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Louis XVI, scandalisé, jura de ne jamais laisser représenter la pièce; Beaumarchais jura qu'elle serait représentée, fût-ce au milieu de Notre-Dame, et le roi de l'opinion l'emporta sur le roi de la force armée. La noblesse fut la première à solliciter qu'on laissât jouer cette pièce, manifeste de guerre contre elle-même, où tous les abus, qu'il était défendu à la presse de dénoncer, allaient se produire sur le théâtre avec l'exagération de la satire et la vivacité de l'action scénique, en mettant à nu des plaies que la cour ne se croyait pas encore en mesure de guérir. Le peuple accourut en foule aux représentations; mais, à la soixante-quatrième, Beaumarchais fut arrêté, et conduit dans la maison de correction où l'on renfermait les mauvais sujets châtiment absurde d'un délit triomphant. Quelque temps après, cette pièce fut représentée à Trianon, Marie-Antoinette jouant le rôle de Rosine, et le futur Charles X celui de Figaro.

Le gouvernement n'avait pas plus d'énergie pour s'opposer à l'irruption des livres dont il sentait le danger. La censure pouvait empêcher l'impression d'un ouvrage, mais non l'introduction de ceux qui venaient de l'étranger; or les écrivains n'étaient gênés par aucune entrave en Angleterre. En Prusse, on pouvait attaquer la religion et le système des autres gouvernements (1); l'enseignement était libre en Hollande, et les calvinistes français réfugiés répandaient, de ce pays, la haine contre leurs persécuteurs; Genève donnait en outre l'exemple d'une constitution républicaine. Parfois on décrétait qu'un livre serait brûlé ou lacéré par le bourreau; mais la curiosité n'en était que stimulée, et il suffisait qu'un livre fût défendu pour qu'on le vit partout. Les livres les plus ennuyeux, la Philosophie de la nature, des ouvrages absurdes, comme l'Esprit d'Helvétius, étaient lus parce qu'on les avait prohibés.

(1) Lors des récentes réclamations (1843) de la Prusse à l'effet de « ne pas être le seul peuple de l'Europe civilisée qui n'ait pas le droit d'exprimer ses pensées sans l'agrément d'un chef, » on publia la lettre suivante du comte de Podewilf, secrétaire intime de Frédéric II, au directeur de la police de Berlin:

<< Monsieur, la majesté de mon roi m'a gracieusement ordonné de vous faire savoir qu'il doit laisser aux journalistes de cette ville la liberté illimitée d'écrire tout ce qu'ils voudront sur ce qui arrive ici sans qu'il soit besoin de censure, parce que, ainsi que Sa Majesté l'a dit en propres termes, cela le divertit, pourvu toutefois que les journaux le fassent de telle sorte que les ministres étrangers ne puissent se plaindre, au cas où il se trouverait quelque chose qui leur déplût. Pour rendre les gazettes intéressantes, il ne faut pas qu'elles soient entravées; cela s'entend principalement des articles sur Berlin, et quant aux autres puissances, cum grano salis et avec une grande circonspection. » LESUR, Annuaire, 1843, p. 273.

La censure était exercée par la Sorbonne, par le roi et le parle

ment, qui différaient de inaximes, et dont les résolutions se trouvaient en désaccord. L'Imprimerie royale publia les Conciles du P. Hardouin, que le parlement fit saisir. Le parlement toléra le Bélisaire de Marmontel, qui fut condamné par la Sorbonne, quoiqu'il n'eût d'autre tort que d'exposer légèrement certaines idées alors générales; le parlement laissa passer le Missel avec la messe du Sacré-Cœur, et le garde des sceaux le fit confisquer. En vain Malesherbes disait que « le moyen de faire respecter les prohibitions <<< est d'en faire peu; » elles pleuvaient sans relâche. Fréret fut mis à la Bastille pour avoir dit que les Francs ne formaient point une nation à part, et que leurs premiers chefs avaient obtenu des empereurs romains le titre de patrice. L'Esprit des lois, la Henriade, le Siècle de Louis XIV, les Eléments de la philosophie de Newton, faisaient l'admiration de tous, malgré la défense de les introduire dans le royaume. Des libraires et des imprimeurs étaient condamnés de temps à autre, et la société apprenait par ces arrêts les livres qu'elle devait lire.

