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dans les boutiques et à la pièce? Mais la broderie et les ornements y ajoutent encore la magnificence.-Je loue donc le travail de l'ouvrier. Si on lui demande quelle heure il est, il tire une montre qui est un chef-d'œuvre; la garde de son épée est un onyx'; il a au doigt un gros diamant qu'il fait briller aux yeux, et qui est parfait; il ne lui manque aucune de ces curieuses bagatelles que l'on porte sur soi autant pour la vanité que pour l'usage, et il ne se plaint2 non plus toute sorte de parure qu'un jeune homme qui a épousé une riche vieille. — Vous m'inspirez enfin de la curiosité; il faut voir du moins des choses si précieuses : envoyez-moi cet habit et ces bijoux de Philémon, je vous quitte de la personne.

Tu te trompes, Philémon, si avec ce carrosse brillant, ce grand nombre de coquins qui te suivent, et ces six bêtes qui te traînent, tu penses que l'on t'en estime davantage : l'on écarte tout cet attirail, qui t'est étranger, pour pénétrer jusques à toi, qui n'es qu'un fat.

Ce n'est pas qu'il faut quelquefois pardonner à celui qui, avec un grand cortége, un habit riche et un magnifique équipage, s'en croit plus de naissance et plus d'esprit : il lit cela dans la contenance et dans les yeux de ceux qui lui parlent.

Un homme à la cour, et souvent à la ville, qui a un long manteau de soie ou de drap de Hollande, une ceinture large et placée haut sur l'estomac, le soulier de maroquin, la calotte de même, d'un beau grain, un collet bien fait et bien empesé, les cheveux arrangés et le teint vermeil, qui avec cela se souvient de quelques distinctions métaphysiques, explique ce que c'est que la lumière de gloire3, et sait précisément comment l'on voit Dieu, cela s'appelle un docteur. Une personne humble, qui est ensevelie dans le cabinet, qui a médité, cherché, consulté, confronté, lu ou écrit pendant toute sa vie, est un homme docte 1.

1. Agate. (Note de la Bruyère.)

2. Plus loin (chap. De la ville), la Bruyère emploiera le mot plaindre dans le sens de regretter. Ici plaindre a plus particulièrement le sens d'épargner, comme dans cette phrase de Lesage : « J'ordonnai qu'on le saignât sans miséricorde et qu'on ne lui plaignit point l'eau. » (Gil Blas, II, III.)

3. « Les théologieùs appellent lumière de gloire un secours que Dieu donne aux âmes des Bienheureux pour les fortifier, afin qu'elles puissent voir Dieu face à face, comme dit saint Paul, ou intuitivement, comme on parle dans l'École, et soutenir sa présence immédiate. » (Dict. de Trévoux.) 4. Le docteur est peut-être l'abbé Charles Boileau, fameux prédicateur.

¶ Chez nous, le soldat est brave, et l'homme de robe est savant; nous n'allons pas plus loin. Chez les Romains, l'homme de robe était brave, et le soldat était savant: un Romain était tout ensemble et le soldat et l'homme de robe.

Il semble que le héros est d'un seul métier 1, qui est celui de la guerre, et que le grand homme est de tous les métiers, ou de la robe, ou de l'épée, ou du cabinet, ou de la cour l'un et l'autre mis ensemble ne pèsent pas un homme de bien.

Dans la guerre, la distinction entre le héros et le grand homme est délicate: toutes les vertus militaires font l'un et l'autre; il semble néanmoins que le premier soit jeune, entreprenant, d'une haute valeur, ferme dans les périls, intrépide; que l'autre excelle par un grand sens, par une vaste prévoyance, par une haute capacité, et par une longue expérience. Peut-être qu'ALEXANDRE n'était qu'un héros, et que CESAR était un grand homme.

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Emile était né ce que les plus grands hommes ne deviennent qu'à force de règles, de méditation et d'exercice. Il n'a eu dans ses premières années qu'à remplir des talents qui étaient naturels, et qu'à se livrer à son génie. Il a fait, il a agi, avant que de savoir, ou plutôt il a su ce qu'il n'avait jamais appris. Dirai-je que les jeux de son enfance ont été plusieurs victoires? Une vie accompagnée d'un extrême bonheur joint à une longue expérience serait illustre par les seules actions qu'il avait achevées dès sa jeunesse 1.

L'homme docte est, à coup sûr, le P. Mabillon (1632-1707), savant bénédictin, qui venait d'être nommé membre honoraire de l'Académie des inscriptions.

1. Molière a de même employé plusieurs fois l'indicatif présent en pareil cas. Ainsi, dans Don Juan: «Il semble qu'il est en vie et qu'il s'en va parler.... Vous tournez les choses d'une manière qu'il semble que vous avez raison. »>

2. Le grand Condé. Cet éloge a paru dans la septième édition des Caractères, c'est-à-dire en 1692, quatre années environ après la mort de Condé. On y retrouve l'imitation de plusieurs traits de l'Oraison funèbre que Bossuet prononça en 1687.

