d'imprévu, de ce que Bussy-Rabutin appelait le tour et que nous appelons l'art.... A prendre l'ouvrage dans sa forme définitive, tel qu'il était déjà à partir de la cinquième édition, c'est, je l'ai dit, un des livres les plus substantiels, les plus consommés que l'on ait, et qu'on peut toujours relire sans jamais l'épuiser, un de ceux qui honorent le plus le génie de la nation qui les a produits. Il n'en est pas de plus propre à faire respecter l'esprit français à l'étranger (ce qui n'est pas également vrai de tous nos chefs-d'œuvre domestiques), et en même temps il y a profit pour chacun de l'avoir, soir et matin, sur sa table. Peu à la fois et souvent: suivez la prescription, et vous vous en trouverez bien pour le régime de l'esprit.... La Bruyère aime la variété et même il l'affecte un peu. Soit dans la distribution, soit dans le détail, l'art chez lui est grand, très-grand, il n'est pas suprême, car il se voit et il se sent; il ne remplit pas cet éloge que le poëte donne aux jardins enchantés d'Armide: E quel che'l bello e'l caro accresce all' opre, « Et ce qui ajoute à la beauté et au prix des ouvrages, l'art qui a présidé à tout ne se découvre nulle part. » Tout est soigné dans la Bruyère: il a de grands morceaux à effet; ce sont les plus connus, les plus réputés classiques, tels que celui-ci : a Ni les troubles, Zénobie, qui agitent votre empire, etc. Ce ne sont pas ceux qu'on préfère quand on l'a beaucoup lu, mais ils sont d'une construction, d'une suspension parfaite et d'un laborieux achevé. En fait de toiles de moyenne dimension, on n'a avec lui que l'embarras du choix. On sait les beaux portraits du Riche et du Pauvre, auxquels il n'y a qu'à admirer: c'est mieux encore que du Théophraste. La Bruyère excelle et se complaît à ces portraits d'un détail accompli, qui vont deux par deux, mis en regard et contrastés ou même concertés Démophon et Basilide, le nouvelliste Tant pis et le nouvelliste Tant mieux; Gnathon et Cliton, le gourmand vorace qui engloutit tout, et le gourmet qui a fait de la digestion son étude. N'oubliez pas, entre tant d'autres, l'incomparable personnage du ministre plénipotentiaire. Quand j'appelle cela des portraits, il y a toutefois à dire qu'ils ne sont jamais fondus d'un jet ni rassemblés dans l'éclair d'une physionomie; la vie y manque : ils se composent, on le sent trop, d'une quantité de remarques successives; ils représentent une somme d'additions patientes et ingénieuses. Aussi la Bruyère ne les a-t-il pas intitulés portraits, mais caractères. Lorsqu'on s'est une fois familiarisé avec lui et avec sa manière, on l'aime bien mieux, ce me semble, hors de ces morceaux de montre et d'apprêt, dans les esquisses plus particulières d'originaux, surtout dans les remarques soudaines, dans les traits vifs et courts, dans les observations pénétrantes qu'il a logés partout et qui sortent de tous les coins de son œuvre. SAINTE-BEUVE. L'aptitude de la Bruyère se révéla et se fortifia par l'étude qu'il fit de Théophraste, et par l'excellente traduction qu'il en donna. En publiant à la suite de cette traduction ce qu'il y ajoutait de son fonds, et d'après des modèles pris dans sa nation, il faisait voir, par la comparaison, que notre littérature était mûre pour ce genre d'écrits. C'est à lui, en effet, qu'il faut faire honneur d'avoir su le premier présenter la morale sous la forme d'un genre ou d'un art. La Bruyère est le moraliste littérateur. Ses deux devanciers n'avaient pensé qu'à se rendre compte à eux-mêmes, celui-ci, de ses souvenirs et de la morale qu'on en pouvait tirer; celui-là, de ses motifs d'abdiquer et de se réfugier dans la foi. La Bruyère, moins sublime en effet que Pascal et moins profond que la Rochefoucauld, songe plus à s'approprier au public, et s'accoutume à ne regarder les choses que jusqu'où la vue des autres peut le suivre. Philosophe plus libre que la Rochefoucauld et Pascal, il n'est pas enchaîné à son passé comme le premier, ni, comme le second, tiraillé entre le doute et la foi. S'il plonge moins avant ou s'il voit de moins haut, il touche à plus de points et voit plus juste. Au lieu