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LES CARACTÈRES

OU LES

MŒURS DE CE SIÈCLE.

CHAPITRE PREMIER.

DES OUVRAGES DE L'ESPRIT.

Tout est dit, et l'on vient trop tard depuis plus de sept mille ans qu'il y a des hommes 1, et qui pensent2. Sur ce qui concerne les mœurs 3, le plus beau et le meilleur est enlevé; l'on ne fait que glaner après les anciens et les habiles d'entre les modernes.

¶ Il faut chercher seulement à penser et à parler juste, sans vouloir amener les autres à notre goût et à nos sentiments; c'est une trop grande entreprise.

1. Sept mille ans.... Ainsi, la Bruyère n'accepte pas la date que, sept ans auparavant, Bossuet avait assignée à la création du monde (4004 avant J. C.) dans son Discours sur l'histoire universelle. Cette date, proposée en 1650 par l'Irlandais Usher, se rapprochait de fort près de celle qui, imprimée dans la Chronologie françoise du P. Labbe, était sans doute enseignée dans les colléges des Jesuites (4053 av. J. C.). Rejetant l'une et l'autre, la Bruyère s'en tient aux dates de Suidas, d'Onuphre Panvino ou des Tables Alphonsines (6000 ou plus avant J. C.).

2. Et qui pensent.... On a rapproché de ce tour l'expression xal tauta des Grecs, et les tournures équivalentes qu'emploient les auteurs latins lorsqu'ils veulent insister sur une pensée; on peut encore en rapprocher ce fragment d'une phrase de la Bruyère lui-même : « des princes de l'église, et qui se disent les successeurs des apôtres.» (Chap. xiv, De quelques usages.)

3. Or c'est un livre sur les mœurs qu'écrit la Bruyère. Ce début a pour le moins la simplicité modeste qu'exige Boileau, et la Bruyère, bien plutôt que Virgile, est par excellence l'auteur qui

....Pour donner beaucoup ne nous promet que peu.

C'est un métier que de faire un livre, comme de faire une pendule; il faut plus que de l'esprit pour être auteur. Un magistrat allait par son mérite à la première dignité, il était homme délié et pratique dans les affaires : il a fait imprimer un ouvrage moral, qui est rare par le ridicule".

Il n'est pas si aisé de se faire un nom par un ouvrage parfait, que d'en faire valoir un médiocre par le nom qu'on s'est déjà acquis.

Un ouvrage satirique ou qui contient des faits, qui est donné en feuilles sous le manteau aux conditions d'être rendu de même, s'il est médiocre, passe pour merveilleux; l'impression est l'écueil.

¶ Si l'on ôte de beaucoup d'ouvrages de morale l'avertissement au lecteur, l'épître dédicatoire, la préface, la table, les approbations, il reste à peine assez de pages pour mériter le nom de livre.

Il y a de certaines choses dont la médiocrité est insupportable: la poésie, la musique, la peinture, le discours public.

1. Ce magistrat est, dit-on, Poncet de la Rivière, conseiller d'État. Il avait publié en 1677, sous le pseudonyme de Baron de Prelle, un ouvrage moral, c'est-à-dire un livre sur les mœurs, qui avait pour titre : Considerations sur les avantages de la vieillessé dans la vie chrétienne, politique, civile, economique et solitaire. On prétend que s'il n'eût pas fait imprimer ce petit volume « qui est rare, » en effet, « par le ridicule,» Poncet eût été nomme chancelier ou pour le moins premier président.

2. La Bruyère avait imprimé dans la 1re edition: ou qui a des faits, expression obscure que la variante a peu éclaircie. Il a voulu distinguer des vraies satires, telles que les satires de Boileau, les pamphlets qui se composent d'anecdotes, tels que l'Histoire amoureuse des Gaules de Bussy-Rabutin; mais c'est de satires et de libelles d'un ordre inferieur qu'il s'agit ici, et non des satires de Boileau ni de l'ouvrage de Bussy. Donné en feuilles sous le manteau, communiqué en manuscrit dans le plus grand Boileau avait dit de son côté dans l'Art poétique, AV, vers 44 :

secret.

Tel écrit récité se soutient à l'oreille,

Qui, dans l'impression au grand jour se montrant,

Ne soutient pas des yeux le regard pénétrant.

3. Les approbations des censeurs.

4. Montaigne s'est montré du même avis (Essais, II, 17): « On peut faire le sot partout ailleurs, mais non en la poésie:

■ Mediocribus esse poetis

«Non Di, non homines, non concessere columnæ.

(Horace, Art poétique, vers 372.)

<< Pleust à Dieu que cette sentence se trouvast au front des boutiques de tous nos imprimeurs, pour en deffendre l'entrée à tant de versificateurs!»>-Voyez aussi Boileau, Art poétique, IV, vers 29 et suivants :

Mais dans l'art dangereux de rimer et d'écrire,
Il n'est point de degrés du médiocre au pire...

Quel supplice que celui d'entendre déclamer pompeusement un froid discours, ou prononcer de médiocres vers avec toute l'emphase d'un mauvais poëte!

Certains poëtes sont sujets, dans le dramatique, à de longues suites de vers pompeux qui semblent forts, élevés et remplis de grands sentiments. Le peuple écoute avidement, les yeux élevés et la bouche ouverte, croit que cela lui plaît, et, à mesure qu'il y comprend moins, l'admire davantage1; il n'a pas le temps de respirer, il a à peine celui de se récrier et d'applaudir. J'ai cru autrefois, et dans ma première jeunesse, que ces endroits étaient clairs et intelligibles pour les acteurs, pour le parterre et l'amphithéâtre, que leurs auteurs s'entendaient eux-mêmes, et qu'avec toute l'attention que je donnais à leur récit, j'avais tort de n'y rien entendre; je suis détrompé®.

