contribué à la restauration des Stuarts sur le trône d'Angleterre. Cette association conserva dans la Grande-Bretagne un caractère sérieux; mais elle se convertit ailleurs en réunions joyeuses, en hérésie bienfaisante qui se rendait utile par des secours mutuels; elle offrait le type d'une société constituée sur des principes tout autres que ceux de la société civile. Dans ses loges, en effet, on ne connaissait aucune prérogative héréditaire; sur les murs du cabinet des réflexions, au milieu des tentures noires et des emblèmes de la mort, on lisait: Si tu fais cas des distinctions humaines, sors; elles sont inconnues ici. Le néophyte entendait l'orateur proclamer que le but de la maçonnerie était d'effacer toute distinction de race, de couleur, de patrie, d'éteindre les haines nationales et le fanatisme, de même que les sages des climats divers avaient élevé le temple à l'architecte de l'univers; sur le trône du vénérable de chaque loge, on voyait le triangle avec le nom hébreu de Jéhova, pour annoncer que l'unique devoir religieux de l'initié était d'adorer Dieu. Comme les loges comptaient une foule d'individus ennemis des subversions sociales, les plus ardents instituèrent de nouveaux grades secrets, auxquels on n'arrivait qu'à travers des épreuves, calculées pour attester le progrès de l'éducation révolutionnaire. Il y eut donc trente-trois grades, dont les quatre premiers se distinguent par des symboles de maçons; du cinquième au dix-huitième, ils indiquent une chevalerie religieuse; au trentième, on reçoit la solution du problème indiqué dans les précédents. Ce mystère était pour les imaginations un attrait et un stimulant. Les visionnaires y apercevaient une école de perfections chimériques et un mysticisme ténébreux, les charlatans un amas de prestiges; certaines gens s'en servirent pour se livrer à des escroqueries; un plus grand nombre trouvèrent dans cette institution une ressource pour venir en aide à l'indigence. Il était impossible que les princes ne prissent pas en défiance ces réunions secrètes, cette intelligence mystérieuse entre gens de tous les climats; les loges furent donc proscrites en France d'abord en 1729, puis en Hollande en 1735, et successivement en Flandre, en Suède, en Pologne, en Espagne, en Portugal, en Hongrie, en Suisse. A Vienne, en l'année 1743, une loge fut envahie par des soldats; les francs-maçons remirent leurs épées, et furent arrêtés ou relâchés sur parole. De là une grande rumeur, attendu que dans le nombre se trouvaient des personnes de haut rang; mais ils déclarèrent ne pouvoir répondre à l'interrogatoire, liés qu'ils étaient par la promesse du secret. Le gouvernement se contenta de cette fin de non-recevoir, et les mit en liberté, en se bornant à prohiber les réunions de ce genre. Déjà Clément XII les avait excommuniés en Italie; Benoît XIV renouvela l'anathème, et aussitôt Charles III leur appliqua dans le royaume de Naples, où ils étaient très-répandus, les peines portées contre les perturbateurs de la tranquillité publique. Les autres princes l'imitèrent. De semblables défenses donnèrent à ces sociétés l'attrait d'un danger à braver, et tout ce qui pensait voulut y être affilié ; les discours y roulaient sur ce que la philosophie d'alors rêvait de plus hardi, et ne contribuèrent pas peu à répandre les idées révolutionnaires (1), surtout lorsqu'elles se mirent en rapport avec les illuminés de l'Allemagne. CHAPITRE VIII. LITTÉRATURE PHILOSOPHIQUE. Les mœurs et les sentiments que nous venons de retracer se reflétaient dans la littérature, dont une partie, comme d'habitude, tenait au siècle précédent, tandis que l'autre préparait les esprits à des innovations (2). Le beau cessait d'être cultivé en tant que beau, et n'était plus qu'un instrument pour les idées et les partis. La littérature, après avoir été morale, religieuse, monarchique sous le patronage de Louis XIV, acceptait le scepticisme et l'immoralité, idolâtrait l'esprit et ne rechercha plus que les succès du moment. Une réaction contre les écrivains du siècle précédent, surtout contre Boileau et Racine, commença dans les boudoirs à la mode; Fontenelle et Lamotte-Houdard en furent les chefs. Fontenelle était comme le lien qui rattachait une époque à l'autre; léger et doux, tiède d'âme comme de talent, il popularisa ses connaissances, et fit parler aux sciences le langage de la société. Étranger à l'enthousiasme, il composa cependant des tragédies; il