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sous l'empire de tant de lois particulières; la contradiction était flagrante entre les institutions et la réalité ; la philosophie, matérielle et voluptueuse, inspira aux basses classes le mépris et la haine des classes élevées, et, dans la haute société, elle tournait en dérision les affections légitimes, plaisantant sur celles où s'attachait la honte. Une nation vive et intelligente entre toutes, généreuse à la fois et corrompue, ne pouvait plus vénérer ces rois qui offensaient le sentiment national par leurs faiblesses, la moralité publique par leurs déréglements, et ne voulaient pas se modifier quand ils cessaient d'être nécessaires pour l'unité nationale, et ne savaient plus se distinguer dans les entreprises; elle méprisait les nobles, qui n'étaient plus grands que par leurs désordres, d'autant plus qu'elle savait que, dans le comte, elle vénérait peut-être le bâtard d'un laquais, et, dans le domestique, bâtonnait peut-être le rejeton d'un grand seigneur. La conscience publique, abandonnée à elle-même, aurait en vain recouru à l'Église, mutilée, asservie, corrompue.

Enfin arrive un roi honnête que toutes les espérances saluent; mais le voilà qui se montre incapable (1), et, tandis que la nation française marche à la tête de toutes les autres, son cabinet se montre le plus arriéré.

Après le coup d'État de 1771, on ne parla plus de tous côtés que constitution, lois fondamentales, inamovibilité des charges. Le pouvoir, voyant le progrès des idées démocratiques, aurait dû s'y rallier, et en tirer une nouvelle force. Au contraire, il s'avisa de restaurer les priviléges. Le gouvernement précédent avait battu l'aristocratie de robe; il parut digne d'un gouvernement paternel de la relever : on restitua donc à la naissance ses prérogatives; à elle les magistratures, à elle les grades militaires. Ainsi l'on accrut les prétentions d'une classe, et on irrita la

états généraux sont partie intégrante de la souveraineté... Vous n'avez pas de loi qui exige leur convocation périodique... Vous n'avez pas de loi pour garantir contre l'arbitraire la sécurité et la liberté individuelle... Vous n'avez pas de loi qui établisse la liberté de la presse... Vous n'avez pas de loi qui rende nécessaire votre consentement pour des impôts. Vous n'avez pas de loi qui fasse responsables les ministres du pouvoir exécutif... Vous n'avez pas une loi générale, positive, écrite, un diplôme à la fois national et royal, une grande charte sur laquelle repose un ordre fixe et invariable, où chacun apprenne ce qu'il doit sacrifier de sa liberté et de sa propriété pour conserver le reste, qui assure tous les droits, définisse tous les pouvoirs.

(1) La preuve de cette incapacité, à défaut d'autres témoignages, ressortirait de son journal, dont l'objet suprême est la chasse; quand il n'en fait pas, il écrit Rien; le mot Rien est écrit le jour où la Bastille fut prise.

jalousie de l'autre en mettant les lois en opposition avec les

mœurs.

La noblesse fut reprise de ces vertiges qui lui cachèrent tout à fait l'abîme; les bourgeois regardèrent le trône comme une puissance hostile, et ils sentirent qu'il dépendait d'eux de le soutenir ou de le renverser.

Les négociants s'associaient aux penseurs; la France, que Louis XIV avait rendue conquérante et militaire, cherchait maintenant à s'assurer le premier rang dans la paix; mais, contrariée par la marche des autres nations, elle restait hésitante. Empêchée ainsi de faire du commerce sa principale occupation, comme l'Angleterre, qu'elle imitait en la haïssant, elle n'occupait encore sous ce rapport qu'un rang secondaire, et compromettait à la fois les deux systèmes manufacturier et agricole. La prospérité de la Hollande et de l'Angleterre était attribuée à la liberté; on imputait à la politique les pertes essuyées dans les colonies (1). Les négociants, élevés dans une probité sévère, égoïste, niveleuse, suivaient des yeux les écarts prodigieux du despotisme, et demandaient comment le chef d'une raison sociale pouvait s'enrichir de l'appauvrissement des autres; pourquoi il se montrait prodigue envers les courtisans ; pourquoi il exemptait des charges communes la noblesse et le clergé; pourquoi il pouvait faire souvent banqueroute, et s'endetter toujours. En Angleterre, les chambre demandaient des comptes réguliers à un ministère responsable, tandis qu'en France le roi ayant dit : L'État, c'est moi, la faute ne pouvait retomber que sur le monarque. Ce fut dans l'union qu'on chercha cette force de résistance que ne donnait pas la constitution (2).

(1) Il y avait alors dans les colonies d'Amérique 75,000 blancs, 14,000 hommes de couleur et 489,000 esclaves. En 1786, 87, 88, il y fut introduit annuellement 30,000 nègres. Celles de l'Asie n'étaient guère que des comptoirs; mais leur commerce était le privilége d'une compagnie; une autre avait celui du Sénégal.