3. Voiture avait déjà dit dans une lettre qu'il avait adressée au grand Condé : « Vous avez fait voir que l'expérience n'est nécessaire qu'aux hommes ordinaires, que la vertu des héros vient par d'autres chemins, qu'elle ne monte pas par degrés, et que les ouvrages du ciel sont en leur perfection dès le commencement.» Condé avait vingt-deux ans lorsqu'il gagna la bataille de Rocroy (1643), bientôt suivie de la victoire de Fribourg (1644), de celle de Nordlingen (1645) et de celle de Lens (1648).

4. « C'en serait assez pour illustrer une autre vie que la sienne; mais pour lui c'est le premier pas de sa course.» (Bossuet, Oraison funèbre du prince de Condé.)

Toutes les occasions de vaincre qui se sont depuis offertes, il les a embrassées; et celles qui n'étaient pas, sa vertu et son étoile les ont fait naître : admirable même et par les choses qu'il a faites, et par celles qu'il aurait pu faire. On l'a regardé comme un homme incapable de céder à l'ennemi, de plier sous le nombre ou sous les obstacles; comme une âme du premier ordre, pleine de ressources et de lumières, et qui voyait encore où personne ne voyait plus; comme celui qui, à la tête des légions, était pour elles un présage de la victoire, et qui valait seul plusieurs légions; qui était grand dans la prospérité, plus grand quand la fortune lui a été contraire la levée d'un siége1, une retraite, l'ont plus ennobli2 que ses triomphes; l'on ne met qu'après 3 les batailles gagnées et les villes prises; qui était rempli de gloire et de modestie : on lui a entendu dire: Je fuyais, avec la même grâce qu'il disait : Nous les battimes; un homme dévoué à l'État, à sa famille, au chef de sa famille1; sincère pour Dieu et pour les hommes, autant admirateur du mérite que s'il lui eût été moins propre et moins familier; un homme vrai, simple, magnanime, à qui il n'a manqué que les moindres vertus".

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1. Allusion au siége de Lérida (1647), que Condé fut obligé de lever. ".... Tout paraissait sûr sous la conduite du duc d'Enghien; et, sans vouloir ici achever le jour à vous marquer seulement ses autres exploits, vous savez, parmi tant de places fortes attaquées, qu'il n'y en eut qu'une seule qui put échapper ses mains; encore releva-t-elle la gloire du prince. L'Europe, qui admirait la divine ardeur dont il était animé dans les combats, s'étonna qu'il en fût le maître, et, dès l'âge de vingt-six ans, aussi capable de ménager ses troupes que de les pousser dans les hasards, et de céder à la fortune que la faire servir à ses desseins. (Bossuet, Oraison funèbre du prince de Condé.)

2. Les éditions du dix-septième siècle donnent annobli, qui se prononçait comme ennobli et qui en avait la valeur. Les écrivains du dix-septième siècle ne connaissaient pas la distinction qu'ont récemment établie les grammairiens entre ennoblir et anoblir. Ce dernier terme ne s'emploie aujourd'hui que dans le sens de conférer la noblesse.

3. L'on ne met qu'en seconde ligne....

4. Dévoué à sa famille jusqu'à braver, bien peu de temps avant sa mort, la contagion de la petite vérole auprès de sa belle-fille, la duchesse de Bourbon; au chef de sa famille, c'est-à-dire au roi, jusqu'à marier son petit-fils à une des filles légitimées de Louis XIV. La Bruyère n'était pas obligé, comme l'avait été Bossuet, de rappeler le rôle de Condé pendant la Fronde. 5. Bossuet non plus n'a pu taire ce qu'il y avait parfois d'emporté dans le caractère du héros : « Le dirai-je? mais pourquoi craindre que la gloire d'un si grand homme puisse être diminuée par cet aveu? Ce n'est plus ces promp tes saillies qu'il savait si vite et si agréablement réparer, mais enfin qu'on Jui voyait quelquefois dans les occasions ordinaires vous diriez qu'il y a en lui un autre homme à qui sa grande âme abandonne de moindres ouvrages où elle ne daigne se mêler. »

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¶ Les enfants des dieux', pour ainsi dire, se tirent des règles de la nature et en sont comme l'exception : ils n'attendent presque rien du temps et des années. Le mérite chez eux devance l'âge. Ils naissent instruits, et ils sont plus tôt des hommes parfaits que le commun des hommes ne sort de l'enfance.

Les vues courtes, je veux dire les esprits bornés et resserrés dans leur petite sphère, ne peuvent comprendre cette universalité de talents que l'on remarque quelquefois dans un même sujet : où ils voient l'agréable, ils en excluent le solide; où ils croient découvrir les grâces du corps, l'agilité, la souplesse, la dextérité, ils ne veulent plus y admettre les dons de l'âme, la profondeur, la réflexion, la sagesse : ils ôtent de l'histoire de SOCRATE qu'il ait dansé.

