1714. Le cardinal siennes propres, pour retomber dans son apathique sommeil. Le choix de cette princesse avait été suggéré par Jules Albé- (1) Dubos et Saint-Simon font sa caricature; de même que Poggiali (Mémoires historiques de Plaisance), Ortiz (Histoire d'Espagne), Coxe (l'Espagne sous les Bourbons, II, 27-28), Bignani (Éloge du cardinal Albéroni (1833), font son panégyrique. Il est bien apprécié par John Russel, History of principal states of Europe from the peace of Utrecht, II, 112. Mais les documents publiés par Albéroni lui-même, à Gênes d'abord, puis à Rome, sont surtout à consulter. (2) Albéroni rapporte lui-même, dans les notes qu'il a rédigées sur sa vie, qu'il disait à la princesse des Ursins qu'Élisabeth « était une bonne Lombarde pétrie de beurre et de fromage; qu'elle en ferait tout ce qu'elle voudrait; qu'Élisabeth viendrait en Espagne aux conditions qu'il plairait à la princesse de lui prescrire. » ! 4 faveur grandit auprès de la nouvelle reine. Le premier acte d'Élisabeth fut de renvoyer la princesse des Ursins, qui était venue au-devant d'elle; jetée dans un carrosse, avec la toilette d'apparat qu'elle portait, elle dut traverser, à la fin de décembre, entourée de gardes, une partie de l'Espagne. Philippe ne montra, du reste, ni pitié ni mécontentement de cette résolution étrange (1). « La fierté spartiate, l'opiniâtreté anglaise, la finesse italienne et la vivacité française formaient, dit Frédéric II, le caractère d'Élisabeth, femme singulière, qui marchait audacieusement à l'accomplissement de ses desseins. Rien ne la surprenait, rien ne pouvait l'arrêter. » Bien qu'elle fût avide de domination, elle se résignait à la solitude avec un mari mélancolique sans perdre de sa gaieté. Elle le rendit père d'un fils; mais, comme elle n'avait pas l'espoir de le voir monter sur le trône, précédé qu'il était par trois frères du premier lit, elle voulut lui assurer un riche apanage. Pour atteindre ce but de toute sa vie, elle isola le roi, qui, dévot sans être religieux, timide et obstiné, d'un esprit lent et ayant besoin d'être dirigé, désireux pourtant de faire du bruit et de peser dans la balance politique, accordait tout à sa femme, son unique compagne. Or, cette reine d'un caractère ambitieux, mais qui ne connaissait ni la politique ni les affaires, élevée dans la retraite et alors séquestrée du monde, haïssant les Espagnols, dont elle était haïe, n'avait de confiance que dans les Italiens et principalement dans Albéroni. Cet étranger, qu'elle avait fait cardinal, se contenta d'avoir la puissance d'un ministre, comme confident du roi et de la reine, sans en ambitionner le titre. Il gagna la faveur de la nation en sévissant contre ceux qui avaient augmenté les charges publiques; puis il se jeta dans de vastes projets, en vue de rendre à l'Espagne son ancienne grandeur. Le trésor était épuisé, le peuple découragé; il n'existait plus ni armée, ni marine, ni alliances puissantes; la seule richesse consistait dans les produits du sol, que les Pyrénées défendaient (1) « Dans les auberges d'Espagne (dit Saint-Simon, qui décrit d'une manière pittoresque la disgrâce et le voyage de madame des Ursins) il n'y a rien absolument pour les gens, et l'on vous indique seulement où se vend ce dont on a besoin pour les premières nécessités. La viande le plus souvent est vivante, le vin épais, mauvais, aigre; le pain se colle au mur, souvent l'eau ne vaut rien; il n'y a de lits que pour les muletiers, tellement qu'il faut tout emporter avec soi. » Albéroni écrit au majordome du duc de Parme : « Le coup que la reine vient de faire est digne de Ximénès, de Richelieu, de Mazarin. Croiriez-vous qu'avec ce seul remède beaucoup de maux réputés incurables ont été guéris ? » / 1715. heureusement. Les routes (il nous l'apprend lui-même dans son Testament politique) étaient interrompues, comme