(2) Une anecdote de 1770 fait connaître à quel point les bourgeois s'entendaient bien entre eux pour se soutenir contre les impertinences de la noblesse. Un soir, au théâtre de Grenoble, les parents du célèbre Barnave avaient occupé la seule loge qui fût restée libre; mais elle était réservée pour une créature du duc de Clermont-Tonnerre, gouverneur de la province. En conséquence, le directeur du théâtre, puis l'officier de garde, puis quatre mousquetaires viennent pour les faire sortir. Ils résistent jusqu'au moment où arrive un ordre exprès du gouverneur. Alors M. Barnave se tournant vers le parterre, dont ce démêlé avait attiré l'attention: Je sors, dit-il, par un ordre du gouverneur. Aussitôt toute la bourgeoisie sort du théâtre. On se réunit en foule dans la maison de Barnave, où l'on organise un bal et un souper improvisés, auxquels prend part tout ce

L'autorité royale se trouvait donc attaquée à la fois par les L'opinion. intérêts et les idées. L'opinion, manquant d'organes légaux, s'exprimait tantôt par les insurrections, tantôt par les parlements, tantôt par les municipalités, tantôt par le clergé. Les chansons et les journaux révélaient aussi le mécontentement de l'état de choses et le désir d'innovations. On se mit à contester le droit divin du roi, on fouilla dans l'histoire, et des imprimeries clandestines répandirent des écrits tantôt raisonnables, plus souvent empreints d'exagération. Déjà Lauraguais prétendait, dans le Manifeste aux Normands, que la nation avait dit : Vous serez roi à telles conditions, et je vous serai fidèle; sinon, je deviendrai votre juge. Le clergé disait dans ses remontrances : « D'où naît cet examen cu<«<rieux et inquiet que chacun se permet concernant les actions, « les droits, les limites du gouvernement? » Et Malesherbes s'exprimait ainsi lors de sa réception à l'Académie : « Il s'est « élevé un tribunal ne relevant d'aucune autorité, qui apprécie « les qualités et décide du mérite de chacun; dans un siècle où <«< chaque citoyen peut, par la presse, parler à la nation, ceux « qui ont reçu de la nature le don d'instruire et de toucher les « hommes sont, au milieu de la société actuelle, ce que les ora«teurs de Rome et d'Athènes étaient au milieu du peuple réuni. »

La spéculation ne saurait rester oisive dans les têtes françaises. Le mouvement révolutionnaire, qui avait été pratique en Angleterre et philosophique en Allemagne, fut abandonné en France aux gens de lettres. Dans l'origine, ils demandaient protection, et maintenant c'est leur appui qu'on invoque; puis, avec une facilité spécieuse et le sang-froid de quiconque connaît mal les questions, ils prêchaient certaines négations systématiques, établies dogmatiquement.

La Fontaine, la Bruyère, Pascal, Molière (1), Boileau luimême (2), malgré l'éblouissement causé par la brillante cour de Louis XIV, avaient déjà combattu les deux aristocraties et jeté dans le pays de nouvelles idées. Les leçons d'égalité que Fénelon avait tracées pour l'héritier du trône circulèrent bientôt dans le peuple, où elles dénonçaient les injustices légales. Les Mémoires

qu'il y a de mieux dans la ville. Les bourgeois de Grenoble ne reparurent ensuite au théâtre que lorsqu'il eut été fait réparation complète. (Voy. BÉRANGER, Notice historique sur Barnave; Paris, 1843.) De pareilles démonstrations inoffensives et unanimes effrayent bien davantage ceux qui abusent du pouvoir que toutes les imprécations les plus virulentes.

(1) Voyez la scène du pauvre dans le Festin de Pierre. (2) Voyez son épître Sur la noblesse.

de Saint-Simon révélaient les turpitudes du palais, rapetissaient le grand roi, mais rabaissaient plus encore la noblesse qui l'entourait, inutile, vicieuse et rampante.

