Images de page
PDF
ePub

nous suffirait-il pas même de n'être savant que comme PLATON ou comme SOCRATE?

¶ Tel, à un sermon, à une musique, ou dans une galerie de peintures, a entendu à sa droite et à sa gauche, sur une chose précisément la même, des sentiments précisément opposés. Cela me ferait dire volontiers que l'on peut hasarder, dans tout genre d'ouvrages, d'y mettre le bon et le mauvais : le bon plaît aux uns, et le mauvais aux autres. L'on ne risque guère davantage d'y mettre le pire : il a ses partisans.

¶ Le phénix de la poésie chantante1 renaît de ses cendres; il a vu mourir et revivre sa réputation en un même jour. Ce juge même si infaillible et si ferme dans ses jugements, le public, a varié sur son sujet; ou il se trompe, ou il s'est trompé. Celui qui prononcerait aujourd'hui que Q***, en un certain genre, est mauvais poëte, parlerait presque aussi mal que s'il eût dit, il y a quelque temps: Il est bon poëte. ¶ CHAPELAIN était riche, et CORNEILLE ne l'était pas : la Pucelle et Rodogune méritaient chacune une autre aventure. Ainsi l'on toujours demandé pourquoi, dans telle ou telle profession, celui-ci avait fait sa fortune, et cet autre l'avait manquée; et en cela les hommes cherchent la raison de leurs propres caprices, qui, dans les conjonctures pressantes

[ocr errors]

1. Quinault, qui sera désigné plus bas par la lettre initiale de son nom. Après avoir fait des tragédies et des comédies, que, comme Boileau, la Bruyère estimait peu, il composa des opéras qui eurent un grand succès et qui sont ses meilleurs titres littéraires. La musique de ces opéras était de Lulli.

2. Après avoir fait imprimer, dans deux éditions, ces deux noms en toutes lettres, la Bruyère les remplaça dens les éditions suivantes par les lettres C. P. et C. N. L'énigme était facile à deviner. Nommer la Pucelle et Rodogune, c'était désigner pour tout le monde Chapelain et Corneille. - Chapelain était riche en effet. « Le mieux renté de tous les beaux esprits, » comme a dit Boileau dans la 9 satire, pensionné par le roi et par le duc de Longueville, il recevait plus du dix mille livres en gratifications annuelles. Il était fort avare néanmoins, et l'on trouva chez lui, à sa mort (1674), plus de 150000 francs en espèces. Corneille, au contraire, qui avait à pourvoir aux besoins d'une famille nombreuse, était pauvre. Ses pièces lui rapportaient peu, et il lui est échappé de répondre un jour à Boileau, qui lui parlait de sa gloire : « Oui, je suis saoûl de gloire et affamé d'argent!» Vieux et malade, il se mourait dans le plus douloureux dénûment, lorsqu'averti par Boileau de sa gêne, le roi lui envoya 200 louis. Il les reçut deux jours avant sa mort (1684). — Il est juste d'ajouter ici que Chapelain qui, cédant aux exigences de Richelieu, avait consenti en 1637 à rédiger les Sentiments critiques de l'Académie sur le Cid, inscrivit en 1663 Corneille sur la liste des écrivains auxquels il conseillait à Colbert d'accorder une pension. C'est en partie à lui que Corneille dut les 2000 francs qu'il reçut chaque année, de 1663 à 1779, époque à laquelle la pension fut, dit-on, supprimée.

de leurs affaires, de leurs plaisirs, de leur santé et de leur vie, leur font souvent laisser les meilleurs et prendre les pires.

¶La condition des comédiens était infâme chez les Romains et honorable chez les Grecs: qu'est-elle chez nous? On pense d'eux comme les Romains, on vit avec eux comme les Grecs.

Rien ne découvre mieux dans quelle disposition sont les hommes à l'égard des sciences et des belles-lettres, et de quelle utilité ils les croient dans la république, que le prix qu'ils y ont mis, et l'idée qu'ils se forment de ceux qui ont pris le parti de les cultiver. Il n'y a point d'art si mécanique ni de si vile condition où les avantages ne soient plus sûrs, plus prompts et plus solides. Le comédien, couché dans son carrosse, jette de la boue au visage de CORNEILLE, qui est à pied. Chez plusieurs, savant et pédant sont syno

nymes.

Souvent, où le riche parle et parle de doctrine, c'est aux doctes à se taire, à écouter, à applaudir, s'ils veulent du moins ne passer que pour doctes.

Il y a une sorte de hardiesse à soutenir devant certains esprits la honte de l'érudition: l'on trouve chez eux une prévention tout établie contre les savants, à qui ils ôtent les manières du monde, le savoir-vivre, l'esprit de société, et qu'ils renvoient, ainsi dépouillés, à leur cabinet et à leurs livres. Comme l'ignorance est un état paisible et qui ne coûte aucune peine, l'on s'y range en foule, et elle forme, à la cour et à la ville, un nombreux parti, qui l'emporte sur celui des savants. S'ils allèguent en leur faveur les noms d'ESTRÉES, de HARLAY, BOSSUET, SEGUIER, MONTAUSIER, WARDES, CHEVREUSE, NOVION, LAMOIGNON, SCUDÉRY, 'PELISSON, et de tant d'autres personnages également doctes et

1. 'De science.

