heureux qui sert à démêler les hommes. Leurs ministres pensaient comme eux, et Mécène protégeait auprès d'Auguste, ainsi que Colbert auprès de Louis XIV, tout ce que Rome et la France avaient de génies. distingués. Enfin le hasard les ayant fait naître l'un et l'autre dans le même mois, tous deux moururent presque au même âge; et, ce qui contribue à rendre ces règnes célèbres, aucuns princes ne régnèrent si long-temps. Par combien de moyens il fallait que la nature préparât deux siècles si beaux! Le même fonds qui avait produit des hommes illustres dans la guerre produisit des génies sublimes dans les lettres, dans les arts et dans les sciences: l'émulation prit la place de la révolte; les esprits, accoutumés à l'indépendance, ne la cherchèrent plus que dans les vues saines de la philosophie. Il n'était plus question d'entreprendre sur ses pareils, il fallut s'en faire admirer; la supériorité acquise par les armes fut remplacée par celle que donnent les talents de l'esprit; en un mot, les mêmes circonstances réunies donnèrent à l'univers les règnes d'Auguste et de Louis XIV. MONTESQUIEU. 1689-1755. Charles de Secondat, baron de la Brède et de MONTESQUIEU, naquit au château de la Brède, près de Bordeaux. Conseiller, puis président à mortier au Parlement de cette ville, il se dégoûta bientôt de la procédure, et se consacra tout entier à l'étude de la philosophie, des lettres et des sciences morales et politiques. Nous avons du président de Montesquieu : 1° les Lettres Persanes, satire vive, piquante, moqueuse, et quelquefois impie, de nos lois, de nos mœurs, de notre gouvernement, et même de la religion chrétienne, dont les prétendus voyageurs persans parlent en vrais mahométans; 2° les Considérations sur les causes de la grandeur et de la décadence des Romains, petit volume qui résume admirablement toute l'histoire politique de ce peuple célèbre; 3o l'Esprit des Lois, son chef-d'œuvre, et le livre le plus profond de tout le dix-huitième siècle. C'est un résumé des lois de tous les peuples, rapportées et expliquées comme des faits historiques; l'auteur en recherche les causes et les conséquences; il les blâme ou les loue, comme on le ferait pour des événements accomplis. Ce livre valut à Montesquieu la première place parmi les publicistes modernes. Le style de Montesquieu est nerveux et précis, rempli d'expressions vives et fortes; on lui reproche d'être quelquefois haché et privé d'harmonie. LES NOUVELLISTES. Il y a une certaine nation qu'on appelle les nouvellistes. Leur oisiveté est toujours occupée. Ils sont très-inutiles à l'État; cependant ils se croient considérables, parce qu'ils entretiennent de projets magnifiques, et traitent de grands intérêts. La base de leur conversation est une curiosité frivole et ridicule. Il n'y a point de cabinets si mystérieux qu'ils ne prétendent pénétrer; ils ne sauraient consentir à ignorer quelque chose. A peine ont-ils épuisé le présent, qu'ils se précipitent dans l'avenir, et, marchant au-devant de la providence, la préviennent sur toutes les démarches des hommes. Ils conduisent un général par la main, et, après l'avoir loué de mille sottises qu'il n'a pas faites, ils lui en préparent mille autres qu'il ne fera pas. Ils font voler les armées comme des grues, et tomber les murailles comme des cartons. Ils ont des ponts sur toutes les rivières, des routes secrètes dans toutes les montagnes, des magasins immenses dans les sables brûlants: il ne leur manque que le bon sens. (Lettres Persanes.) LA MANIE DES VISITES. On dit que l'homme est un animal sociable; sur ce pied-là, il me paraît que le Français est plus homme qu'un autre: c'est l'homme par excellence ; car il semble être fait uniquement pour la société. Mais j'ai remarqué parmi eux des gens qui nonseulement sont sociables, mais sont eux-mêmes la société universelle. Ils se multiplient dans tous les coins; ils peuplent en un moment les quatre quartiers d'une ville: cent hommes de cette espèce abondent plus que deux mille citoyens; ils pourraient réparer aux yeux des étrangers les ravages de la peste et de la famine. On demande dans les écoles si un corps peut être en un instant en plusieurs lieux ; ils sont une preuve de ce que les philosophes mettent en question. Ils sont toujours empressés, parce qu'ils ont l'affaire importante de demander à tous ceux qu'ils voient où ils vont et d'où ils viennent. On ne leur ôterait jamais de la tête qu'il est de la bienséance de visiter chaque jour le public en détail, sans compter les visites qu'ils font en gros dans les lieux où l'on s'assemble; mais, comme la voie en est trop abrégée, elles sont comptées pour rien dans les règles de leur cérémonial. Ils fatiguent plus les portes des maisons à coups de marteau que les vents et les tempêtes. Si l'on allait examiner la liste de tous les portiers, on y trouverait chaque jour leur nom estropié de mille manières en caractères suisses. Ils passent leur vie à la suite d'un enterrement, dans les compliments de condoléance ou dans des félicitations de mariage. Le roi ne fait point de gratification à quelqu'un de ses sujets qu'il ne leur en coûte une voiture pour lui en aller témoigner leur joie. Enfin, ils reviennent chez eux, bien fatigués, se reposer pour pouvoir reprendre le lcndemain leurs pénibles fonctions. Un d'eux mourut l'autre jour de lassitude, et on mit cette épitaphe sur son tombeau : « C'est ici que repose celui qui ne s'est jamais re posé. Il s'est promené à cinq cent trente enterrements. Il s'est réjoui de la naissance de deux mille six cent quatre-vingts enfants. Les pensions dont il a félicité ses amis, toujours en des termes différents, montent à deux millions cent six mille livres ; le chemin qu'il a fait sur le pavé, à neuf mille six cents stades; celui qu'il fait dans la campagne, à trentesix. Sa conversation était amusante; il avait un fonds tout fait de trois cent soixante-cinq contes; il possédait d'ailleurs, depuis son jeune âge, cent dix-huit apophthegmes tirés des anciens qu'il employait dans les occasions brillantes. Il est mort enfin à la soixantième année de son âge. Je me tais, voyageur; car comment pourrais-je achever de te dire ce qu'il a fait et ce qu'il a vu ? » (Lettres Persanes.) L'HOMME QUI REPRÉSENTE BIEN. Il y a quelques jours qu'un homme de ma connaissance me dit : Je vous ai promis de vous produire dans les bonnes maisons de Paris; je vous mène à présent chez un grand seigneur qui est un des hommes du royaume qui représentent le mieux. Que veut dire cela, monsieur? Est-ce qu'il est plus poli, plus affable que les autres? Non, me ditil. Ah! j'entends; il fait sentir à tous les instants la supériorité qu'il a sur tous ceux qui l'approchent : si cela est, je n'ai que faire d'y aller ; je la lui passe tout entière, et je prends condamnation. |