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PRÉFACE.

Admonere voluimus, non mordere: prodesse, non lædere: consulere moribus hominum, non officere.

ERASME'.

Je rends au public ce qu'il m'a prêté; j'ai emprunté de lui la matière de cet ouvrage : il est juste que, l'ayant achevé avec toute l'attention pour la vérité dont je suis capable, et qu'il mérite de moi, je lui en fasse la restitution. Il peut regarder avec loisir ce portrait que j'ai fait de lui d'après nature; et s'il se connaît quelques-uns des défauts que je touche, s'en corriger. C'est l'unique fin que l'on doit se proposer en écrivant, et le succès aussi que l'on doit moins3 se promettre. Mais comme les hommes ne se dégoûtent point du vice, il ne faut pas aussi se lasser de leur reprocher5 ils seraient peut-être pires, s'ils venaient à manquer de censeurs ou de critiques; c'est ce qui fait que l'on prêche et que

1. Cette épigraphe est tirée d'une lettre d'Erasme, l'un des écrivains les plus estimés du seizième siècle. La préface des Caractères, dans les premières éditions, est très-courte; elle se réduit aux deux premières et aux trois dernières phrases de l'introduction qu'on va lire. Remaniée et augmentée dans la 4e, dans la 5o et dans la 6e édition, cette préface a reçu dans la 8e sa forme définitive. Il est regrettable que dans la 9o édition l'auteur ne l'ait pas révisée; il eût pn faire disparaître les négligences qu'elle renferme. Il faut rapprocher de cette préface, pour la compléter, une partie de la préface des Caractères de Théophraste et quelques passages de la préface du discours que la Bruyère a prononcé à l'Académie française.

2. A loisir, dirions-nous aujourd'hui.

3. Moins, pour le moins, est un latinisme dont Pascal, Corneille, Bossuet et la plupart des écrivains contemporains, offrent de nombreux exemples. 4. Aujourd'hui l'on écrirait non plus.

5. De leur faire des reproches. Reprocher était parfois un verbe neutre au dix-septième siècle.

l'on écrit. L'orateur et l'écrivain ne sauraient vaincre la joie qu'ils ont d'être applaudis; mais ils devraient rougir d'eux-mêmes s'ils n'avaient cherché par leurs discours ou par leurs écrits que des éloges; outre que l'approbation la plus sûre et la moins équivoque est le changement de mœurs et la réformation de ceux qui les lisent ou qui les écoutent. On ne doit parler, on ne doit écrire que pour l'instruction; et s'il arrive que l'on plaise, il ne faut pas néanmoins s'en repentir, si cela sert à insinuer et à faire recevoir les vérités qui doivent instruire. Quand donc il s'est glissé dans un livre quelques pensées ou quelques réflexions qui n'ont ni le feu, ni le tour, ni la vivacité des autres, bien qu'elles semblent y être admises pour la variété, pour délasser l'esprit, pour le rendre plus présent et plus attentif à ce qui va suivre, à moins que d'ailleurs elles ne soient sensibles 1, familières, instructives, accommodées au simple peuple, qu'il n'est pas permis de négliger, le lecteur peut les condamner, et l'auteur les doit proscrire: voilà la règle. Il y en a une autre 2, et que j'ai intérêt que l'on veuille suivre, qui est de ne pas perdre mon titre de vue, et de penser toujours, et dans toute la lecture de cet ouvrage, que ce sont les caractères ou les mœurs de ce siècle que je décris3: car, bien que je les tire souvent de la cour de France et des hommes de ma nation, on ne peut pas néanmoins les restreindre à une seule cour ni les renfermer en un seul pays, sans que mon livre ne perde beaucoup de son étendue et de son utilité, ne s'écarte du plan que je