goûta le scepticisme de Bayle, mais plus encore une vie sans affections, sans haines, sans passions. Il lança des épigrammes (1) Nous parlerons dans le livre suivant de leur rapport avec le carbonarisme. (2) BARANTE, de la Littérature francaise pendant le dix-huitième siècle. VILLEMAIN, Cours de littérature française. LAGRETELLE. Histoire de France. contre la foi, mais sans attacher assez de certitude et d'importance à ses opinions pour vouloir faire des prosélytes; ne se laissant point entraîner par son siècle, il s'abstint aussi de marcher en sens inverse. Lamotte apporta une froide analyse dans les sujets qu'il traita; il fit des chansons, des drames, en même temps qu'il démontrait l'inutilité des vers; il disséqua Homère en prétendant le traduire, et voulut que l'ode fût le développement d'une idée philosophique, et non un chant d'inspiration (1). On retrouve dans le poëme de la Gráce, par Louis Racine, quelque chose de l'élégance de son père; il montre plus de science théologique que de foi dans celui de la Religion, où la subtilité des raisonnements et l'absence complète d'enthousiasme jettent de la monotonie. On peut le considérer comme l'inventeur ou l'introducteur de la poésie philosophique; il s'occupait encore de l'art, et s'exerçait sur des thèmes antiques. Campistron et les autres imitateurs de Racine montrèrent de l'habileté, mais sans caractère particulier de sentiment, ni de formes. Crébillon, qui détestait la forme, crut que l'on pouvait mieux faire que d'imiter. Ennuyé des tendresses un peu fades des héros de Racine, il rechercha le sombre, s'éloigna de la société, qu'il haïssait, et dirigea ses tragédies vers un genre de beau supérieur à la forme. Voltaire l'appelait son maître avant de se mettre à le dénigrer par dépit de le voir monter à son niveau. Vauvenargues appartient encore à l'école précédente; il avait 1715-1747. appris de Pascal à sonder les abîmes du cœur, en même temps (1) L'abbé Antoine Conti, de Padoue, révèle la décadence de la littérature française dans une lettre adressée à Maffei : « Le style des Français dégénère visiblement de cette élégance et de cette pureté qui ont fait comparer le siècle de Louis XIV au siècle d'Auguste. Deux auteurs sont accusés de cette corruption, Fontenelle et Lamotte. « Fontenelle à voulu infuser le bel esprit dans la philosophie, et la philosophie dans les ouvrages d'esprit. Le mélange de la métaphysique et de l'esprit de satire constitue un caractère original, et Fontenelle se pique de l'avoir atteint. Les antithèses de ses Dialogues des morts ont de la finesse; mais c'est toujours Fontenelle qui parle. Dans ses Éloges des accadémiciens, l'instruction scientitifique est étouffée sous l'abondance des épigrammes. <<< Lamotte a retrouvé le secret de généraliser les idées singulières d'Homère, de Pindare, d'Anacreon, d'Horace. Il prétend en conséquence avoir embelli les anciens. Il substitue aux mots composés employés par eux des définitions d'un goût particulier. Il appelle, par exemple, celui qui vend des oiseaux chanteurs un vendeur de gazouillements; une ruche d'abeilles, un palais mellifère; un fruit d'une grosseur extraordinaire, un phénomène potager; un renard qui moralise dans ses fables, un Pythagore à longue queue, etc. que la lecture de Fénelon lui inspirait la bienveillance. Entré de bonne heure au service comme officier, il tomba malade pendant la retraite de Prague, et se mit à méditer sur les problèmes de la vie; sceptique doué d'un esprit sérieux, désabusé de la gloire et des espérances qu'il avait conçues, il ne devint pas misanthrope. Au lieu de s'abandonner à la tristesse et au dédain, il se confia dans la bonté et la générosité de la nature humaine. C'est ainsi qu'il s'exprime au début de son livre : « L'homme est aujourd'hui en disgrâce parmi les penseurs, et c'est à qui le chargera des plus grands vices; mais peut-être est-il au moment de se relever et de se faire restituer toutes ses vertus. >>> Il pousse même si loin les précautions qu'il ose à peine dire que certaines faiblesses sont inséparables de notre nature (1). Bien qu'il ne soit pas religieux, il aime les sentiments nobles et élevés; il hait la persécution, et combat la doctrine de l'intérêt personnel. N'ayant pas vécu dans la société corrompue de la capitale, il ne la méprisa point, et ne la connut pas assez; mais il souffrit avec l'homme, et en décrivant les douleurs des autres, il tenait la main sur les siennes. 