au temps où chaque province formait un royaume distinct; les bêtes de somme pouvaient difficilement traverser la Castille; il n'y avait point de bateaux sur les fleuves magnifiques de la Péninsule, et les marchandises remontaient à dos de mulet le long de la Guadiana, de l'Ebre et du Tage, sans que l'on songeât à les rendre navigables, ou qu'on voulût permettre aux Hollandais d'entreprendre ces travaux. « Les débris des grandes voies romaines, disait Albéroni, n'inspirent point une noble émulation. L'Espagne a pour ainsi dire entendu le bruit des travaux à l'aide desquels la France a réuni deux mers par un canal de soixante lieues, et il n'en est résulté qu'une stérile admiration. » Albéroni comparait avec vérité l'Espagne à la bouche, où tout passe et où rien ne reste, le pays recevant de ses colonies des richesses considérables, et les consommant sans rien reproduire. Albéroni travaillait dix-huit heures par jour, sans s'effrayer des plus minces détails d'économie. Il commença par rétablir les finances et l'industrie; il fonda une manufacture royale de draps à Guadalaxara, où il appela de Hollande, et d'une seule fois, cinq mille familles avec leurs outils: il tira de l'Angleterre des teinturiers. Les laines indigènes furent alors travaillées dans le pays, et l'armée put être habillée avec des étoffes nationales. On fabriqua à Madrid du linge de table et des toiles de Hollande; quatre cents religieuses apprirent à filer selon la mode de ce pays, et on éleva les enfants trouvés à ce genre de travaux. Des fabriques de cristaux furents aussi ouvertes; l'agriculture prospéra, et les solitudes espagnoles se repeuplèrent. Albéroni diminua les dépenses par une administration plus économe et en limitant les innombrables emplois de la maison civile et militaire du roi; non content de protéger le commerce des colonies, il obligea le clergé à contribuer aux charges publiques, malgré la défense du pape, et envoya en exil les prêtres les plus opiniâtres à soutenir leurs priviléges. Il fit des emprunts, taxa les riches, vendit des offices, recruta les contrebandiers et les miquelets de l'Aragon; bientôt l'Espagne eut une armée de soixante-cinq mille hommes, une marine, une nombreuse artillerie, et Barcelone devint une des meilleures citadelles du monde. Les projets conçus par Albéroni étaient si vastes, que le succès seul pouvait les sauver du reproche de témérité : en effet, il ne songeait à rien moins qu'à placer son roi sur le trône de France, et à investir don Carlos, fils de Philippe et d'Éli sabeth Farnèse, des duchés de Parme et de Plaisance, en y joignant la Toscane; à rendre l'Italie indépendante, par l'expulsion des Autrichiens, contre lesquels il se proposait d'exciter Victor-Amédée, tandis qu'ils se trouvaient occupés contre les Turcs; une flotte espagnole reçue dans les ports de Sicile, et secondée par les mécontents du royaume, yaume, les chasserait de Naples; alors la Sardaigne serait réunie à la Sicile, Naples et les ports toscans à l'Espagne; Comacchio devait être restitué au pape, le duché de Mantoue partagé entre les Vénitiens et le duc de Guastalla, les Pays-Bas catholiques entre la France et la Hollande. Dans ce but, il feignit de caresser l'Angleterre en écartant les motifs de plaintes et en lui assurant les avantages stipulés par le traité d'Utrecht; mais en même temps qu'il se conciliait ainsi le ministère whig dirigé par Townshend et Walpole, il favorisait sous main le prétendant, et ménageait en secret une réconciliation entre le czar et Charles XII, afin de les pousser contre George Ier, et rétablir Stanislas sur le trône de Pologne. Georges en prit ombrage, et de là son alliance avec l'Autriche Westminster, pour la défense réciproque de leurs possessions présentes et futures, phrase qui faisait allusion à la Sicile, toujours convoitée par les Autrichiens. Traité de 1716. 