soin, l'on saurait encore choisir les meilleurs et les citer à propos. 1 Hermagoras ne sait pas qui est roi de Hongrie; il s'étonne de n'entendre faire aucune mention du roi de Bohême1; ne lui parlez pas des guerres de Flandre et de Hollande2, dispensez-le du moins de vous répondre, il confond les temps, il ignore quand elles ont commencé, quand elles ont fini; combats, siéges, tout lui est nouveau. Mais il est instruit de la guerre des géants, il en raconte le progrès et les moindres détails, rien ne lui est échappé; il débrouille de même l'horrible chaos des deux empires, le babylonien et l'assyrien ; il connaît à fond les Égyptiens et leurs dynasties. Il n'a jamais vu Versailles, il ne le verra point: il a presque vu la tour de Babel; il en compte les degrés; il sait combien d'architectes ont présidé à cet ouvrage; il sait le nom des architectes. Dirai-je qu'il croit Henri IV fils de Henri III? Il néglige du moins de rien connaître aux maisons de France, d'Autriche et de Bavière : Quelles minuties! dit-il, pendant qu'il récite de mémoire toute une liste des roi des Mèdes ou de Babylone, et que les noms d'Apronal, d'Hérigebal, de Noesnemordach, de Mardokempad, lui sont aussi familiers qu'à nous ceux de VALOIS et de BOURBON. Il demande si l'empereur a jamais été marié; mais personne ne lui apprendra que Ninus a eu deux femmes. On lui dit que le roi jouit d'une santé parfaite, et il se souvient que Thetmosis, un roi d'Egypte, était valétudinaire, et qu'il tenait cette complexion de son aïeul Alipharmutosis. Que ne sait-il point? Quelle chose lui est cachée de la vénérable antiquité? Il vous dira que Sémiramis, ou, selon quelques-uns, Sérimaris, parlait comme son fils Ninyas; qu'on ne les distinguait pas à la parole: si c'était parce que la mère avait une voix mâle comme son fils, ou dict ainsi; voilà les mœurs de Platon; ce sont les mots mesmes d'Aristote; mais nous, que disons-nous nous-mesmes? que jugeons-nous? que faisonsnous? » (Essais. 1, 14.) 1. La Hongrie a reconnu la domination autrichienne en 1570, et, trois années avant la publication de ce passage, en 1687, la couronne de Hongrie, avait été déclarée héréditaire dans la maison d'Autriche. De même, la Bohême, depuis le seizième siècle, n'avait d'autre souverain que l'empereur d'Allemagne. 2. La conquête de la Flandre par Louis XIV, et ses campagnes en Hollande. 3. Henri le Grand. (Note de la Bruyère). le fils une voix efféminée comme sa mère, qu'il n'ose pas le décider. Il vous révélera que Nembrot était gaucher et Sésostris ambidextre; que c'est une erreur de s'imaginer qu'un Artaxerce ait été appelé Longuemain parce que les bras lui tombaient jusqu'aux genoux, et non à cause qu'il avait une main plus longue que l'autre ; et il ajoute qu'il y a des auteurs graves qui affirment que c'était la droite, qu'il croit néanmoins être bien fondé à soutenir que c'est la gauche. 1 Ascagne est statuaire, Hégion fondeur, Eschine foulon, et Cydias bel esprit 1, c'est sa profession. Il a une enseigne, un atelier, des ouvrages de commande et des compagnons qui travaillent sous lui; il ne vous saurait rendre de plus d'un mois les stances qu'il vous a promises, s'il ne manque de parole à Dosithée, qui l'a engagé à faire une élégie; une idylle est sur le métier, c'est pour Crantor, qui le presse et qui lui laisse espérer un riche salaire. Prose, vers, que voulez-vous? Il réussit également en l'un et en l'autre. Demandez-lui des lettres de consolation, ou sur une absence, il les entreprendra; prenez-les toutes faites et entrez dans son magasin, il y a à choisir. Il a un ami qui n'a point d'autre fonction sur la terre que de le promettre longtemps à un certain monde, et de le présenter enfin dans les maisons comme homme rare et d'une exquise conversation; et là, ainsi que le musicien chante et que le