Un autre charlatan arrive ici de delà les monts avec une malle; il n'est pas déchargé, que les pensions courent; et il est près de retourner d'où il arrive avec des mulets et des fourgons. Mercure est Mercure, et rien davantage, et l'or ne peut payer ses médiations et ses intrigues; on y ajoute la faveur et les distinctions. Et, sans parler que des gains licites, on paye au tuilier sa tuile, et à l'ouvrier son temps et son ouvrage. Paye-t-on à un auteur ce qu'il pense et ce qu'il écrit? et s'il pense très-bien, le paye-t-on très-largement? Se meuble-t-il, s'anoblit-il à force de penser et d'écrire juste? Il faut que les hommes soient habillés, qu'ils soient rasés; il faut que, retirés dans leurs maisons, ils aient une porte qui ferme bien est-il nécessaire qu'ils soient instruits? Folie, simplicité, imbécillité, continue Antisthène, de mettre l'enseigne d'auteur ou de philosophe! Avoir, s'il se peut, un office lucratif, qui rende la vie aimable, qui fasse prêter à ses amis et donner à ceux qui ne peuvent rendre; écrire alors par jeu, par oisiveté, et comme Tityre siffle ou joue de la flûte : cela ou rien : j'écris à ces conditions, et je cède ainsi à la violence de ceux qui me prennent à la gorge, et me disent: « Vous écrirez. » Ils liront pour titre de mon nouveau livre : DU BEAU, du Bon, du VRAI, DES IDÉES, DU PREMIER PRINCIPE, par Antisthène, vendeur de marée1. ४ ¶ Si les ambassadeurs des princes étrangers étaient des 1. Il n'a pas déchargé sa malle. -Sur Carro Caretti, qui est le charlatan dont il s'agit, voyez le chapitre De 'quelques usages. 2. Mercure est, dit-on, Bontemps, le premier valet de chambre du roi. 3. Corneille a dit de même, Horace, III, I: Revoyons les vainqueurs sans penser qu'à la gloire Que toute leur maison reçoit de leur victoire. 4. « C'est avec peine, dit la Harpe, qu'on voit un écrivain que son talent rend digne d'écrire pour la gloire, avouer qu'il écrit pour le gain, et se plaindre crument au public de n'être pas assez payé de ses ouvrages.» Phrase dure et injuste. Certes, il y a un profond sentiment d'amertume dans la boutade de la Bruyère; mais la Harpe est mal inspiré en lui reprochant si âprement d'écrire « pour le gain. » La Bruyère, comme nous l'avons dit dans la Notice, fit à son libraire l'abandon du manuscrit des Caractères, et, selon toute vraisemblance, il ne tira aucun profit des neuf éditions qui, sous ses yeux, enrichirent la famille Michallet. - Il est curieux de retrouver dans ce passage de la Bruyère les conseils que lui donnaient ses amis. La plupart d'entre eux lui reprochaient sans doute, avec Boileau, de s'être épargné les difficultés des transitions, et voulaient qu'il composat un ouvrage dogmatique et méthodique, un traité en règle sur la morale. Mais la Bruyère aurait-il autant de lecteurs s'il eût écrit quelque livre de morale à la façon de Nicole? 5. Le roi de Siam avait envoyé en 1686 des ambassadeurs à Louis XIV. singes instruits à marcher sur leurs pieds de derrière, et à se faire entendre par interprète, nous ne pourrions pas marquer un plus grand étonnement que celui que nous donnent la justesse de leurs réponses, et le bon sens qui paraît quelquefois dans leurs discours. La prévention du pays, jointe à l'orgueil de la nation, nous fait oublier que la raison est de tous les climats, et que l'on pense juste partout où il y a des hommes. Nous n'aimerions pas à être traités ainsi de ceux que nous appelons barbares; et s'il y'a en nous quelque barbarie, elle consiste à être épouvantés de voir d'autres peuples raisonner comme nous. 1 Tous les étrangers ne sont pas barbares, et tous nos compatriotes ne sont pas civilisés : de même, toute campagne n'est pas agreste et toute ville n'est pas polie. Il y a dans l'Europe un endroit d'une province maritime d'un grand royaume bù le villageois est doux et insinuant, le bourgeois au contraire et le magistrat grossiers, et dont la rusticité est héréditaire 2. Avec un langage si pur, une si grande recherche dans nos habits, des mœurs si cultivées, de si belles lois et un visage blanc, nous sommes barbares pour quelques peuples. Si nous entendions dire des Orientaux qu'ils boivent 'ordinairement d'une liqueur qui leur monte à la tête, leur fait perdre la raison et les fait vomir, nous dirions : Cela est bien barbare. ¶ Ce prélat se montre peu à la cour; il n'est de nul commerce3, on ne le voit point avec des femmes; il ne joue ni à grande ni à petite prime 1; il n'assiste ni aux fêtes, ni aux spectacles; il n'est point homme de cabale, et il n'a point Dès leur arrivée en France, ils devinrent l'objet de la curiosité générale, et chacune de leurs démarches fut enregistrée et commentée par le Mercure galant. 