vient d'ailleurs et de dehors: et ainsi il est dépendant, et partant, sujet à être troublé par mille accidents, qui font les afflictions inévitables. CHAPITRE VI. [De quelques opinions et de quelques usages.] Pyrrhonisme. - J'écrirai ici mes pensées sans ordre, et non pas peut-être dans une confusion sans dessein: c'est le véritable ordre, et qui marquera toujours mon objet par le désordre même. Je ferais trop d'honneur à mon sujet si je le traitais avec ordre, puisque je veux montrer qu'il en est incapable. II. Raison des effets. - Gradation. Le peuple honore les personnes de grande naissance. Les demi-habiles les méprisent, disant que la naissance n'est pas un avantage de la personne, mais du hasard. Les habiles les honorent, non par la pensée du peuple, mais par la pensée de derrière. Les dévots qui ont plus de zèle que de science les méprisent, malgré cette considération qui les fait honorer par les habiles, parce qu'ils en jugent par une nouvelle lumière que la piété leur donne. Mais les chrétiens parfaits les honorent par une autre lumière supérieure. Ainsi se vont les opinions succédant du pour au contre, selon qu'on a de lumière. Raison des effets. - Renversement continuel du pour au contre. Nous avons donc montré que l'homme est vain, par l'estime qu'il fait des choses qui ne sont point essentielles. Et toutes ces opinions sont détruites. Nous avons montré ensuite que toutes ces opinions sont très-saines, et qu'ainsi, toutes ces vanités étant très-bien fondées, le peuple n'est pas si vain qu'on dit. Et ainsi nous avons détruit l'opinion qui détruisait celle du peuple. Mais il faut détruire maintenant cette dernière proposition, et montrer qu'il demeure toujours vrai que le peuple est vain, quoique ses opinions soient saines, parce qu'il n'en sent pas la vérité où elle est, et que, la mettant où elle n'est pas, ses opinions sont toujours très-fausses et très-mal saines. Raison des effets. - Il est donc vrai de dire que tout le monde est dans l'illusion : car, encore que les opinions du peuple soient saines, elles ne le sont pas dans sa tête, car il pense que la vérité est où elle n'est pas. La vérité est bien dans leurs opinions, mais non pas au point où ils se figurent. Par exemple, il est vrai qu'il faut honorer les gentilshommes, mais non pas parce que la naissance est un avantage effectif, etc. III. Opinions du peuple saines. - Le plus grand des maux est les guerres civiles. Elles sont sûres, si on veut récompenser les mérites, car tous diront qu'ils méritent. Le mal à craindre d'un sot, qui succède par droit de naissance, n'est ni si grand, ni si sûr 1. 1 « N'est-ce pas rendre à Pascal un hommage que son coeur eût dédaigné, que d'admirer la profondeur d'esprit qui se révèle dans IV. Pourquoi suit-on la pluralité ? est-ce à cause qu'ils ont plus de raison? non, mais plus de force. Pourquoi suit-on les anciennes lois et anciennes opinions? est-ce qu'elles sont les plus saines? non, mais elles sont uniques, et nous ôtent la racine de la diversité. V. L'empire fondé sur l'opinion et l'imagination règne quelque temps, et cet empire est doux et volontaire: celui de la force règne toujours. Ainsi l'opinion est comme la reine du monde, mais la force en est le tyran. VI. Que l'on a bien fait de distinguer les hommes par l'extérieur, plutôt que par les qualités intérieures ! Qui passera de nous deux? qui cédera la place à l'autre ? Le moins habile? mais je suis aussi habile ses Pensées? Si je regarde celles qui touchent à la religion, n'est-il pas admirable qu'il ait vu plus loin que Bossuet, venu après lui, et lui-même un si grand homme? Toute la polémique de Bossuet est dirigée contre les protestants: il s'agit de dissidences sur des points secondaires, lesquelles n'affaiblissent pas le fond de la religion, puisqu'elles ne touchent ni à la révélation, ni à la divinité de JésusChrist. La polémique de Pascal était dirigée contre les incrédules, et cet incomparable génie guerroyait déjà contre l'esprit du dix-huitième