de vouloir enfoncer dans les cœurs la vérité toute nue, à la manière de la Rochefoucauld, comme un trait acéré, la Bruyère nous le présente comme un fruit de notre propre sagesse; et par là nous dispose d'autant plus à nous l'appliquer. Au lieu de nous accabler comme Pascal, et de nous désarmer au moment du combat, il excite notre activité, et nous fortifie par cet art de montrer à la fois et à qui nous avons affaire, et qu'il y a presque toujours pire que nous. Il varie pour ne pas fatiguer, et il peint plus qu'il ne raisonne, sachant bien qu'il sera plus longtemps maître de l'imagination de son lecteur que de sa raison. Il n'annonce rien d'avance, aimant mieux, pour nous enseigner avec fruit, surprendre nos consciences pendant qu'elles sont occupées des autres, et les faire revenir ainsi tout à coup sur elles-mêmes, que de les attaquer dogmatiquement, au risque de les trouver en défense derrière des précautions auxquelles se brisent la vérité impérieuse de la Rochefoucauld et la vérité impitoyable de Pascal.... On résiste aux Pensées et aux Maximes, comme à l'autorité d'une raison individuelle, aigrie par des circonstances personnelles à l'auteur; mais on reçoit volontiers les leçons de la Bruyère, parce que sa raison est libre de ressentiments et de souffrances, et, qu'ainsi qu'il le dit si délicatement, il ne fait que rendre au public ce que le public lui a prêté. D. NISARD (Histoire de la littérature française). La Bruyère est pour les mœurs de son siècle un témoin incommode. On ne peut nier sa clairvoyance, et on ne saurait douter de sa véracité. Il a vu ce qu'il peint sans ménagement, mais aussi sans animosité. Il n'a d'autre passion que l'amour du vrai et du juste; le mensonge le blesse et l'iniquité l'offense; la seule vengeance qu'il en tire est de les représenter au vif; et comme le fond de la nature humaine ne change pas, que les mêmes travers et les mêmes vices subsistent toujours sous des formes et des costumes divers, selon les temps, son livre a été pour les âges suivants une peinture anticipée. La malignité des contemporains cherchait et multipliait les modèles de ses portraits, et nous pouvons encore les rapporter à des visages qu'il n'a point vus. Les générations se succèdent et continuent de trouver parmi les vivants des figures déjà peintes dans cette galerie dont les originaux se renouvellent sans cesse. Ainsi, quoique la Bruyère n'ait eu que le dessein de peindre les mœurs et les caractères de son temps, comme il a vu au delà de la surface et des traits mobiles du dehors, il est plus qu'un témoin du passé, et son œuvre ne vieillit point. Elle vit, en outre, par le style qui donne à tant de réflexions fines et profondes un tour original, à tant de physionomies distinctes un relief durable et des couleurs qui n'ont point pâli. Cependant, il faut reconnaître qu'avec tous ces mérites de peintre et d'écrivain, la Bruyère n'a pas l'aisance, le naturel, en un mot, la grande manière des maîtres qui lui ont frayé la voie. Il sait les admirer et il ne veut pas les imiter; on sent même la peine qu'il se donne pour ne pas leur ressembler, cherchant curieusement l'originalité par la structure de la phrase et le choix des mots qu'il appelle invention. De plus, il met partout de l'esprit et veut à chaque instant produire un effet; entin, il n'a pas cet art suprême qui efface les traces de l'art. GERUZEZ (Histoire de la littérature française). Sans système philosophique arrêté, sans prétention à la profondeur, la Bruyère est un auteur charmant qu'on ne se lasse pas de relire. Quel riche tableau que son livre des Caractères! Que de finesse dans le dessin! que de couleurs brillantes et délicatement nuancées! comme tout ce monde comique qu'il a créé s'agite dans un pêle-mêle amusant! Point de transition, point de plan régulier. b Ses personnages sont une foule affairée qui court, qui se remue toute chamarrée de prétentions, d'originalités, de ridicules : vous croiriez être dans la grande galerie de Versailles, et voir défiler devant vous, ducs, marquis, financiers, bourgeois-gentilshommes, pédants, prélats de cour. Tantôt vous entendez