1. Ce terme s'entend ici métaphoriquement (Note de la Bruyère.) 2. L'énigme est encore à trouver. Les auteurs de clefs ont ici gardé le silence, ne sachant vers quelle ville de province la Bruyère envoyait cette phrase de mauvaise humeur. Il ne connaissait vraisemblablement d'autre province maritime que la Normandie; il y avait séjourné quelque temps, un mois peut-être, soit à Rouen, soit à Caen. Avait-il eu à se plaindre des gens de la chambre des comptes de Rouen ou de ses collègues de Caen? Il est à noter que la Bruyère n'opposa d'abord que le magistrat au paysan: Le magistrat, au contraire, grossier, et dont la rusticité peut passer en proverbe » telle est la leçon des trois premières éditions. A la quatrième, le bourgeois prit place à côté du magistrat. 3. Il ne fréquente pas le monde. 4. Jeux de cartes. l'esprit d'intrigue: toujours dans son évêché, où il fait une résidence continuelle, il ne songe qu'à instruire son peuple par la parole et à l'édifier par son exemple; il consume son bien en des aumônes, et son corps par la pénitence', il n'a que l'esprit de régularité, et il est imitateur du zèle et de la piété des Apôtres. Les temps sont changés, et il est menacé sous ce règne d'un titre plus éminent. Ne pourrait-on point faire comprendre aux personnes d'un certain caractère et d'une profession sérieuse, pour ne rien dire de plus, qu'ils ne sont point obligés à faire dire d'eux qu'ils jouent, qu'ils chantent et qu'ils badinent comme les autres hommes, et qu'à les voir si plaisants et si agréables, on ne croirait point qu'ils fussent d'ailleurs si réguliers et si sévères? Oserait-on même leur insinuer qu'ils s'éloignent par de telles manières de la politesse dont ils se piquent; qu'elle assortit au contraire et conforme les dehors aux conditions, qu'elle évite le contraste, et de montrer le même homme sous des figures différentes et qui font de lui un composé bizarre ou un grotesque? Il ne faut pas juger des hommes comme d'un tableau ou d'une figure, sur une seule et première vue; il y a un intérieur et un cœur qu'il faut approfondir. Le voile de la modestie couvre le mérite, et le masque de l'hypocrisie cache la malignité. Il n'y a qu'un très-petit nombre de connaisseurs qui discerne, et qui soit en droit de prononcer. Ce n'est que peu à peu, et forcés même par le temps et les occasions, que la vertu parfaite et le vice consommé viennent enfin à se déclarer. ¶ *.... Fragment. Il disait que l'esprit dans cette belle personne était 1. Nous écririons plus volontiers aujourd'hui : il consomme son bien en des aumônes. Consumer son corps est au contraire une expression trèsconforme à l'usage moderne. « Consommer, dit M. Littré, suppose une destruction utile, employée à quelque usage, à quelque fin, tandis que consumer ne présente qu'une destruction pure et simple. »- Le nombre des prélats qui résidaient avec quelque continuité dans leurs diocèses était alors très-restreint. 2. Aux magistrats, par exemple qui étaient si graves pendant l'exercice de leurs fonctions, et, qui, à la cour et la ville, se faisaient souvent remarquer par leurs habitudes bruyantes. 3. S'il faut en croire l'abbé de Chaulieu, la personne dont la Bruyère fait ici le portrait était Catherine Turgot, femme de Gilles d'Aligre, seigneur de Boislandry, conseiller au parlement. « Elle joignait, dit-il, à une figure très « un diamant bien mis en œuvre. Et continuant de parler « d'elle: C'est, ajoutait-il, comme une nuance de raison et « d'agrément qui occupe les yeux et le cœur de ceux qui « lui parlent; on ne sait si on l'aime ou si on l'admire : il < y a en elle de quoi faire une parfaite amie, il y a aussi « de quoi vous mener plus loin que l'amitié : trop jeune et « trop fleurie pour ne pas plaire, mais trop modeste