siècle par-dessus la tête de Bossuet, lequel l'entrevoit à peine et en flétrit les premiers représentants du nom dédaigneux de libertins. Si je regarde celles des Pensées qui touchent à la société, aux gouvernements, à la justice, aux grands, Pascal voit plus loin que Descartes, dont la politique est de s'accommoder de ce qui est établi; plus loin que Bossuet qui bornait ses vues à la monarchie absolue tempérée par des lois fondamentales: il prévoit dès le milieu du dix-septième siècle et indique les grands changements de la fin du dix-huitième. » (Nisard.) que lui; il faudra se battre sur cela. Il a quatre laquais, et je n'en ai qu'un : cela est visible; il n'y a qu'à compter; c'est à moi à céder, et je suis un sot si je conteste. Nous voilà en paix par ce moyen; ce qui est le plus grand des biens 1. VII. La coutume de voir les rois accompagnés de gardes, de tambours, d'officiers, et de toutes les choses qui plient la machine vers le respect et la terreur, fait que leur visage, quand il est quelquefois seul et sans ces accompagnements, imprime dans leurs sujets le respect et la terreur, parce qu'on ne sépare pas dans la pensée leur personne d'avec leur suite, qu'on y voit d'ordinaire jointe. Et le monde, qui ne sait pas que cet effet a son origine dans cette coutume, croit qu'il vient d'une force naturelle; et de là viennent ces mots : Le caractère de la Divinité est empreint sur son visage, etc. La puissance des rois est fondée sur la raison et sur la folie du peuple, et bien plus sur la folie. La plus grande et importante chose du monde a pour fondement la faiblesse: et ce fondement-là est admirablement sûr; car il n'y a rien de plus sûr que cela, que le peuple sera faible. Ce qui est fondé sur la saine raison est bien mal fondé, comme l'estime de la sagesse. 1 Cette pensée n'est pas dans le ms.; on y trouve seulement cette ligne isolée: Il a quatre laquais. On est bien tenté cependant d'attribuer à Pascal ce développement, dont la forme est vive, familière, dramatique. Peut-être les éditeurs l'ont-ils reproduit de souvenir, d'après une conversation de Pascal. (Havet.) VIII. Les Suisses s'offensent d'être dits gentilshommes, et prouvent la roture de race pour être jugés dignes de grands emplois. IX. On ne choisit pas pour gouverner un vaisseau celui des voyageurs qui est de meilleure maison 1. Saint Augustin a vu qu'on travaille pour l'incertain, sur mer, en bataille, etc.; il n'a pas vu la règle des partis, qui démontre qu'on le doit. Montaigne a vu qu'on s'offense d'un esprit boiteux, et que la coutume peut tout; mais il n'a pas vu la raison de cet effet. Toutes ces personnes ont vu les effets, mais ils n'ont pas vu les causes; ils sont à l'égard de ceux qui ont découvert les causes comme ceux qui n'ont que les yeux à l'égard de ceux qui ont l'esprit; car les effets sont comme sensibles, et les causes sont visibles seulement à l'esprit. Et quoique ces effets-là se voient par l'esprit, cet esprit est à 1 M. Faugère donne cette pensée avec le développement suivant: « Les choses du monde les plus déraisonnables deviennent les plus raisonnables, à cause du déréglement des hommes. Qu'y a-t-il de moins raisonnable que de choisir pour gouverner un État le premier fils d'une reine? On ne choisit pas pour gouverner un bateau celui des voyageurs qui est de meilleure maison; cette loi serait ridicule et injuste. Mais parce qu'ils le sont et le seront toujours [ridicules et injustes], elle devient raisonnable et juste. Car qui choisira-t-on? Le plus vertueux et le plus habile? Nous voilà incontinent aux mains: chacun prétend être le plus vertueux et le plus habile. Attachons donc cette qualité à quelque chose d'incontestable. C'est le fils aîné du roi; cela est net, il n'y a point de dispute. La raison ne peut mieux faire, car la guerre civile est le plus grand des maux. » M. Faugère a trouvé ce texte dans un cahier du médecin Vallant. Ce cahier, intitulé Pensées de M. Pascal, est conservé à la Bibliothèque Impériale. |