L'on n'a guère vu jusques à présent un chef-d'œuvre d'esprit qui soit l'ouvrage de plusieurs : Homère a fait l'Iliade, Virgile l'Enéide, Tite-Live ses Décades, et l'Orateur romain ses Oraisons 3.

1. Ce trait rappelle la scène du Médecin malgré lui, où Géronte, Jacqueline et Lucas écoutent et admirent Sganarelle: «Ah! que n'ai-je étudié! — L'habile homme. que v là! Oui, ça est si biau que je n'y entends goutte. >>

2. Ne serait-ce point de Corneille qu'il est ici question? Boileau se plaignait de l'obscurité de quelques-uns de ses vers, et la Bruyère sans doute partageait le sentiment de Boileau. « M. Despréaux, dit Cizeron Rival, dis

quait ordinairement deux sortes de galimatias: le galimatias simple et le galimatias double. Il appelait galimatias simple celui où l'auteur entendait ce qu'il voulait dire, mais où les autres n'entendaient rien; et galimatias double, celui où l'auteur ni les lecteurs ne pouvaient rien comprendre.... Il citait pour exemple de galimatias double ces quatre vers de Tite et Bérénice du grand Corneille (acte I, scène II):

Faut-il mourir, madame? et, si proche du terme,
Votre illustre inconstance est-elle encore si ferme
Que les restes d'un feu que j'avais cru si fort

Puissent dans quatre jours se promettre ma mort? »

L'acteur Baron, ne pouvant comprendre ces vers, en vint, dit-on, demander l'explication à l'auteur lui-même sur le conseil de Molière : « Je ne les entends pas trop bien non plus, répondit Corneille après les avoir examinés quelque temps, mais récitez-les toujours: tel qui ne les entendra pas les admirera.» Dans la Manière de penser, qui a paru peu de temps avant les Caractères, le P. Bouhours raconte que Camus, évêque de Belley, ayant un jour prié Lope de Vega de lui expliquer un sonnet qu'il ne comprenait pas, le poëte espagnol lut et relut le sonnet, puis « avoua qu'il ne l'entendait pas lui-même. »

3. Et Cicéron ses Discours. Suivant les clefs, la Bruyère entend parler du dictionnaire que préparait depuis longtemps l'Académie française et dont la première édition devait paraître en 1696. Un dictionnaire peut être un ouvrage d'esprit, si on laissé à cette expression la valeur qu'elle avait au dixseptième siècle; il est donc possible que dans cette réflexion la Bruyère ait

¶ Il y a dans l'art un point de perfection, comme de bonté ou de maturité dans la nature; celui qui le sent et qui l'aime a le goût parfait; celui qui ne le sent pas, et qui aime en deçà ou au delà, a le goût défectueux. Il y a donc un bon et un mauvais goût, et l'on dispute des goûts avec fondement.

Il y a beaucoup plus de vivacité que de goût parmi les hommes; ou, pour mieux dire, il y a peu d'hommes dont l'esprit soit accompagné d'un goût sûr et d'une critique judicieuse.

¶ La vie des héros a enrichi l'histoire, et l'histoire a embelli les actions des héros ; ainsi je ne sais qui sont plus redevables, ou ceux qui ont écrit l'histoire à ceux qui leur en ont fourni une si noble matière, ou ces grands hommes à leurs historiens'.

Amas d'épithètes, mauvaises louanges: ce sont les faits qui louent, et la manière de les raconter.

¶ Tout l'esprit d'un auteur consiste à bien définir et à bien peindre. Moïse, HOMÈRE, PLATON, VIRGILE, HORACE, ne sont au-dessus des autres écrivains que par leurs expressions et par leurs images : il faut exprimer le vrai pour écrire naturellement, fortement, délicatement.

¶ On a dû faire du style ce qu'on a fait de l'architecture; on a entièrement abandonné l'ordre gothique, que la barbarie avait introduit pour les palais et pour les tem

voulu juger à l'avance le Dictionnaire de l'Académie. Mais ne vaut-il pas mieux y chercher une allusion aux oeuvres qu'avait produites, sous ses yeux, la collaboration d'écrivains de génie ou de talent? Corneille, Molière et Quinault avaient fait en 1671 la tragi-comédie de Psyché; les mêmes avaient composé l'Idylle sur la paix et l'Eglogue de Versailles en 1685; Racine et Boileau, qu'unissait déjà pour un travail commun leur titre d'historiographes du roi, avaient tenté, en 1680, de composer ensemble les paroles d'un opéra. Et au-dessous de ceux que nous avons nommés, que d'auteurs tragiques ou comiques s'associant dans une collaboration secrète ou avouée! Leurs ouvrages, si nous en citions les titres, justifieraient parfaitement la remarque de la Bruyère. Cette remarque au surplus pourrait être datée d'aujɔurd'hui: il n'est pas encore de chef-d'œuvre qui soit l'ouvrage de plusieurs. 1. Horace, Odes, IV, 9:

Vixere fortes ante Agamemnona
Multi; sed omnes illacrymabiles
Urgentur ignotique longa

Nocte, carent quia vate sacro.

2. « ....Le sage a raison de dire que « leurs seules actions les peuvent « louer toute autre louange languit auprès des grands noms.» (Bossuet, Oraison funèbre du prince de Condé.)

3. Quand même on ne le considère que comme un homme qui a écrit.

(Note de la Bruyère.)

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