1. A moins qu'elles ne soient présentées sous une forme qui les rende saisissantes.

2. Ce que l'auteur donne ici comme une seconde règle est simplement une recommandation qu'il adresse au lecteur.

3. Que ce sont les caractères ou les mœurs de ce siècle que je décris: la phrase se terminait ainsi dans la 4 édition, où elle parut pour la première fois, et dans les trois éditions suivantes. La Bruyère, qui dans ces éditions avait fait imprimer de ce siècle en italique, pensait avoir suffisamment indiqué qu'il s'était proposé de peindre les mœurs des hommes de son temps en général, et non pas simplement les mœurs de la cour de France ou les mœurs des Français. Mais Charpentier, qui le reçut en 1693 à l'Académie française, n'avait pas tenu compte de sa déclaration, lorsque, répondant au discours du récipiendaire, il avait fait ce parallèle entre Théophraste et lui: «< Théophraste, avait-il dít en s'adressant à la Bruyère, a traité la chose d'un air plus philosophique: il n'a envisagé que l'universel; vous êtes plus descendu dans le particulier. Vous avez fait vos portraits d'après nature; lui n'a fait les siens que sur une idée générale. Vos portraits ressemblent à de certaines personnes, et souvent on les devine; les siens ne ressemblent qu'à l'homme. Cela est cause que ses portraits ressembleront toujours; mais il est à craindre que les vôtres ne perdent quelque chose de ce vif et de ce brillant qu'on y remarque, quand on ne pourra plus les comparer avec ceux sur qui vous les avez tirés. » Une telle 'insistance dut blesser la Bruyère; par convenance, il s'abstint de le montrer dans la préface qu'il mit en tête de son discours; mais il revint sur la phrase qui fait l'objet de cette note, et la développa de manière à ce que personne désormais ne pût se méprendre sur sa pensée. Inutile précaution, car les critiques ont souvent reproduit la comparaison qu'avait faite Charpentier.

me suis fait d'y peindre les hommes en général, comme des raisons qui entrent dans l'ordre des chapitres et dans une certaine suite insensible des réflexions qui les composent 1. Après cette précaution si nécessaire, et dont on pénètre assez les conséquences, je crois pouvoir protester contre tout chagrin, toute plainte, toute maligne interprétation, toute fausse application et toute censure, contre les froids plaisants et les lecteurs mal intentionnés. Il faut savoir lire, et ensuite se tairé, ou pouvoir rapporter ce qu'on a lu, et ni plus ni moins que ce qu'on a lu; et si on le peut quelquefois, ce n'est pas assez, il faut encore le vouloir faire sans ces conditions, qu'un auteur exact et scrupuleux est en droit d'exiger de certains esprits pour l'unique récompense de son travail, je doute qu'il doive continuer d'écrire, s'il préfère du moins sa propre satisfaction à l'utilité de plusieurs et au zèle de la vérité. J'avoue d'ailleurs que j'ai balancé dès l'année 1690, et avant la cinquième édition, entre l'impatience de donner à mon livre plus de rondeur et une meilleure forme par de nouveaux caractères3, et la crainte de faire dire à quelques-uns : « Ne finiront-ils point, ces Caractères, et ne verrons-nous jamais autre chose de cet écrivain?» Des gens sages me disaient, d'une part : « La matière est solide, utile, agréable, inépuisable; vivez longtemps et traitez-la sans interruption pendant que vous vivrez que pourriezvous faire de mieux? il n'y a point d'année que les folies des hommes ne puissent vous fournir un volume.» D'autres, avec beaucoup de raison, me faisaient redouter les caprices de la multitude et la légèreté du public, de qui j'ai néanmoins de si grands sujets d'être content, et ne manquaient pas de me suggérer que, personne presque depuis trente années ne lisant plus que pour lire", il fallait aux hommes, pour les amuser, de nouveaux chapitres et un nouveau titre; que cette indolence avait rempli les boutiques et peuplé le monde, depuis tout ce temps, de livres froids et ennuyeux, d'un mauvais style et de nulle ressource, sans règles et sans la moindre justesse, contraires aux mœurs et aux bienséances, écrits avec précipitation et lus de même, seulement par leur nou

1. C'est-à-dire ne s'écarte du plan que je me suis fait.... ainsi que des raisons qui ont déterminé l'ordre des chapitres, et même l'ordre des réflexions dans chacun des chapitres.

2. C'est dès la 1re édition des Caractères que la Bruyère prend ses précautions. Mais cette déclaration n'arrêta point les malignes interprétations, et dans la préface de son discours à l'Académie, il crut devoir protester avec plus d'énergie contre les clefs que l'on faisait courir. Molière aussi avait dû se défendre contre ceux qui l'accusaient de « toucher aux personnes. » Parlant au nom de l'auteur, l'un des personnages de l'Impromptu de Versailles déclare que « si quelque chose était capable de dégoûter Molière de faire des comédies, c'était les ressemblances qu'on y voulait toujours trouver.» La Bruyère exprime le même sentiment dans la phrase suivante, qui est l'une des additions de la 5e édition.