2. A supporter.

3. César d'Estrées, cardinal, membre de l'Académie française, mort en 1714. Il a écrit des lettres en latin qui n'ont pas été publiées. Le compliment pouvait en même temps s'adresser au savant duc d'Estrées, qui fut plus tard maréchal de France. Au moment on parut ce passage, il avait 31 ans. - François de Harlay, archevêque de Paris, membre de l'Académie française; Achille de Harlay, procureur général au Partemeut, nommé premier président en 1689. Le chancelier Séguier (15881672) fut le protecteur de l'Académie française après la mort du cardinal de Richelieu. -Le duc de Montausier, qui avait épousé la fille de la

polis; s'ils osent même citer les grands noms de CHARTRES, de CONDE, de CONTI, de BOURBON, du MAINE, de VENDÔME ' comme de princes qui ont su joindre aux plus belles et aux plus hautes connaissances et l'atticisme des Grecs et l'urbanité des Romains, l'on ne feint point de leur dire que ce sont des exemples singuliers; et s'ils ont recours à de solides raisons, elles sont faibles contre la voix de la multitude. Il semble néanmoins que l'on devrait décider sur cela avec plus de précaution, et se donner seulement la peine de douter si ce même esprit, qui fait faire de si grands progrès dans les sciences, qui fait bien penser, bien juger, bien parler et bien écrire, ne pourrait point encore servir à être poli.

Il faut très-peu de fonds pour la politesse dans les manières; il en faut beaucoup pour celle de l'esprit.

¶« Il est avant, dit un politique, il est donc incapable d'affaires; je ne lui confierais l'état de ma garde-robe3; » et il a raison. OSSAT, XIMENÉS, RICHELIEU, étaient savants :

marquise de Rambouillet, avait été nommé gouverneur du Dauphin en 1668.-Le marquis de Vardes était un courtisan instruit; son nom avait été prononcé lorsqu'n s'etait agi de donner un gouverneur au duc de Bourgogne. - Le duc de Chevreuse, fils du duc de Luynes, avait reçu à PortRoyal une excellente éducation. « Il écrivait aisément, agréablement, admirablement bien et laconiquement, » dit Saint-Simon. C'est lui qui corrigea pour Fénelon les épreuves des Maximes des saints. Potier de Novion, premier président au Parlement jusqu'en 1689, membre de l'Académie française. Il mourut en 1693. « Mademoiselle de Scudery, »'écrit en note la Bruyère, pour bien indiquer qu'il s'agit d'elle et non pas de son frère, sous le nom duquel ses romans avaient paru. Pellisson (1624-1693), auteur de mémoires pour Fouquet, 'd'une histoire de l'Academie française, dont il était membre, et de divers opuscules,

1. Le duc de Chartres, qui fut depuis duc d'Orléans et régent du royaume. Il avait 17 ans lorsque la Bruyère'inséra son nom au milieu des autres.- Les princes de Conti sont une branche cadette de la maison de Condé. Armand de Bourbon (1629-1672), qu'elle eut pour chef, avait composé, vers la fin de sa vie, des livres theologiques et moraux. Son second fils, François-Louis de Bourbon (1664-1709) fut l'un des plus charmants et l'un des plus savants personnages de la cour. « C'était, dit Saint-Simón, un très-bel esprit, lumineux, juste, exact, étendo, d'une lecture infinie. »-Le duc de Bourbon est l'élève de la Bruyère; le duc du Maine (1670-1736), fils légitimé de Louis XIV, est l'élève de Mme de Maintenon. - Le grand prieur de Vendôme (1685-1727) vivait au Temple au milieu d'un cercle de beaux esprits. Son frère, le duc de Vendôme, fut l'un des meilleurs généraux de Louis XIV. 2. L'on n'hésite point à leur dire.

3. Le soin de dresser l'état, l'inventaire de ma garde-robe.

4. Le cardinal d'Ossat (1536-1604), habile diplomate français. Dans sa jeunesse, il avait professé la rhétorique et la philosophie dans l'université de Paris. Il a laissé un excellent recueil de lettres diplomatiques. - Ximenès (1437-1517), célèbre ministre d'Etat espagnol. Il fonda l'université d'Alcala, et fit publier à ses frais la Bible polyglotte d'Alcala. -Richelieu, comme on sait, fit des tragédies. Il est le fondateur de l'Académie française.

étaient-ils habiles? ont-ils passé pour de bons ministres? « Il sait le grec, continue l'homme d'État, c'est un grimaud', c'est un philosophe. » Et, en effet, une fruitière à Athènes, selon les apparences, parlait grec, et, par cette raison, était philosophe. Les BIGNON, les LAMOIGNON, étaient de purs grimauds qui en peut douter? ils savaient le grec. Quelle vision, quel délire au grand, au sage, au judicieux ANTONIN, de dire qu'alors les peuples seraient heureux, si l'empereur philosophait, ou si le philosophe ou le grimaud venait à l'empire!