La haute classe encourageait les ouvrages qui sapaient sa puissance. L'auteur d'un livre condamné par le parlement allait souper chez les grands seigneurs, et, pour le venger, on livrait à la publicité les faiblesses et les torts de ses juges. L'intrigue et la protection obtenaient ce qui était refusé à la justice. On n'aurait pas laissé imprimer une bonne critique du gouvernement, ni un sage conseil, tandis que des obscénités circulaient en liberté. Le roi prononçait, en 1757, la peine de mort contre les auteurs d'écrits qui tendaient à propager l'irréligion, à agiter les esprits, à attaquer l'autorité royale, à troubler l'ordre public, et l'année d'après Helvétius publiait le livre de l'Esprit. L'Encyclopédie fut plusieurs fois défendue, permise, réprouvée et tolérée.

Au milieu de principes incertains et d'applications chancelantes, la cour, tantôt menaçante, tantôt caressante, et toujours sans force, persécuta Rousseau, tandis qu'elle accueillait gracieusement Hume, aussi hardi et plus irréligieux, et lui faisait réciter des compliments par les jeunes princes. Le premier exemplaire de l'ouvrage du Genevois Delolme sur la constitution anglaise fut adressé à Louis XVI; Malesherbes donna l'ordre de saisir les papiers de Diderot, mais il le fit prévenir de les cacher, et, celuici ne sachant où les déposer, le ministre les reçut dans son propre hôtel. Le même magistrat, chargé de la direction de la censure, s'employa pour faire imprimer l'Émile, et le livre fut brûlé peu de temps après.

Fin de Voltaire.

Si Montesquieu s'était contenté de trouver la raison et l'harmonie sociale des institutions, Voltaire en avait révélé les abus, et ses opuscules sur les finances, sur l'administration, avaient fixé l'attention publique. Quand l'âge eut amorti son génie, il s'occupa de procès, et son nom suffisait pour les signaler à la curiosité publique. Habitant le pays de Gex, il dévoila les oppressions fiscales dont il était témoin, et en obtint la réparation. Quand Turgot tomba, il lui adressa un hommage public dans la Lettre à un Homme. Ses considérations sur les procès de Calas, de la Barre, de Sirven, de Lally, avaient révélé combien les formes surannées de cette magistrature qu'on respectait étaient loin d'être une garantie pour la liberté et la vie des citoyens; il avait donc applaudi quand le parlement, le seul corps qu'il redoutât, avait été abattu par ceux qui tremblaient devant lui, et s'était réjoui en voyant s'écrouler le dernier rempart qui existât devant l'arbitraire.

Esprit délicat et fanatique tout ensemble, caustique et licencieux, ironique et sévère, il étudia les goûts frivoles et obscènes de la multitude, afin de lui plaire et d'exciter sa curiosité maligne; il s'adressa aux nobles instincts et aux passions généreuses en même temps qu'il les étouffait sous les cendres glacées de l'égoïsme. Injuste et hypocrite lui-même, il flagella l'injustice et l'hypocrisie, brisa les entraves de la pensée, et lui en imposa d'autres par son intolérance; mais, doué d'une flexibilité merveilleuse, entouré d'une popularité universelle, il devint le type le plus vrai de la nation, ou, pour mieux dire, de la société, de cette société élégante rassasiée de jouissances, où mesdames de Tencin, Geoffrin et de Launay prononçaient leurs oracles, faisaient et défaisaient les réputations, les ministres, les bulles même. Après avoir bouleversé la France et le monde par sa féconde improvisation, Voltaire, chargé d'années, et qui disait :

J'ai fait plus en mon temps que Luther et Calvin,

résolut de revoir encore une fois dans sa gloire ce Paris dont il était exilé depuis tant d'années, et où ses contemporains pleins d'admiration étaient déjà pour lui la postérité.

Louis XVI voulut s'opposer à ce voyage; puis, comme à l'ordinaire, il céda, sur les représentations de Maurepas, son ministre. « Son retour fut, comme sa disgrâce, une preuve de la faiblesse de l'autorité. L'opinion philosophique l'emportait tellement alors dans les esprits et intimidait si fort le pouvoir qu'on le laissa revenir dans son pays sans le lui permettre. La cour refusa de le recevoir, et la ville entière sembla voler au-devant de lui. On ne voulut point lui accorder une légère grâce, et on le laissa jouir d'un triomphe éclatant.

« Il faut avoir vu à cette époque la joie publique, l'impatiente curiosité et l'empressement tumultueux d'une foule admiratrice pour entendre, pour envisager et même pour apercevoir ce vieillard célèbre, contemporain de deux siècles, qui avait hérité de l'éclat de l'un et fait la gloire de l'autre; il faut, dis-je, en avoir été témoin pour s'en faire une juste idée.