1704-1772. Bien différent, Duclos, esprit libre et caustique, élevé à Paris, protégé par la cour, fut l'ami des personnages les plus divers. Il écrivit pour les gens de plaisir les Confessions du comte de..., suite d'aventures et de portraits de cette société scandaleuse, où le débauché se faisait raisonneur et philosophe; aussi la froideur avec laquelle il fait commettre ou raconte les actions licencieuses des autres, est une obscénité nouvelle. Ses Considérations sur les mœurs ne contiennent guère que ces observations que l'on fait chaque jour, et que l'on oublie. Il ne mord pas, ne s'irrite pas, ne veut pas se compromettre en disant la vérité, ni se déshonorer en flattant; peintre, et non prédicateur, il excelle surtout à montrer les gens de lettres et les gens du monde. Il a aussi laissé de ces anecdotes auxquelles on décernait alors le titre d'histoire, en leur donnant pour assaisonnement ses propres passions (2). 1747. Lesage substitua le roman de mœurs aux amours héroïques (1) « Il y a des faiblesses, si on l'ose dire, inséparables de notre nature. >>> (2) Il déclare dans ses Mémoires secrets sur les règnes de Louis XIV et de Louis XV, qu'il veut écrire l'histoire des hommes et des mœurs : « Je m'arrête peu sur les événements qui se ressemblent dans tous les âges, qui frappent si vivement les auteurs et leurs comtemporains, et deviennent si indifférents pour la génération suivante. Au moral comme au physique, tout s'affaiblitet disparaît dans l'éloignement. Mais l'humanité intéresse dans tous les temps, parce que les hommes sont toujours les mêmes... Il semble que le temple de la gloire ait été élevé par des lâches qui n'y placent que ceux qu'ils craignent. » du siècle précédent. La nouvelle engeance des fournisseurs et des agioteurs, contre lesquels il lança ses traits les plus mordants, fit tout pour empêcher la représentation de son Turcaret (1709); ils lui offrirent vainement cent mille francs pour le retirer. Il avait déjà quarante-cinq ans lorsqu'il emprunta au Diablo cojuelo de Louis Velez de Guevéra l'idée de son Diable Boiteux. Malgré l'uniformité d'invention et le décousu des aventures, l'ouvrage eut un grand succès à cause des personnalités qui s'y trouvent; car les Lettres persanes avaient mis à la mode les allusions politiques et scandaleuses dans les romans. Si Asmodée est un bon diable, observateur de scènes disparates, Gil Blas est un homme, ce qui rend la composition plus naturelle. Mais l'esprit d'observation maligne y domine aussi; la curiosité y est soutenue, et l'auteur produit le ridicule à l'aide des contrastes qu'offre une longue galerie de portraits, où l'on ne rencontre pas un honnête homme. La nouveauté de ce roman, à cette époque, consiste à affronter la vérité, que l'auteur découvre avec justesse et qu'il exprime avec vigueur. On n'y trouve jamais de sentiments élevés et chevaleresques; l'égoïsme, la servilité, la pusillanimité de l'espèce humaine y sont retracés sans dégoût. Les aventures scandaleuses des romans sont, du reste, des idylles auprès de tout ce qui se passait alors journellement. Lesage pense avec liberté, sans être toutefois ni révolutionnaire, ni irréligieux; il ne ménage pas la cour, parodie Voltaire, mais toujours avec cette tranquillité d'âme qui fut le partage de sa vie. Ceux qui ont prétendu qu'il avait traduit Gil Blas d'après un manuscrit espagnol que personne n'a jamais pu représenter, n'ont fait que rendre témoignage de la fidélité avec laquelle il avait rendu les usages espagnols. L'abbé Prévost eut une existence aussi remplie d'aventures qu'on en peut trouver dans ses romans. Élevé chez les jésuites, il se fait soldat, redevient jésuite fervent, après quoi on le voit officier libertin; pauvre et riche tour à tour, il s'ensevelit, après avoir perdu une maîtresse, chez les religieux de Saint-Maur, à l'âge de vingt-deux ans; il prêche, il travaille aux collections et, au milieu de ces occupations, le goût du monde lui revient; il écrit un roman, et égaye les longues soirées des révérends pères en leur racontant des aventures. Il obtient la permission de passer dans le couvent de Cluny, dont l'observance est moins rigide; mais, ne se trouvant pas encore satisfait, il s'enfuit en Hollande, où il publie les Mémoires d'un homme de qualité; la vivacité avec laquelle il y dépeint les passions atteste qu'elles n'étaient pas éteintes dans son cœur. En effet, s'étant uni à une protestante, il 1697-17. |