L'Allemagne possède deux grands États guerriers; elle voit ses princes occuper plusieurs des trônes de l'Europe, et pourtant son importance reste la même, parce qu'il lui manque la communauté d'intérêts et une forte constitution. L'Autriche s'était étendue en Italie; mais les accroissements de territoire ne sont avantageux qu'avec une bonne administrafion; autrement, ils ne font qu'offrir un champ plus vaste aux agressions. Après avoir perdu l'alliance de famille qui l'unissait à l'Espagne, elle demeura toujours moins active que passive, tendant à conserver, et épiant sans cesse les occasions de s'agrandir. De même qu'on avait élevé la Savoie pour tenir tête à la France, on érigea en royaume, contre l'Autriche, la Prusse, dont une suite de princes illustres augmenta la grandeur artificielle, et suppléa, grâce à la force morale et intellectuelle, à ce qui manquait au pays en force numérique et compacte. C'était encore pour l'Autriche un sujet d'inquiétude que de voir le Holstein donné à la Russie, qui acquit ainsi le droit de suffrage dans l'Empire. Ce vaste pays, ayant, comme l'Angleterre, accompli sa révolution dans le siècle précédent, se trouva en mesure de s'occuper de ce que faisaient les autres États; il accepta la civilisation du dehors au détriment de son développement original, et sa puissance intérieure s'accrut comme son influence. La France, qui jusqu'alors avait dirigé fièrement la politique européenne, se trouve réduite au second rang, bien que dominant encore des deux côtés des Pyrénées. Heureusement, le progrès intellectuel vient lui prêter une influence nouvelle; si, dans le siècle précédent, elle avait produit des ouvrages dont la perfection exquise rappelait les temps de Périclès et d'Auguste, elle répand dans celui-ci ses idées dans toute l'Europe, et les proclame sur les places publiques. Mais à cette diffusion de doctrine s'associe la dépravation morale; si la bourgeoisie est saine, les hautes classes sont corrompues, et la raison populaire devance de beaucoup celle du gouvernement; de là entre les pouvoirs des démarcations indéterminées, une administration vacillante au dedans, une politique sans énergie au dehors. La Suède, création improvisée d'un grand roi, gît épuisée par suite des folies audacieuses d'un autre prince, et reste comme la proie désignée d'un voisin dont naguère le nom n'était pas même prononcé en Europe. Derrière ces grandes puissances la Pologne s'obstine à ne pas avancer, c'est-à-dire à ne pas se transformer; puis enfin, le moment viendra où elle se verra conquise sans avoir combattu. La Suisse conserve l'esprit militaire, mais pour le service des autres; elle gagne ainsi de l'argent, et perd de son influence. En Italie, les étrangers ne règnent plus que sur la Lombardie, et ils travaillent à régénérer cette belle province. Quarante-huit années de paix permettent aux habitants d'acquérir du savoir et des richesses; mais, comme ils ne nourrissent ni craintes, ni espérances, ni grandes passions, ils s'amollissent, et les princes montrent plus de bonne volonté que d'aptitude à donner au pays des institutions sérieuses et stables. En somme, la tendance au positif se remarque de plus en plus : la Prusse l'emporte, avec sa discipline militaire, sur la monarchie autrichienne, composée d'éléments hétérogènes; l'industrie et le bon sens pratique des Anglais, sur l'insouciance espagnole et la mobilité française; le despotisme russe, sur la turbulente aristocratie polonaise. Partout les monarchies se consolident en renversant les obstacles qui restent encore du moyen âge, et en poursuivant l'unité administrative. En Angleterre seulement, la monarchie s'était alliée de plus en plus avec l'aristocratie; mais, dans les autres pays, elle tendait à abattre tous les autres pouvoirs. La puissance royale était considérée généralement comme une providence, ce qui faisait qu'au lieu d'en examiner les actes, on s'inclinait devant elle. Louis XIV, qui jouit d'une puissance longue et brillante, avait habitué les esprits au despotisme; or, cette forme de gouvernement parut nécessaire pour arracher le vieux tronc du moyen âge, qui, après avoir donné ses fruits autrefois, ne servait plus qu'à entraver le progrès et l'égalité civile. Les classes privilégiées, les droits seigneuriaux, les immunités du clergé et des corporations, les prétentions de Rome, les parlements furent tour à tour battus en brèche : c'était rendre les gouvernements absolus, et les affranchir de toutes conditions; mais