« C'était l'apothéose d'un demi-dieu encore vivant; il disait au peuple avec autant de raison que d'attendrissement : Vous voulez donc me faire mourir de plaisir (1)?

<< On pouvait dire qu'alors il y avait pendant quelques semaines deux cours en France, celle du roi à Versailles et celle de Voltaire à Paris. La première, où le bon roi Louis XVI, sans faste, vivait avec simplicité, ne rêvant qu'à la réforme des abus et au bonheur d'un peuple trop sensible à l'éclat pour bien apprécier ses modestes vertus; la première, dis-je, paraissait l'asile paisible d'un sage, en comparaison de cet hôtel situé sur le quai des Théatins, où toute la journée on entendait les cris et les acclamations d'une foule immense et idolâtre, qui venait rendre avec empressement ses hommages au plus grand génie de l'Europe...

<< Dans sa maison, qu'on eût dit alors transformée en palais par sa présence, assis au milieu d'une sorte de conseil composé des philosophes, des écrivains les plus hardis et les plus célèbres de ce siècle, ses courtisans étaient les hommes les plus marquants de toutes les classes, les étrangers les plus distingués de tous les pays...

« Son couronnement eut lieu au palais des Tuileries, dans la salle du Théâtre-Français; on ne peut peindre l'ivresse avec laquelle cet illustre vieillard fut accueilli par un public qui remplissait à flots pressés tous les bancs, toutes les loges, tous les corridors, toutes les issues de cette enceinte. En aucun temps la reconnaissance d'une nation n'éclata avec de plus vifs transports.

<< Dès que Voltaire reparut, l'acteur Brizard vint poser sur sa tête une couronne de lauriers, qu'il voulut promptement ôter, et que les cris du peuple l'invitaient à garder. Au milieu des plus vives acclamations, on répétait de toutes parts les titres, les noms de tous ses ouvrages.

« Longtemps après qu'on eut levé la toile, il fut impossible de

(1) Mém. de M. DE SÉGUR, p. 168.

1778. 30 mai.

commencer la représentation; tout le monde, dans la salle, était trop occupé à voir, à contempler Voltaire, à lui adresser de bruyants hommages (1). »

Le philosophe ne put résister à ses transports de joie, et peu de jours après il rendit le dernier soupir; mais les idées qu'il avait propagées, loin de mourir avec lui, acquirent, au contraire, la sanction que donnent le temps et l'autorité de ła tombe.

Ce triste spectacle d'un gouvernement faible, contraint d'obéir à une opinion publique dominante, se renouvela quand Louis XVI fut poussé contre son gré à soutenir l'indépendance américaine. Franklin, qui ne fut pas reçu à la cour, se vit entouré de plus d'éclat que les rois, et la pensée, qui se détournait d'eux, salua le physicien aux mœurs patriarcales. Le cabinet, toujours réduit à se laisser traîner à la remorque, n'osa se résoudre à l'alliance américaine; mais déjà la Fayette proclamait la croisade au nom de la liberté, et allait répandre pour elle ce noble sang tant prisé; les jeunes nobles, futures colonnes de l'aristocratie française, coururent combattre pour la destruction de ces priviléges qui existaient dans leur patrie, et puiser outre-mer les principes d'égalité, de haine contre le despotisme des rois, des ministres, des prêtres.

<< Cette liberté s'offrait à nous, dit encore M. de Ségur, avec tous les attraits de la gloire; tandis que des hommes plus mûrs et les partisans de la philosophie ne voyaient dans cette grande querelle qu'une favorable occasion pour faire adopter leurs principes, pour mettre des limites au pouvoir arbitraire et donner la liberté à la France en faisant recouvrer aux peuples des droits qu'ils croyaient imprescriptibles, nous, plus jeunes, plus légers et plus ardents, nous ne nous enrôlions sous les enseignes de la philosophie que dans l'espoir de guerroyer, de nous distinguer, d'acquérir de l'honneur et des grades; enfin c'était comme paladins que nous nous montrions philosophes.

<< Mais il arriva tout naturellement qu'en nous déclarant ainsi, par une humeur d'abord toute belliqueuse, les partisans et les champions de la liberté, nous finîmes par nous enflammer de très-bonne foi pour elle.

<< Après avoir lu avidement tous les livres, tous les écrits qui se publiaient alors en faveur de nouvelles doctrines, nous devînmes les disciples zélés de ceux qui les professaient, et les adversaires des prôneurs de l'ancien temps, dont les préjugés, la

(1) Mém. de M. de Ségur, p. 178-181.

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