Il n'y a guère d'homme si accompli et si nécessaire aux siens qu'il n'ait de quoi se faire moins regretter.

Un homme d'esprit et d'un caractère simple et droit peut tomber dans quelque piége; il ne pense pas que personné veuille lui en dresser, et le choisir pour être sa dupe: cette confiance le rend moins précautionné, et les mauvais plaisants l'entament par cet endroit. Il n'y a qu'à perdre pour ceux qui en viendraient à une seconde charge: il n'est trompé qu'une fois.

J'éviterai avec soin d'offenser personne, si je suis équitable; mais sur toutes choses un homme d'esprit, si j'aime le moins du monde mes intérêts.

1. Fils, petit-fils, issus de ro. (Note de la Bruyère.) Le compliment s'adresse donc à tous les membres de la famille royale, à tous les princes du sang. Cette flatterie n'est que la répétition, sous une forme nouvelle, de la phrase qui commence le portrait d'Emile, mais cette fois les fils et petit-fils du grand Condé prennent leur part de cette louange quelque peu excessive. Dans la lettre que nous avons citée plus haut, Voiture écrit encore: « Vous vérifiez bien ce qui a été dit autrefois que la vertu vient aux Césars avant le temps, car, vous qui êtes un vrai César, en esprit et en science, un César en diligence, en vigilance, en courage, César, per omnes casus, etc. » La Bruyère, qui avait lu les lettres de Voiture, et surtout celles qui s'adressaient à Condé, s'est peut-être rappelé cette phrase; mais que ne s'est-il rappelé aussi celle de Mascarille, dans les Précieuses ridicules : « Les gens de qualité savent tout sans avoir jamais rien appris. » Plus tard, l'abbé de Choisy répétera dans ses mémoires l'hyperbole de la Bruyère, mais il la répétera en souriant : « Le prince de Conti eut le commandement de l'armée de Catalogne, quoiqu'il n'eût jamais servi. Les enfants des rois, comme ceux des dieux, naissent instruits de tout. »

2. Se mettent en dehors des règles.

3. Mais surtout. Corneille, Cinna, V, III: Et, sur toute chose,

Observe exactement la loi que je t'impose.

Il n'y a rien de si délié1, de si simple et de si imperceptible, où il n'entre des manières qui nous décèlent. Un sot ni n'entre, ni ne sort, ni ne s'assied, ni ne se lève, ni ne se tait, ni n'est sur ses jambes, comme un homme d'esprit.

Je connais Mopse d'une visite qu'il m'a rendue sans me connaître. Il prie des gens qu'il ne connaît point de le mener chez d'autres dont il n'est pas connu; il écrit à des femmes qu'il connaît de vue; il s'insinue dans un cercle de personnes respectables, et qui ne savent quel il est, et là, sans attendre qu'on l'interroge, ni sans sentir qu'il interrompt, il parle, et souvent, et ridiculement. Il entre une autre fois dans une assemblée, se place où il se trouve, sans nulle attention aux autres ni à soi-même; on l'ôte d'une place destinée à un ministre, il s'assied à celle du duc et pair; il est là précisément celui dont la multitude rit, et qui seul est grave et ne rit point. Chassez un chien du fauteuil du roi, il grimpe à la chaire du prédicateur; il regarde le monde indifféremment, sans embarras, sans pudeur; il n'a pas, non plus que le sot, de quoi rougir.

Celse est d'un rang médiocre, mais des grands le souffrent; il n'est pas savant, il a relation avec des savants; il a peu de mérite, mais il connaît des gens qui en ont beaucoup; il n'est pas habile, mais il a une langue qui peut servir de truchement, et des pieds qui peuvent le porter d'un lieu à un autre. C'est un homme né pour les allées et venues, pour écouter des propositions et les rapporter, pour en faire d'office, pour aller plus loin que sa commission, et en être désavoué, pour réconcilier des gens qui se querellent à leur première entrevue, pour réussir dans une affaire et en manquer mille, pour se donner toute la gloire de la réussite, et pour détourner sur les autres la haine d'un mauvais succès. Il sait les bruits communs, les historiettes de la ville; il ne fait rien, il dit ou il écoute ce que les autres font; il est nouvelliste; il sait même le secret des

1. Délié, menu, mince. Ce mot, qui vient du mot latin delicatus, existait depuis longtemps lorsqu'on refit, au seizième siècle, délicat sur délicatus, qui reproduisit la même idée avec une nuance. On ne s'aperçut point de l'identité du mot nouveau et du mot de l'ancien français.

2. Celse est, dit-on, le baron de Breteuil, qui alla en 1682 à Mantoue avec le titre d'envoyé extraordinaire du roi, et y fit, paraît-il, des avances qui furent désavouées. « On le souffrait, dit Saint-Simon, et l'on s'en moquait. »>

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