on les mit ainsi en présence des peuples, qui apprirent à connaître leurs droits, en attendant le moment de les réclamer. Dans la politique extérieure, la morale est effrontément foulée aux pieds : on ne tient compte ni des nationalités, ni des anciennes possessions, et l'on ne se préoccupe que d'arrondir les royaumes; les faibles restés sans défense sont sacrifiés pour éviter une lutte entre les forts; on n'évalue la prospérité d'un État que d'après la configuration et l'étendue de son territoire, le nombre des têtes et le produit des contributions. La statistique seule témoigne de la prospérité d'un État, et l'on fait étalage de ses chiffres adulateurs. On invente cette politique appelée de cabinet, toute d'intrigues, sans loyauté ni bonne foi, qui considère comme le plus habile celui qui sait tromper le mieux. En aucun temps on n'avait entamé tant de négociations, ni sur des questions d'une si haute gravité; mais toujours on se préoccupa de la convenance et non de la justice. Un système d'alliances et de contre-alliances fut échafaudé pour soutenir l'équilibre artificiel établi par la paix de Westphalie, et restauré imparfaitement à Utrecht, édifice tout conventionnel, comme la poésie, comme la peinture et l'architecture, comme la manière de se vêtir à cette époque. Le commerce devient un intérêt nouveau et d'une importance capitale; on dirait que les cabinets sont devenus des comptoirs : on y fait des traités, des ligues, des guerres pour des tarifs, pour des exclusions de marchandises, pour la pêche, pour le droit de visite. Les guerres européennes commencent ou se propagent dans les colonies; mais aussi c'est d'elles que le monde verra surgir l'exemple nouveau d'une vaste démocratie. Les dettes contractées amènent l'invention du papier-monnaie, qui accroît les ressources des gouvernements, et les aide dans des entreprises qui autrement seraient inexécutables. L'argent devient le moteur universel: il fait vivre les armées et les gouvernements, qui ne laissaient à l'homme aucune dignité; par lui sont fomentées les factions dans les pays rivaux; le faste prend la place du mérite; les traitants et les agioteurs, cette engeance nouvelle, s'enrichissent à l'envi. Cet esprit mercantile tempère l'intolérance religieuse, et conduit l'administration, aussi bien que la science, à d'utiles applications. L'importance des lettres se fait sentir, et, de protégées, elles deviennent protectrices. L'étude des langues, les voyages plus fréquents, le français, dont l'usage se répand, facilitent l'échange des idées et des opinions; les penseurs sont admis dans les cabinets, ou du moins on tient compte de leur manière de voir. Selon eux, tout doit être soumis à l'expérience, et il en résulte que les écrivains deviennent un pouvoir, que l'administration et la politique s'élèvent à l'état de sciences en répudiant le mystère et les vieux préjugés. Le savoir rapproche les classes; puis, tandis que le roturier grandit à l'égal des anciens gentilshommes, ceux-ci, pour se faire pardonner leurs priviléges, rabattent de leurs prétentions et se rendent d'un abord plus facile. Dans le mouvement qui est un des caractères distinctifs de cette époque, on ne recule devant aucun doute; on hasarde les hypothèses et les utopies les plus hardies, parce que la réalité n'a enlevé encore aucune illusion; mais tandis que, dans certains pays, le peuple engoué des idées nouvelles pousse aux révolutions, il reste ailleurs tellement attaché à ce qui est vieux, qu'il fait des révolutions pour le conserver. Les princes, voyant qu'ils ne peuvent résister à l'impulsion, cherchent à la diriger, mais avec des intentions médiocres, qui ne satisfont pas les novateurs, tandis qu'elles ébranlent la foi des conservateurs. Ainsi ce siècle, peu fécond en événements, mais remarquable par un mouvement extraordinaire d'idées, reprenait l'œuvre commencée dès le seizième siècle, suspendue dans le précédent, et qui devait s'accomplir avec une violence terrible dans le suivant (1). Les grandes puissances qui avaient imposé à l'Europe la paix d'Utrecht ne s'étaient nullement préoccupées des intérêts et des sentiments du plus grand nombre; aussi les peuples sacrifiés fai-' saient-ils entendre des plaintes. La succession protestante, assurée en Angleterre, blessait la foi de tous les catholiques et la loyauté du légitimiste. La barrière de fortifications élevée entre la France et les Pays-Bas, entretenue aux frais de l'Autriche, était tout à la fois une charge gratuite