25 mars. Albéroni comptait plus encore sur les intrigues que sur les armes; il excitait les Hongrois et les Turcs contre l'Autriche, et donnait la main aux jacobites en Angleterre, puis il ourdissait une trame en France pour surprendre le duc d'Orléans, lui enlever le jeune Louis XV, convoquer les états généraux, et leur faire nommer pour régent le roi d'Espagne. La duchesse du Maine était le centre de cette conspiration, où trempaient un certain nombre de grands seigneurs, surtout en Bretagne. La correspondance des conjurés avec la cour d'Espagne passait par l'entremise du prince de Cellamare, ambassadeur à Paris, et déjà l'on se promettait une révolution intérieure, que devait favoriser le mécontentement universel; mais l'abbé Dubois, l'âme damnée du duc d'Orléans, intercepta des lettres qui offraient la preuve, sinon d'une conspiration véritable, au moins d'intelligences et d'offres de service; en conséquence, la duchesse du Maine fut arrêtée, ainsi que le prince de Cellamare et d'autres personnages. 1717. Le duc d'Orléans pardonna; mais il ne vit de salut pour lui contre les trames d'Albéroni que dans une alliance avec l'Angleterre, quoique l'opinion publique se récriât contre cette ligue Triple al- 1720. Août. monstrueuse. D'un autre côté, l'empereur ayant fait arrêter à Milan un ambassadeur d'Espagne, Philippe lui déclara la guerre, et mit au jour le traité qui le liait à la France et à l'Angleterre. La Hollande refusa de s'engager pour ne pas compromettre les avantages que lui procurait la paix avec les Espagnols. Les Anglais commencèrent les hostilités sans déclaration préalable; cependant Philippe tint tête à toute l'Europe, secondé qu'il était par l'intrépide Albéroni, et s'empara de la Sicile, que Victor-Amédée avait été amené à céder à l'empereur en échange de la Sardaigne. Albéroni devint donc l'objet de toutes les haines, et les armes mêmes dont il se servait furent tournées contre lui. Le régent eut recours aux moyens les plus bas pour arriver à sa ruine; il gagna le confesseur de Philippe et la nourrice de la reine pour le perdre dans leur esprit, lorsque le mauvais succès l'accusait d'imprudence. En résultat, le cardinal se vit destitué tout à coup, et celle-là même qu'il avait faite reine lui refusa une audience. On visita minutieusement ses papiers et tout ce qui lui appartenait; puis on le renvoya. Monté au faîte « sans avoir eu le temps de compter les marches, » comme disait la princesse des Ursins, peut-être se laissa-t-il en effet gagner par le vertige. Comme les parvenus, il songea trop à faire étalage de sa puissance; toujours désireux de se remuer et d'imprimer le mouvement, il regardait le but, et non les obstacles. Obligé de servir les passions des autres et ne pouvant se fier aux Espagnols, qui le haïssaient, il parut un présomptueux, et rien de plus; mais il put dire au cardinal de Polignac : L'Espagne était un cadavre, et je l'ai ranimée; lors de mon départ, elle s'est recouchée dans son cercueil. La soif du pouvoir ne s'éteint plus sur les lèvres qui en ont une fois goûté les douceurs ou l'amertume; Albéroni, en quittant l'Espagne, persuadé que sa carrière n'était pas terminée, se comparait à ces capitaines d'aventure que l'on recherchait à l'envi lorsqu'ils se trouvaient congédiés. Arrivé à Sestri, dans la Rivière de Gênes, il reçut défense de Clément XI de se rendre à Rome; mais à la mort de ce pontife il fut appelé au conclave, et obtint même quelques suffrages pour la papauté. Innocent XIII ayant déclaré sans fondement les imputations dirigées contre lui, il put continuer de vivre à Rome, ce refuge des grandeurs déchues; il dressa le plan d'une alliance chrétienne pour chasser les Turcs de l'Europe et partager leur territoire. Ravenne fut dotée par lui d'établissements utiles; une révolution qu'il dirigea à Saint-Marin |