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Le Tartuffe raille la fausse dévotion; mais il lui sera impossible de ne pas atteindre aussi la vraie piété, tant qu'on n'aura point trouvé le moyen de la sauver du reproche d'hypocrisie et de mauvaise foi c'est pour cela que le parlement s'opposa à la représentation de cette pièce, qui fut ordonnée par le roi. Il arriva le Beaumarchais. contraire avec Beaumarchais. Continuateur de Voltaire, et comme 732-1799. lui porté au bien par intérêt, il parut quand les doctrines philosophiques avaient déjà fait leur chemin, et il les rendit presque proverbiales en les personnifiant. Venu à Paris pour faire connaître un nouveau ressort d'horlogerie qu'il avait inventé, il se jette dans les affaires, et s'occupe de douanes; « aux heures que « d'autres emploient à chasser, à boire, à jouer, » il écrit des comédies vaille que vaille. Accueilli à la cour, il enseigne la musique aux filles de Louis XV, essuyant parfois les mortifications inévitables aux parvenus, bien que le roi l'aime, parce qu'il lui dit la vérité. Un gentilhomme le rencontrant à Versailles en grande toilette Eh! monsieur Beaumarchais, lui dit-il, ma montre va mal; donnez-y donc un coup d'œil. - Volontiers; mais prenez garde, je ne m'y entends guère. Comme l'autre insiste, il prend la montre, et la laisse tomber. Je vous l'avais bien dit, reprend-il, que j'étais maladroit.

Un procès dans lequel il se trouve engagé lui donne l'occasion de s'adresser à un conseiller du parlement Maupeou, nommé Goëzman; il en obtient une audience, et s'assure sa faveur moyennant cent louis et une montre de prix. Comme il perd sa cause, on les lui rend; mais il prétend avoir donné quinze louis de plus. Le conseiller lui intente un procès en calomnie. Beaumarchais prend le public pour juge dans ses Mémoires, ouvrage étincelant de vivacité, mélange charmant, malgré son inconvenance, de satire, de comédie, de roman, de pasquinades, où il bafoue, avec une malignité pleine de verve et de bon sens, les nouveaux parlements. Beaumarchais n'avait pas un talent supérieur, mais il résuma en lui toutes les attaques des auteurs précédents; il en appela au jugement du peuple, lui sorti du peuple, et resté peuple même après qu'il fut devenu grand seigneur; écrivain du peuple, pétulant, railleur, flexible, malin, il fut surtout patient comme le peuple. Il avait découvert une autre chose, c'est-à-dire le nom qui convient à cette race de vaincus et d'opprimés; il s'écrie : Je suis citoyen, non courtisan, non abbé, non gentilhomme, non

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financier, non favori, rien de ce qui s'appelle puissance. Je suis citoyen. Parole et chose nouvelles en France, qui étaient faites pour grandir, et qui grandirent. On avait vu des rois en lutte avec des rois, des parlements opposés à la justice des rois, les jésuites et les jansénistes se combattre avec des thèses et des bulles; mais alors on voyait un homme seul, accusé, sans aïeux, sans famille, sans un patron même, lever la tête, grandir, traiter le parlement sur le pied de l'égalité, et refuser, lui plébéien, d'être écrasé par un conseiller! et pourquoi ? parce qu'il est citoyen.

Tous donnent de l'importance à ses écrits, les uns pour renverser le parlement Maupeou, les autres pour accuser le téméraire, tous pour écouter cet orateur qui n'appartenait ni au barreau ni à la chaire. Voltaire, qui les avait lus quatre fois, disait : Il n'est pas de comédie plus amusante, point d'histoire mieux racontée, point d'affaire épineuse mieux éclaircie. C'est ce que j'ai vu de plus singulier, de plus fort, de plus hardi, de plus comique, de plus intéressant, de plus humiliant pour ses adversaires. C'est un véritable arlequin sauvage, qui renverse toute une patrouille. Le public, qui haïssait ces parlements, porte aux nues Beaumarchais comme un citoyen persécuté; bientôt les parlements tombent, et l'esprit révolutionnaire grandit.

Du reste, Beaumarchais ne valait pas mieux que ses contemporains; il fut poursuivi pour adultère, pour meurtre de ses deux femmes, pour malversation. Qu'importe? le peuple ne s'inquiétait pas de sa moralité, mais de ses passions personnelles, caressées par cet écrivain. Il les caressa bien plus dans une nouvelle attaque contre l'aristocratie et le clergé ; en effet, tandis qu'il envoie, à son grand profit, un navire chargé d'armes aux Américains insurgés, Beaumarchais compose le Mariage de Figaro, comédie dans laquelle il attaque directement les nobles et les prêtres, au milieu d'une foule d'idées nouvelles. Il ne faut pas y chercher l'art; il est prolixe, licencieux, plein d'imbroglios et de mauvais goût; mais il fomentait les passions d'alors, et traînait devant le parterre ces nobles, ces abbés, qu'il avait tant raillés : véritable comédie encyclopédique par le grand nombre de portraits, qu'il peint avec audace; maniant la satire avec cynisme, grâce et mauvais goût, il conduit avec facilité l'intrigue dont il fait sortir des situations fortes et plaisantes; il attaque la morale, la législation, la religion, la métaphysique, et demande clairement ce qu'ont fait les nobles pour jouir de tant d'avantages, sinon de se donner la peine de naître. En effet, c'est dans Figaro que se personnifie la lutte heureuse du peuple contre l'aristocratie, du valet contre le maître.

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