pour cette puissance et un embarras pour toutes trois. Si la séparation perpétuelle des deux couronnes de France et d'Espagne était un acte de bonne politique, elle avait (1) Les journaux acquirent de l'importance, surtout ceux de Hollande, en raison de la liberté qui y régnait. Les Français eurent les mémoires, les Allemands leurs recueils d'actes. Chaque royaume eut ses historiens particuliers, d'un mérite plus ou moins incontestable, et résumés pour la plupart par des écrivains postérieurs. L'Histoire de mon temps et l'Histoire de la guerre de Sept Ans par Frédéric II, ainsi que sa correspondance, offrent le commentaire le plus im portant, sinon le plus véridique, de son règne. Il est encore intéressant de consulter: Mémoires du duc de SAINT-SIMON, des deux WALPOLE, etc. - Mem. of the courts of Berlin, Dresden, Warsaw and Vienna, par WRAXHALL; Londres, 1800, 2 vol. in-80.- Politique de tous les cabinets. Tableau historique de l'Europe.- Mém. ou souvenirs historiques, par Ségur. - Hist. des Etats de l'Europe de 1740 à 1748, par ADELUNG. Cours d'hist. des États européens, par ScHOELL, tomes XXXVIII à XLVI. - Le Recueil des traités, par SCHOELL et KOск. - Corps diplomatique, par DUMONT. Histoire de la diplomatie française, par FLASSAN. - Chronologisches handbuch, 1740 à 1809, par WEDEKIND. Hist. of principal states of Europa from the peace of Utrecht, par JOHN RUSSEL. Hist. des révolutions politiques et littéraires de l'Europe dans le dix-septième siècle, par SCHLOSSER. - Hist. de l'Europe et des colonies européennes depuis la guerre de Sept Ans jusqu'à la révolution de juillet, par LANGLET. Hist. universelle des hommes de lettres anglais. Gesch. der mehrwürdigsten Bündnisse und FriodenSchlüsse, etc., par Voss. Biographie universelle, voir les articles écrits sur cette époque par ceux qui connurent les personnages historiques. cependant contraint les peuples à changer l'ordre de succession. Le partage de la monarchie espagnole entre la France et l'Autriche ne profitait en rien aux neutres; en même temps, les deux États intéressés n'étaient point satisfaits. Charles VI, chef de la maison d'Autriche, considérait comme lui ayant été ravies les couronnes qui paraient le front de Philippe V, et il en gardait rancune à la France ainsi qu'aux puissances maritimes. Dès lors l'objet principal de la guerre de succession n'était pas atteint; car les deux prétendants au trône d'Espagne ne se reconnaissaient pas l'un l'autre. A la mort de Louis XIV, l'Espagne cessa de se montrer le satellite de la France. Philippe V, affranchi dans sa politique, ne pouvait se résigner à voir sa monarchie démembrée, et le commerce du pays sacrifié à l'intérêt des Anglais, aux mains desquels restait Gibraltar, comme un rocher où sa chaîne était rivée. Il éprouvait aussi quelques scrupules sur la validité du testament de Charles II; puis, tandis qu'il se considérait comme un roi peu légitime en deçà des Pyrénées, il ne pouvait détourner sa pensée du trône de France, auquel il avait renoncé malgré lui. Aussi tenait-il ses regards fixés sur le berceau de son neveu, dont l'enfance était faible et maladive; mais il comprenait qu'il trouverait un obstacle à lui succéder dans le duc d'Orléans, régent du royaume et héritier présomptif de la couronne. Haïssant donc ce prince autant que le lui permettaient son caractère faible et sa dévotion, il s'ingéniait à lui arracher la régence; mais il sentait qu'il ne pouvait y réussir qu'avec l'appui de l'Angleterre. Or, la voyant occupée à soutenir l'œuvre qu'elle avait entreprise, il cherchait du moins à l'inquiéter en favorisant les prétentions du chevalier de Saint-Georges, comme on appelait le fils de Jacques II, le roi détrôné. La paix européenne paraissait donc compromise par le petit-fils de celui qui l'avait si gravement troublée dans le siècle précédent. Philippe V ne manquait pas de courage; comme on s'enquérait du poste que le roi occuperait dans une bataille, il répondit: Le premier, là comme ailleurs. Il déclara qu'il ne voulait pas vivre, comme les princes autrichiens ses prédécesseurs, renfermé dans son palais. Les Castillans, dont le courage s'était retrempé dans les luttes qui suivirent la mort de Charles II, auraient pu reprendre le rang qu'ils avaient perdu; mais ce n'étaient que des velléités momentanées; car du reste Philippe, dépourvu de ce courage intérieur nécessaire aux grandes résolutions, s'en rapportait à quelque favori du soin des affaires publiques et des Philippe V. |