joueur de luth touche son luth devant les personnes à qui il a été promis, Cydias, après avoir toussé, relevé sa manchette, étendu la main et ouvert les doigts, débite gravement ses pensées quintessenciées et ses raisonnements sophistiqués. Différent de ceux qui, convenant de principes et connaissant la raison ou la vérité qui est une, s'arrachent la parole l'un à l'autre pour s'accorder sur leurs sentiments, il n'ouvre la bouche que pour contredire : « Il me semble, dit-il gracieusement, que c'est tout le contraire de ce que vous dites; » ou : « Je ne saurais étre de votre opinion; » ou bien : « C'a été autrefois mon entétement, comme il est le vôtre; mais.... il y a trois choses, ajoute-t-il, à considérer....., » et il en ajoute une qua 1. Portrait de Fontenelle (1657-1757), qui, neveu de Corneille et ami des rédacteurs du Mercure galant, était l'un des ennemis de la Bruyère, ou du moins le devint après la publication de ce Caractère (1694). trième fade discoureur, qui n'a pas mis plus tôt le pied dans une assemblée qu'il cherche quelques femmes auprès de qui il puisse s'insinuer, se parer de son bel esprit ou de sa philosophie, et mettre en œuvre ses rares conceptions: car, soit qu'il parle ou qu'il écrive, il ne doit pas être soupçonné d'avoir en vue ni le vrai ni le faux, ni le raisonnable ni le ridicule; il évite uniquement de donner dans le sens des autres et d'être de l'avis de quelqu'un': aussi attend-il dans un cercle que chacun se soit expliqué sur le sujet qui s'est offert, ou souvent qu'il a amené lui-même, pour dire dogmatiquement des choses toutes nouvelles, mais à son gré décisives et sans réplique. Cydias s'égale à Lucien et à Sénèque, se met au-dessus de Platon, de Virgile et de Théocrite; et son flatteur a soin de le confirmer tous les matins dans cette opinion. Uni de goût et d'intérêt avec les contempteurs d'Homère, il attend paisiblement que les hommes détrompés lui préfèrent les poëtes modernes : il se met en ce cas à la tête de ces derniers, et il sait à qui il adjuge la seconde place. C'est, en un mot, un composé du pédant et du précieux, fait pour être admiré de la bourgeoisie et de la province, en qui néanmoins on n'aperçoit rien de grand que l'opinion qu'il a de lui-même. 1 C'est la profonde ignorance qui inspire le ton dogmatique. Celui qui ne sait rien croit enseigner aux autres ce qu'il vient d'apprendre lui-même; celui qui sait beaucoup pense à peine que ce qu'il dit puisse être ignoré, et parle plus indifféremment. 1 Les plus grandes choses n'ont besoin que d'être dites simplement; elles se gâtent par l'emphase. Il faut dire noblement les plus petites; elles ne se soutiennent que par l'expression, le ton et la manière. 1 Il me semble que l'on dit les choses encore plus finement qu'on ne peut les écrire. 1. Il penserait paraître un homme du commun, Si l'on voyait qu'il fût de l'avis de quelqu'un. (MOLIÈRE, le Misanthrope, II, v.) 2. Philosophe et poëte tragique. (Note de la Bruyère.) 3. Comme Lucain, Fontenelle avait composé des Dialogues des morts (1680); comme Sénèque, il avait fait des tragédies; comme Virgile et Théocrite, il avait écrit des pastorales; et ses Entretiens sur la pluralité des mondes (1686) permettaient de nommer ici Platon. 4. Le ton impérieux et tranchant. 1 Il n'y a guère qu'une naissance honnête ou une bonne éducation qui rende les hommes capables de secret. Toute confiance est dangereuse si elle n'est entière; il y a peu de conjonctures où il ne faille tout dire ou tout cacher. On a déjà trop dit de son secret à celui à qui l'on croit devoir en dérober une circonstance. 