II. Quel déréglement de jugement, par lequel il n'y a personne qui ne se mette au-dessus de tout le reste du monde, et qui n'aime mieux son propre bien, et la durée de son bonheur, et de sa vie, que celle de tout le reste du monde! III. Il y a des herbes sur la terre; nous les voyons, de la lune on ne les verrait pas. Et sur ces herbes, des poils; et dans ces poils, de petits animaux : mais après cela, plus rien. O présomptueux! - Les mixtes sont composés d'éléments; et les éléments, non. O présomptueux! Voici un trait délicat. Il ne faut pas dire qu'il y a ce qu'on ne voit pas; il faut donc dire comme les autres, mais non pas penser comme eux. ... IV. Non-seulement nous regardons les choses par d'autres côtés, mais avec d'autres yeux; nous n'avons garde de les trouver pareilles. V. L'éternuement absorbe toutes les facultés de l'âme, aussi bien que la besongne 1; mais on n'en tire pas les mêmes conséquences contre la grandeur de l'homme, parce que c'est contre son gré. Et quoiqu'on se le procure, néanmoins c'est contre son gré qu'on se le procure; ce n'est pas en vue de la chose même, c'est pour une autre fin; et ainsi ce n'est pas une marque de la faiblesse de l'homme, et de sa servitude sous cette action. 1 C'est-à-dire l'acte de la génération. Besongne est le mot dont se sert Montaigne. VI. Il n'est pas honteux à l'homme de succomber sous la douleur, et il lui est honteux de succomber sous le plaisir. Ce qui ne vient pas de ce que la douleur nous vient d'ailleurs, et que nous recherchons le plaisir; car on peut rechercher la douleur, et y succomber à dessein, sans ce genre de bassesse. D'où vient donc qu'il est glorieux à la raison de succomber sous l'effort de la douleur, et qu'il lui est honteux de succomber sous l'effort du plaisir? C'est que ce n'est pas la douleur qui nous tente et nous attire. C'est nous-mêmes qui volontairement la choisissons et voulons la faire dominer sur nous; de sorte que nous sommes maîtres de la chose; et en cela c'est l'homme qui succombe à soi-même: mais dans le plaisir, c'est l'homme qui succombe au plaisir. Or il n'y a que la maîtrise et l'empire qui fait la gloire, et que la servitude qui fait la honte. VII. Ceux qui, dans de fâcheuses affaires, ont toujours bonne espérance, et se réjouissent des aventures heureuses, s'ils ne s'affligent également des mauvaises, sont suspects d'être bien aises de la perte de l'affaire, et sont ravis de trouver ces prétextes d'espérance pour montrer qu'ils s'y intéressent, et couvrir par la joie qu'ils feignent d'en concevoir celle qu'ils ont de voir l'affaire perdue. VIII. Notre nature est dans le mouvement; le repos en tier est la mort. IX. Nous nous connaissons si peu, que plusieurs pensent aller mourir quand ils se portent bien, et plusieurs pensent se porter bien quand ils sont proche de mourir, ne sentent pas la fièvre prochaine, ou l'abcès prêt à se former. Χ. La nature recommence toujours les mêmes choses, les ans, les jours, les heures; les espaces de même et les nombres sont bout à bout à la suite l'un de l'autre. Ainsi se fait une espèce d'infini et d'éternel. Ce n'est pas qu'il y ait rien de tout cela qui soit infini et éternel, mais ces êtres terminés se multiplient infiniment; ainsi il n'y a, ce me semble, que le nombre qui les multiplie qui soit infini. ΧΙ. Quand on dit que le chaud n'est que le mouvement de quelques globules, et la lumière le conatus recedendi que nous sentons, cela nous étonne. Quoi? que le plaisir ne soit autre chose que le ballet des esprits? Nous en avons conçu une si différente idée! et ces sentiments-là nous semblent si éloignés de ces autres que nous disons être les mêmes que ceux que nous leur comparons ! Le sentiment du feu, cette chaleur qui nous affecte d'une manière tout autre que l'attouchement, la réception du son et de la lumière, tout cela nous semble mystérieux, et cependant cela est grossier comme un coup de pierre. IR est vrai que la petitesse des esprits qui entrent dans les pores touchent d'autres nerfs, mais ce sont toujours des nerfs touchés. XII. Si un animal faisait par esprit ce qu'il fait par instinct, et s'il parlait par esprit ce qu'il parle par instinct, pour la chasse, et pour avertir ses camarades que la proie est trouvée ou perdue, il parlerait bien aussi pour des choses où il a plus d'affection, comme pour dire : Rongez cette corde qui me blesse, et où je ne puis atteindre. XIII. Nous ne nous soutenons pas dans la vertu par notre propre force, mais par le contre-poids de deux vices opposés, comme nous demeurons debout entre deux vents contraires : ôtez un de ces vices, nous tombons dans l'autre. XIV. Ils disent que les éclipses présagent malheur, parce que les malheurs sont ordinaires; de sorte qu'il arrive si souvent du mal, qu'ils devinent souvent; au lieu que s'ils disaient qu'elles présagent bonheur, ils mentiraient souvent. Ils ne donnent le bonheur qu'à des rencontres du ciel rares; ainsi ils manquent peu souvent à deviner. XV. La mémoire est nécessaire pour toutes les opérations de l'esprit. XVI. Instinct et raison, marques de deux natures. XVII. Quand je considère la petite durée de ma vie, absorbée dans l'éternité précédant et suivant; le petit espace que je remplis, et même que je vois, abîmé dans l'infinie immensité des espaces que j'ignore et qui m'ignorent, je m'effraye, et m'étonne de me voir ici plutôt que là; car il n'y a point de raison pourquoi ici plutôt que là, pourquoi à présent plutôt que lors. Qui m'y a mis? par l'ordre et la conduite de qui ce lieu et ce temps a-t-il été destiné à moi? - Memoria hospitis unius diei prætereuntis. XVIII. Combien de royaumes nous ignorent! fraye. Le silence éternel de ces espaces infinis m'ef ΧΙΧ. Je porte envie à ceux que je vois dans la foi vivre avec tant de négligence, et qui usent si mal d'un don duquel il me semble que je ferais un usage si différent. xx. Chasun est un tout à soi-même, car lui mort, le tout est mort pour soi. Et de là vient que chacun croit être tout à tous. Il ne faut pas juger de la nature selon nous, mais selon elle. ΧΧΙ. Le monde ordinaire a le pouvoir de ne pas songer à ce qu'il ne veut pas songer. Ne pensez pas aux passages du Messie, disait le Juif à son fils. Ainsi font les nôtres souvent. Ainsi se conservent les fausses religions; et la vraie même, à l'égard de |