pour << songer à plaire, elle ne tient compte aux hommes que de « leur mérite, et ne croit avoir que des amis. Pleine de vi‹ vacités et capable de sentiments, elle surprend et elle ina téresse; et, sans rien ignorer de ce qui peut entrer de « plus délicat et de plus fin dans les conversations, elle a encore ces saillies heureuses qui, entre autres plaisirs <qu'elles font, dispensent toujours de la réplique. Elle vous « parie comme celle qui n'est pas savante, qui doute et qui « cherche à s'éclaircir; et elle vous écoute comme celle qui « sait beaucoup, qui connaît le prix de ce que vous lui <dites, et auprès de qui vous ne perdez rien de ce qui vous « échappe. Loin de s'appliquer à vous contredire avec es«prit, et d'imiter Elvire, qui aime mieux passer pour une << femme vive que marquer du bon sens et de la justesse, << elle s'approprie vos sentiments, elle les croit siens, elle « les étend, elle les embellit; vous êtes content de vous « d'avoir pensé si bien, et d'avoir mieux dit encore que vous « n'aviez cru. Elle est toujours au-dessus de la vanité, soit « qu'elle parle, soit qu'elle écrive: elle oublie les traits où « il faut des raisons; elle a déjà compris que la simplicité a est éloquente. S'il s'agit de servir quelqu'un et de vous « jeter dans les mêmes intérêts, laissant à Elvire les jolis discours et les belles-lettres, qu'elle met à tous usages, < Arténice n'emploie auprès de vous que la sincérité, l'ardeur, l'empressement et la persuasion. Ce qui domine en « elle, c'est le plaisir de la lecture, avec le goût des per« sonnes de nom et de réputation, moins pour en être con<< nue que pour les connaître. On peut la louer d'avance de « toute la sagesse qu'elle aura un jour, et de tout le mérite <qu'elle se prépare par les années, puisque avec une bonne <conduite elle a de meilleures intentions, des principes aimable la douceur de l'humeur et tout le brillant de l'esprit; personne n'a jamais mieux écrit au'elle, et personne aussi bien. » sûrs, utiles à celles qui sont comme elle exposées aux » soins et à la flatterie; et qu'étant assez particulière1 sans « pourtant être farouche, ayant même un peu de penchant <« pour la retraite, il ne lui saurait peut-être manquer que « les occasions, ou ce qu'on appelle un grand théâtre, pour < y faire briller toutes ses vertus. >> Une belle femme est aimable dans son naturel; elle ne perd rien à être négligée, et sans autre parure que celle qu'elle tire de sa beauté et de sa jeunesse; une grâce naïve éclate sur son visage, anime ses moindres actions: il y aurait moins de péril à la voir avec tout l'attirail de l'ajustement et de la mode. De même un homme de bien est respectable par lui-même, et indépendamment de tous les dehors dont il voudrait s'aider pour rendre sa personne plus grave et sa vertu plus spécieuse. Un air réformé3, une modestie outrée, la singularité de l'habit, une ample calotte, n'ajoutent rien à la probité, ne relèvent pas le mérite; ils le fardent, et font peut-être qu'il est moins pur et moins ingénu. Une gravité trop étudiée devient comique : ce sont comme des extrémités qui se touchent et dont le milieu est dignité; cela ne s'appelle pas être grave, mais en jouer le personnage; celui qui.songe à le devenir ne le sera jamais. Ou la gravité n'est point, ou elle est naturelle; et il est moins difficile d'en descendre que d'y monter. Un homme de talent et de réputation, s'il est chagrin et austère, il effarouche les jeunes gens, les fait penser mal de la vertu, et la leur rend suspecte d'une trop grande réforme et d'une pratique trop ennuyeuse. S'il est au contraire d'un bon commerce, il leur est une leçon utile; il leur apprend qu'on peut vivre gaiement et laborieusement, avoir des vues sérieuses sans renoncer aux plaisirs honnêtes: il leur devient un exemple qu'on peut suivre. La physionomie n'est pas une règle qui nous soit don 1. « On dit qu'un homme est particulier, lorsqu'il fuit le commerce et la fréquentation des autres hommes, qu'il n'aime pas à visiter et à être visité.» (Furetière.) 2. Plu- apparente. 3. Un air ausière. 4. Nous l'avons déjà remarqué, la Bruyère affectionne ces sortes de répétitions de sujet. 5. Leur fait craindre qu'elle exige une trop grande réforme. |