1 Des gens vous promettent le secret, et ils le révèlent eux-mêmes et à leur insu; ils ne remuent pas les lèvres, et on les entend; on lit sur leur front et dans leurs yeux; on voit au travers de leur poitrine; ils sont transparents. D'autres ne disent pas précisément une chose qui leur a été confiée, mais ils parlent et agissent de manière qu'on la découvre de soi-même. Enfin quelques-uns méprisent votre secret, de quelque conséquence qu'il puisse être : « C'est un mystère, un tel m'en a fait part et m'a défendu le le dire; » et ils le disent. Toute révélation d'un secret est la faute de celui qui l'a confié. ¶ Nicandre s'entretient avec Élise de la manière douce et complaisante dont il a vécu avec sa femme, depuis le jour qu'il en fit le choix jusques à sa mort; il a déjà dit qu'il regrette qu'elle ne lui ait pas laissé des enfants, et il le répète; il parle des maisons qu'il a à la ville, et bientôt d'une terre qu'il a à la campagne; il calcule le revenu qu'elle lui rapporte; il fait le plan des bâtiments, en décrit la situation, exagère la commodité des appartements, ainsi que la richesse et la propreté des meubles 2; il assure qu'il aime la bonne chère, les équipages; il se plaint que sa femme n'aimait point assez le jeu et la société. Vous êtes si riche, lui disait l'un de ses amis, que n'achetez-vous cette charge? pourquoi ne pas faire cette acquisition qui étendrait votre domaine? 1. Une naissance honnête est une naissance qui place dans les hauts rangs de la société. Il ne faut jamais oublier la langue de l'époque lorsqu'on lit la Bruyère. Au surplus, l'homme qui en France était alors le plus capable de secret, c'était celui dont la naissance était le plus élevée, c'était le roi le secret est peut-être la vertu dont Louis XIV s'applaudissait le plus volontiers. « Toute la France, écrit-il dans ses mémoires en racontant l'arrestation de Fouquet, loua particulièrement le secret dans lequel j'avais tenu, durant trois ou quatre mois, une résolution de cette nature, principalement à l'égard d'un homme qui avait des entrées si particulières auprès de moi.... » (Voyez encore, à la fin du chap. Du Souverain, 'éloge qu'a fait la Bruyère de Louis XIV.) 2 L'élégance des meubles. On me croit, ajoute-t-il, plus de bien que je n'en possède. Il n'oublie pas son extraction et ses alliances: « Monsieur le Surintendant, qui est mon cousin; madame la Chancelière, qui est ma parente; » voilà son style. Il raconte un fait qui prouve le mécontentement qu'il doit avoir de ses plus proches et de ceux même qui sont ses héritiers. «< Ai-je tort? dit-il à Élise; ai-je grand sujet de leur vouloir du bien? » et il l'en fait juge. Il insinue ensuite qu'il a une santé faible et languissante, et il parle de la cave1 où il doit être enterré. Il est insinuant, flatteur, officieux, à l'égard de tous ceux qu'il trouve auprès de la personne à qui il aspire. Mais Élise n'a pas le courage d'être riche en l'épousant. On annonce, au moment qu'il parle2, un cavalier qui, de sa seule présence, démonte la batterie de l'homme de ville; il se lève déconcerté et chagrin, et va dire ailleurs qu'il veut se remarier. 1 Le sage quelquefois évite le monde, de peur d'être ennuyé. CHAPITRE VI. DES BIENS DE FORTUNE. Un homme fort riche peut manger des entremets, faire peindre ses lambris et ses alcôves, jouir d'un palais à la campagne et d'un autre à la ville, avoir un grand équipage, mettre un duc dans sa famille et faire de son fils un grand seigneur cela est juste et de son ressort; mais il appartient peut-être à d'autres de vivre contents. : 1 Une grande naissance ou une grande fortune annonce le mérite et le fait plus tôt remarquer. 1 Ce qui disculpe le fat ambitieux de son ambition est le soin que l'on prend, s'il a fait une grande fortune, de lui trouver un mérite qu'il n'a jamais eu, et aussi grand qu'il croit l'avoir. 1 A mesure que la faveur et les grands biens se retirent 1. Du caveau, dirions-nous aujourd'hui. 2. Au moment que, à l'heure que, locutions fréquemment employées à cette époque. |