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de nos petits romans. Je vous cite les héroïnes de votre sexe, parce que vous me paraissez faite pour leur ressembler. Il y a des pièces de madame Deshoulières qu'aucun auteur de nos jours ne pourrait égaler. Si vous voulez que je vous cite des hommes, voyez avec quelle simplicité notre Racine s'exprime toujours. Chacun croit, en le lisant, qu'il dirait en prose tout ce que Racine a dit en vers : croyez que tout ce qui ne sera pas aussi clair, aussi simple, aussi élégant, ne vaudra rien du tout.

Vos réflexions, mademoiselle, vous en apprendront cent fois plus que je ne pourrais vous en dire. Vous verrez que nos bons écrivains, Fénelon, Bossuet, Racine, Despréaux, employaient toujours le mot propre. On s'accoutume à bien parler en lisant souvent ceux qui ont bien écrit: on se fait une habitude d'exprimer simplement et noblement sa pensée sans effort. Ce n'est point une étude; il n'en coûte aucune peine de lire ce qui est bon, et de ne lire que cela. On n'a de maître que son plaisir et son goût.

Pardonnez, mademoiselle, à ces longues réflexions: né les attribuez qu'à mon obéissance à vos ordres.

J'ai l'honneur, etc.

(Correspondance. 20 juin 1756.)

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A M. LE CHEVALIER DELISLE.

Si vous voyagez, monsieur, vous faites bien d'aller où est madame la comtesse de Brionne. Si vous voulez, chemin faisant, voir des ombres, comme faisait le capitaine de dragons Ulysse dans ses voyages, vous ne pouvez mieux vous adresser que chez moi. Je suis la plus chétive de tout le pays, ombre de quatre-vingts ans ou environ, ombre très-légère et très-souffrante. Je n'apparais plus aux gens qui sont en vie. Mon triste état m'interdit tout commerce avec les humains; mais, quoique vous n'ayez point traduit les Géorgiques, hasardez de venir à Ferney quand il vous plaira. Madame Denis, qui est le contraire d'une ombre, vous fera les honneurs de la chaumière. Nous avons aussi un neveu, capitaine de dragons tout comme yous, qui demeure dans une autre chaumière voisine. Et moi, si je ne suis pas mort absolument, je vous ferai ma cour comme je pourrai, dans les intervalles de mes anéantissements. Si je meurs pendant que vous serez en route, cela ne fait rien; venez toujours, mes mânes en seront très-flattés; ils aiment passionnément la bonne compagnie. J'ai l'honneur d'être avec respect, monsieur, votre très-humble et très-obéissante servante,

1 Traduites en vers français par Jacques Delille

A M. DIONIS DU SÉJOUR.

Monsieur,

Je vous remercie, avec beaucoup de sensibilité et un peu de honte, de l'utile et beau présent que vous daignez me faire. Je ressemble assez à ce vieux animal de basse-cour à qui on donna un diamant; la pauvre bête répondit qu'il ne lui fallait qu'un grain de millet.

Autrefois, monsieur, j'aurais pu suivre vos calculs; mais à quatre-vingt-un ans, accablé de maladies, je ne puis guère m'en tenir qu'à vos résultats. Je les trouve si probables que je ne compte pas après vous. Je suis très - persuadé qu'aucune comète ne peut prendre aucune planète en flanc. Vous décidez un grand procès; vous donnez un arrêt par lequel le genre humain conservera long-temps son héritage; reste à savoir si l'héritage en vaut la peine.

Je ne crois pas, non plus, que nous acquérions jamais un nouveau satellite, qui serait, ce me semble, un domestique fort importun, et qui troublerait furieusement les services que nous rend celui que nous avons depuis si long-temps.

Pour les Arcadiens, qui se croyaient plus anciens que la lune, il me semble qu'ils ressemblaient à ces rois d'Orient qui s'intitulaient cousins du soleil. Je veux croire que ces messieurs d'Arcadie avaient inventé la musique, soli cantare periti Arcades;

mais ces bonnes gens n'apprirent que fort tard à manger du gland, et il est dit qu'ils se nourrirent d'herbe pendant des siècles.

Vous en savez, Newton et vous, un peu plus que ces Arcades et que toute l'antiquité ensemble.

Je souhaite que Newton ait raison quand il soupçonne qu'il y a des comètes qui tombent dans le soleil pour le nourrir, comme on jette des bûches dans un feu qui pourrait s'éteindre. Newton croyait aux causes finales, j'ose y croire comme lui; car enfin la lumière sert à nos yeux, et nos yeux semblent faits pour elle.

J'ai l'honneur d'être avec l'estime que je vous dois, et avec une respectueuse reconnaissance, monsieur, votre, etc.

GUILLAUME III ET LOUIS XIV.

Guillaume III laissa la réputation d'un grand politique, quoiqu'il n'eût point été populaire, et d'un général à craindre, quoiqu'il eût perdu beaucoup de batailles. Toujours mesuré dans sa conduite, et jamais vif que dans un jour de combat, il ne régna paisiblement en Angleterre que parce qu'il ne voulut pas y être absolu. On l'appelait, comme on sait, le stathouder des Anglais, et le roi des Hollandais. Il savait toutes les langues de l'Europe, et n'en parlait aucune avec agrément, ayant beaucoup plus de réflexion dans l'esprit que d'imagination. Son caractère

était en tout l'opposé de Louis XIV; sombre, retiré, sévère, sec, silencieux autant que Louis était affable. Il haïssait les femmes autant que Louis les aimait. Louis faisait la guerre en roi, et Guillaume en soldat. Il avait combattu contre le grand Condé et contre Luxembourg, laissant la victoire indécise entre Condé et lui à Seneffe, et réparant en peu de temps ses défaites à Fleurus, à Steinkerque, à Nerwinde; aussi fier que Louis XIV, mais de cette fierté triste et mélancolique qui rebute plus qu'elle n'impose. Si les beaux-arts fleurirent en France par les soins de son roi, ils furent négligés en Angleterre, où l'on ne connut plus qu'une politique dure et inquiète, conforme au génie du prince.

Ceux qui estiment plus le mérite d'avoir défendu sa patrie, et l'avantage d'avoir acquis un royaume sans aucun droit de la nature, de s'y être maintenu sans être aimé, d'avoir gouverné souverainement la Hollande sans la subjuguer, d'avoir été l'âme et le chef de la moitié de l'Europe, d'avoir eu les ressources d'un général et la valeur d'un soldat, de n'avoir jamais persécuté personne pour la religion, d'avoir méprisé toutes les superstitions des hommes, d'avoir été simple et modeste dans ses mœurs; ceuxlà sans doute donneront le nom de Grand à Guillaume plutôt qu'à Louis. Ceux qui sont plus touchés des plaisirs et de l'éclat d'une cour brillante, de la magnificence, de la protection donnée aux arts, du zèle pour le bien public, de la passion pour la gloire,

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