Les langues sont la clef ou l'entrée des sciences, et rien davantage; le mépris des unes tombe sur les autres. Il ne s'agit point si les langues sont anciennes ou nouvelles, mortes ou vivantes; mais si elles sont grossières ou polies, si les livres qu'elles ont formés sont d'un bon ou d'un mauvais goût. Supposons que notre langue pût un jour avoir le sort de la grecque et de la latine, serait-on pédant, quelques siècles après qu'on ne la parlerait plus, pour lire MOLIÈRE ou LA FONTAINE ?

Je nomme Euripile, et vous dites : « C'est un bel esprit. » Vous dites aussi de celui qui travaille une poutre : « Il est charpentier; » et de celui qui refait un mur : « Il est maçon. Je vous demande quel est l'atelier où travaille cet homme de métier, ce bel esprit, quelle est son enseigne, à quel habit le reconnaît-on, quels sont ses outils : est-ce le coin? sont-ce le marteau ou l'enclume? où fend-il, où cogne-t-il son ouvrage? où l'expose-t-il en vente? Un ouvrier se pique d'être ouvrier: Euripile se pique-t-il d'être bel esprit? S'il est tel, vous me peignez un fat, qui met l'esprit

1. C'est l'injure que Trissotin dit à Vadius (Femmes savantes, III, 5): Allez, petit grimaud, barbouiileur de papier.

2. Jérôme Bignon (1589-1656), célèbre magistrat, grand maître de la bibliothèque du roi, avait une immense érudition. Son fils, et son petit-fils surtout, l'abbé Jean-Paul Bignon (1662-1743), qui fut reçu à l'Académie française en 1693, furent aussi des savants. Guillaume de Lamoignon (1617-1677), premier président au Parlement de Paris, était élève de Jérôme Bignon. Il fit lui-même l'éducation de son fils, Chrétien-François Lamoignon (1644-1709), qui fut avocat général, puis president à mortier, et qui a été l'ami de Racine et de Boileau; ce dernier lui a dédié sa sixième épître.

3. C'est Platon qui est l'auteur de cette pensée, écrite dans le VII livre de la République. L'empereur Marc-Aurèle, qui remplit si bien le vœu de Platon, la répétait sans cesse, et c'est lui que la Bruyère désigne sous le nom d'Antonin.

en roture1, une âme vile et mécanique, à qui ni ce qui est beau ni ce qui est esprit ne sauraient s'appliquer sérieusement; et s'il est vrai qu'il ne se pique de rien, je vous entends, c'est un homme sage et qui a de l'esprit. Ne ditesvous pas encore du savantasse : « Il est bel esprit; » et ainsi du mauvais poëte? Mais vous-même vous croyez-vous sans aucun esprit? et si vous en avez, c'est sans doute de celui qui est beau et convenable : vous voilà donc un bel esprit; ou, s'il s'en faut peu que vous ne preniez ce nom pour une injure, continuez, j'y consens, de le donner à Euripile, et d'employer cette ironie comme les sots, sans le moindre discernement, ou comme les ignorants, qu'elle console d'une certaine culture qui leur manque et qu'ils ne voient que dans les autres.

¶ Qu'on ne me parle jamais d'encre, de papier, de plume, de style, d'imprimeur, d'imprimerie; qu'on ne se hasarde plus de me dire : « Vous écrivez si bien, Antisthène! continuez d'écrire. Ne verrons-nous point de vous un in-folio? Traitez de toutes les vertus et de tous les vices dans un ouvrage suivi, méthodique, qui n'ait point de fin; » ils devraient ajouter : « et nul cours. » Je renonce à tout ce qui a été, qui est et qui sera livre. Bérylle tombe en syncope à la vue d'un chat, et moi à la vue d'un livre. Suis-je mieux nourri et plus lourdement vêtu, suis-je dans ma chambre à l'abri du nord, ai-je un lit de plumes, après vingt ans entiers qu'on me débite dans la place? J'ai un grand nom, dites-vous, et beaucoup de gloire: dites que j'ai beaucoup de vent qui ne sert à rien. Ai-je un grain de ce métal qui procure toutes choses? Le vil praticien grossit son mémoire, se fait rembourser des frais qu'il n'avance pas, et il a pour gendre un comte ou un magistrat. Un homme rouge ou feuillemorte devient commis, et bientôt plus riche que son maître; il le laisse dans la roture, et, avec de l'argent, il devient noble. B*** s'enrichit à montrer dans un cercle des marionnettes; BB**4, à vendre en bouteille l'eau de la rivière.

1. Qui fait déchoir l'esprit de sa noblesse naturelle.

2. Un homme qui porte une livrée rouge ou feuille-morte, un laquais. 3. Pierre d'Attelin, qui, sous le nom de Brioché, établit à Paris un théâtre de marionnettes. On a nommé aussi Benoît qui sculptait des figures en cire et les montrait, à prix d'argent, aux curieux.

4. Barbereau, qui a fait fortune en vendant de 'eau de la Seine pour des eaux minérales.

« PrécédentContinuer »