vers abécédaires. Ces jeux d'esprit peuvent présenter diverses combinaisons. Le plus souvent, les lettres de l'alphabet y sont successivement reproduites par les lettres initiales des vers, le premier commençant par A, le vingtquatrième par Z. 3. Le collet, ou rabat, était un ornement de linge qu'on mettait sur le collet du pour point. Les gens du monde le portaient ample et souvent trèsorné; les ecclesiastiques le portaient plus petit. 4. Nom populaire des Filles de la Charité, qui sont vêtues de serge grise. Les Filles de la Charité vivent en communauté sans prononcer de vœux et prennent soin des pauvres et des malades. nent ab intestat partager sa succession. Il ne vivait depuis longtemps que par les soins d'Astérie, sa femme, qui, jeune encore, s'était dévouée à sa personne, ne le perdait pas de vue, secourait sa vieillesse, et lui a enfin fermé les yeux. Il ne lui laisse pas assez de bien pour pouvoir se passer, , pour vivre, d'un autre vieillard. Laisser perdre charges et bénéfices plutôt que de vendre ou de résigner', même dans son extrême vieillesse, c'est se persuader qu'on n'est pas du nombre de ceux qui meurent; du si l'on croit que l'on peut mourir, c'est s'aimer soi-même, et n'aimer que soi. ¶Fauste est un dissolu, un prodigue, un libertin, un ingrat, un emporté, qu'Aurèle, son oncle, n'a pu haïr ni déshériter. Frontin, neveu d'Aurèle, après vingt années d'une probité connue, et d'une complaisance aveugle pour ce vieillard, ne l'a pu fléchir en sa faveur, et ne tire de sa dépouille qu'une légère pension que Fauste, unique légataire, lui doit payer. Les haines sont si longues et si opiniâtres que le plus grand signe de mort, dans un homme malade, c'est la réconciliation. L'on s'insinue auprès de tous les hommes, ou en les flattant dans les passions qui occupent leur âme, ou en compatissant aux infirmités qui affligent leur corps. En cela seul consistent les soins que l'on peut leur rendre; de là vient que celui qui se porte bien, et qui désire peu de chose, est moins facile à gouverner. La mollesse et la volupté naissent avec l'homme, et ne finissent qu'avec lui; ni les heureux ni les tristes événements ne l'en peuvent séparer; c'est pour lui ou le fruit de la bonne fortune, ou un dédommagement de la mauvaise. C'est une grande difformité dans la nature qu'un vieillard amoureux. ¶Peu de gens se souviennent d'avoir été jeunes, et combien il leur était difficile d'être chastes et tempérants. La première chose qui arrive aux hommes après avoir renoncé aux plaisirs, ou par bienséance, ou par lassitude, ou par régime, c'est de les condamner dans les autres. Il entre dans cette conduite une sorte d'attachement pour les choses 1. Se démettre d'une charge ou d'un bénéfice en faveur d'un autre. mêmes que l'on vient de quitter; l'on aimerait qu'un bien qui n'est plus pour nous ne fût plus aussi pour le reste du monde : c'est un sentiment de jalousie. ¶ Ce n'est pas le besoin d'argent où les vieillards peuvent appréhender de tomber un jour qui les rend avares, car il y en a de tels qui ont de si grands fonds qu'ils ne peuvent guère avoir cette inquiétude; et d'ailleurs, comment pourraient-ils craindre de manquer dans leur caducité des commodités de la vie, puisqu'ils s'en privent eux-mêmes volontairement pour satisfaire à leur avarice? Ce n'est point aussi l'envie de laisser de plus grandes richesses à leurs enfants, car il n'est pas naturel d'aimer quelque autre chose plus que soi-même, outre qu'il se trouve des avares qui n'ont point d'héritiers. Ce vice est plutôt l'effet de l'âge et de la complexion des vieillards, qui s'y abandonnent aussi naturellement qu'ils suivaient leurs plaisirs dans leur jeunesse, ou leur ambition dans l'âge viril. Il ne faut ni vigueur, ni jeunesse, ni santé, pour être avare; l'on n'a aussi nul besoin de s'empresser ou de se donner le moindre mouvement pour épargner ses revenus: il faut laisser seulement son bien dans ses coffres, et se priver de tout. Cela est commode aux vieillards, à qui il faut une passion, parce qu'ils sont hommes. Il y a des gens qui sont mal logés, mal couchés, mal habillés, et plus mal nourris; qui essuient les rigueurs des aisons; qui se privent eux-mêmes de la société des hommes, et passent leurs jours dans la solitude; qui souffrent du présent, du passé et de l'avenir; dont la vie est comme une pénitence continuelle, et qui ont ainsi trouvé le secret d'aller à leur perte par le chemin le plus pénible: ce sont les avares 1. ¶ Le souvenir de la jeunesse est tendre dans les vieilards ils aiment les lieux où ils l'ont passée; les personnes qu'ils ont commencé de connaître dans ce temps leur sont chères; ils affectent quelques mots du premier langage 1. Boileau, Satire VIII, vers 80: Il faut souffrir la faim et coucher sur la dure; Parmi les las de blé vivre de seigle et d'orge; De peur de perdre un liard, souffrir qu'on vous égorge. qu'ils ont parlé; ils tiennent pour l'ancienne manière de chanter, et pour la vieille danse; ils vantent les modes qui régnaient alors dans les habits, les meubles et les équipages; ils ne peuvent encore désapprouver des choses qui servaient à leurs passions, qui étaient si utiles à leurs plaisirs, et qui en rappellent la mémoire. Comment pourraientils leur préférer de nouveaux usages et des modes toutes récentes, où ils n'ont nulle part, dont ils n'espèrent rien, que les jeunes gens ont faites, et dont ils tirent à leur tour de si grands avantages contre la vieillesse? ¶ Une trop grande négligence comme une excessive parure dans les vieillards multiplient leurs rides, et font mieux voir leur caducité. ¶ Un vieillard est fier, dédaigneux, et d'un commerce difficile, s'il n'a beaucoup d'esprit. ¶ Un vieillard qui a vécu à la cour, qui a un grand sens et une mémoire fidèle, est un trésor inestimable. Il est plein de faits et de maximes ; l'on y trouve l'histoire du siècle, revêtue de circonstances très-curieuses, et qui ne se lisent nulle part; l'on y apprend des règles pour la conduite et pour les mœurs, qui sont toujours sûres, parce qu'elles sont fondées sur l'expérience. Les jeunes gens, à cause des passions qui les amusent, s'accommodent mieux de la solitude que les vieillards. ¶ Phidippe, déjà vieux, raffine sur la propreté et sur la mollesse; il passe aux petites délicatesses; il s'est fait un art du boire, du manger, du repos et de l'exercice. Les petites règles qu'il s'est prescrites, et qui tendent toutes aux aises de sa personne, il les observe avec scrupule, et ne les romprait pas pour une maîtresse, si le régime lui avait permis d'en retenir. Il s'est accablé de superfluités, que l'habitude enfin lui rend nécessaires. Il double ainsi et renforce les liens qui l'attachent à la vie, et il veut employer ce qui lui en reste à en rendre la perte plus douloureuse. N'appréhendait-il pas assez de mourir? ¶ Gnathon ne vit que pour soi, et tous les hommes ensemble sont à son égard comme s'ils n'étaient point 1. Non 1. Racine, Esther, I, 8: Et les faibles mortels, vain jouet du trépas, Sont tous devant ses yeux comme s'ils n'étaient pas. |