un piquant dialogue qui a tout le sel d'une petite comédie, avec un mot plein de sens pour dénoûment; tantôt, entre deux travers habilement saisis, l'auteur glisse une réflexion morale dont la vérité fait le principal mérite; ici c'est une maxime concise, à la manière de la Rochefoucauld, mais sans ses préjugés misanthropiques; là une image familière ennoblie à force d'esprit et de nouveauté; plus loin, une construction maligne qui arme d'un trait inattendu la fin de la phrase la plus inoffensive. La Bruyère, quoique grand observateur, n'est pas précisément un philosophe; il ne creuse pas dans la région souterraine des principes; il se tient à la surface où végètent les passions et les vices. En fait de pensées, il croit que tout est dit et qu'on vient trop tard depuis plus de sept mille ans qu'il y a des hommes. Aussi, est-il plutôt un artiste qu'un penseur. Il a pris aux honnêtes gens de son temps leurs croyances toutes faites, à Théophraste, qu'il a traduit, sa manière et sa forme; mais il a miş sous tout cela son esprit, et c'est assez pour assurer l'immortalité de son livre. J. DEMOGEOT (Histoire de la littérature française), La Bruyère mérite sa gloire : penseur judicieux, observateur sagace, écrivain d'une habileté et d'une souplesse merveilleuses, il est peintre autant qu'écrivain, plutôt peintre de mœurs qu'il n'est proprement moraliste.... Il a tous les genres d'esprit; il a tous les genres de style. Il joint la vigueur à l'éclat, l'énergie à la finesse, il est grave, il est véhément; il a l'art de dire légèrement des choses sérieuses et de dire des choses plaisantes avec un sérieux qui en double l'effet; il a l'ironie, le sarcasme, le trait détourné qui effleure, le coup de massue qui écrase; il a des alliances de mots et d'idées qui surprennent; il fait rire et il fait penser; comme tous ceux qui ont longtemps observé la nature humaine, il a parfois l'accent d'une mélancolie profonde; mais cela passe comme un nuage, et il se remet de plus belle à se moquer de nos travers. Tantôt il va droit à son but; tantôt il y arrive par des détours ingénieux. Il nous laisse pendant toute une longue page en suspens, puis il jette à la fois un mot qui fait éclair et illumine sa pensée. Il a de vrais coups de théâtre. Avec tous ces mérites et d'autres encore, la Bruyère n'est pas exempt de défauts. Et d'abord c'en est un peut-être que cette incroyable diversité de tous: l'effort s'y fait sentir; d'ailleurs un lec teur n'aime pas qu'on le secoue à tout propos de peur que son attention ne s'endorme. Ce style si curieusement travaillé a aussi l'inconvénient de se détacher de la pensée, qui se trouve reléguée sur le second plan. Enfin l'auteur des Caractères est quelquefois maniéré, et c'est le seul classique de la meilleure époque auquel on puisse faire ce reproche. Contemporain, admirateur de Bossuet et de Fénelon, il touche par un coin à Voiture. Mais s'il tombe dans la recherche, si le goût n'avoue pas toutes ses expressions, c'est qu'à force de courir après la variété et la nouveauté, on s'égare : il est certain qu'il avait le goût exquis. Dans plusieurs endroits de son ouvrage, mais principalement dans son discours de réception à l'Académie française, il a montré les qualités d'un critique de premier ordre. En caractérisant les grands écrivains de son siècle, il a parlé d'avance le langage de la postérité. Il connaissait aussi, il appréciait mieux qu'on ne le faisait généralement sous Louis XIV nos écrivains antérieurs. Il aimait leur vieux style, il en regrettait les beautés et il en a sauvé plus d'une. On voit qu'il ne s'est mis à écrire qu'après avoir étudié la langue française à fond et dans ses véritables sources. Et maintenant encore, voulez-vous faire un inventaire des richesses de notre langue, en voulez-vous connaître tous les tours, tous les mouvements, toutes les figures, toutes les ressources, il n'est pas nécessaire de recourir à cent volumes, lisez, relisez la Bruyère. VALLERY RADOT. (Chefs-d'œuvre des classiques français du dix-septième siècle, avec des notices par MM. A. de Courson et Vallery Radot.) FIN DE LA NOTICE. |