3. En ajoutant de nouveaux caractères. 4. Et non pour s'instruire et se réformer.

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veauté 1; et que, si je ne savais qu'augmenter un livre raisonnable, le mieux que je pouvais faire était de me reposer. Je pris alors quelque chose de ces deux avis si opposés, et je gardai un tempérament qui les rapprochait : je ne feignis point d'ajouter quelques nouvelles remarques à celles qui avaient déjà grossi du double la première édition de mon ouvrage; mais, afin que le public ne fût point obligé de parcourir ce qui était ancien pour passer à ce qu'il y avait de nouveau, et qu'il trouvât sous ses yeux ce qu'il avait seulement envie de lire, je pris soin de lui désigner cette seconde augmentation par une marque particulière ((4)) ·je crus aussi qu'il ne serait pas inutile de lui distinguer la première augmentation par une autre marque plus simple (4) qui servît à lui montrer le progrès de mes Caractères, et à aider son choix dans la lecture qu'il en voudrait faire ; et, comme il pouvait craindre que ce progrès n'allât à l'infini, j'ajoutais à toutes ces exactitudes une promesse sincère de ne plus rien hasarder en ce genre. Que si quelqu'un m'accuse d'avoir manqué à ma parole, en insérant dans les trois éditions qui ont suivi un assez grand nombre de nouvelles remarques, il verra du moins qu'en les confondant avec les anciennes par la suppression entière de ces différences qui se voient par apostille, j'ai moins pensé à lui faire lire rien de nouveau qu'à laisser peut-être un ouvrage de mœurs plus complet, plus fini et plus régulier, à la postérité. Ce ne sont point, au reste, des maximes que j'aie voulu écrire': elles sont comme des lois dans la

1. Pour leur nouveauté. C'est ainsi que dans cette phrase de Molière, par signifie à cause de; « J'ai oui condamner cette comédie par les mêmes choses que j'ai vu d'autres estimer le plus. » (Critique de l'Ecole des femmes.) 2. Je n'hesitai pas à ajouter.

3. L'augmentation du nombre.

4. Dans toutes les éditions qui ont paru pendant la vie de la Bruyère, le signe typographique que nous avons placé entre parenthèses et qui se nomme pied de mouche, a figuré en tête de chacune des réflexions qui composent le livre des Caractères, servant ainsi à les distinguer les unes des autres comme ces réflexions forment parfois plusieurs alinéas, il était nécessaire d'établir entre elles une division, et ce fut ce signe qui les sépara. Lorsque fut imprimée la 5o édition, le libraire sans doute voulut stimuler la curiosité du public, et une marque particulière fut affectée aux réflexions nouvelles qu'avait ajoutées l'auteur dans la 4 édition et à celles qu'il insérait dans la 5 on mit entre parenthèses le pied de mouche qui accompagnait les premières, et entre doubles parenthèses le pied de mouche qui accompagnait les secondes. Le lecteur en fut averti dans la préface, et, cet avis a été reproduit dans toutes les éditions postérieures, bien que ces marques particulières n'aient été imprimées que dans la 5e édition.

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5. Fénelon a employé le mot exactitude au pluriel en lui donnant le même sens : « Ne vous usez point en détails et en exactitudes superflues. » (Lettre du 23 juillet 1714.) Et ailleurs encore: « Les petits détails et les fausses exactitudes. »

6. C'était en marge que se trouvaient les marques que nous avons intercalées dans le texte.

7. Le verbe est au subjonctif dans toutes les éditions qu'a données la Bruyère.

morale, et j'avoue que je n'ai ni assez d'autorité, ni assez de génie pour faire le législateur; je sais même que j'aurais péché contre l'usage des maximes, qui veut qu'à la manière des oracles elles soient courtes et concises 1. Quelques-unes de ces remarques le sont, quelques autres sont plus étendues on pense les choses d'une manière différente, et on les explique par un tour aussi tout différent, par une sentence, par un raisonnement, par une métaphore ou quelque autre figure, par un parallèle, par une simple comparaison, par un fait tout entier 2, par un seul trait, par une description, par une peinture de là procède la longueur ou la brièveté de mes réflexions. Ceux enfin qui font des maximes veulent être crus: je consens, au contraire, que l'on dise de moi que je n'ai pas quelquefois bien remarqué, pourvu que l'on remarque mieux.

1. Comme celles de la Rochefoucauld.

2. Par un récit, par une anecdote, comme l'histoire d'Emire à la fin du chapitre des Femmes.

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