viennent jusqu'à la moitié du corps, chacun deux ou trois balafres sur le visage, et deux pistolets et deux poignards à la ceinture; ce sont les bandits qui vivent dans les montagnes des confins du Piémont et de Gênes. Vous eussiez eu peur sans doute, mademoiselle, de me voir entre ces messieurs-là, et vous cussiez cru qu'ils m'allaient couper la gorge. De peur d'en être volé, je m'en étais fait escorter; j'avais écrit, dès le soir, à leur capitaine de me venir accompagner, et de se trouver en mon chemin ; ce qu'il a fait, et j'en ai été quitte pour trois pistoles. Mais surtout, je voudrais que vous eussiez vu la mine de mon neveu et de mon valet, qui croyaient que je les avais menés à la boucherie. Au sortir de leurs mains, je suis passé par des lieux où il y avait garnison espagnole, et là, sans doute, j'ai couru plus de dangers. On m'a interrogé j'ai dit que j'étais Savoyard; et, pour passer pour cela, j'ai parlé, le plus qu'il m'a été possible, comme M. de Vaugelas sur mon mauvais accent, ils m'ont laissé passer. Regardez si je ferai jamais de beaux discours qui me valent tant, et s'il n'eût pas été bien mal à propos qu'en cette occasion, sous ombre que je suis à l'Académie, je me fusse piqué de parler bon français. Au sortir de là, je suis arrivé à Savone, où j'ai trouvé la mer un peu plus émue qu'il ne fallait pour le petit vaisseau que j'avais pris; et néanmoins je suis, Dieu merci, arrivé ici à bon port. Voyez, mademoiselle, combien de périls j'ai courus dans un jour. Enfin je suis échappé des bandits, des Espagnols et de la mer. DESCARTES. 1596-1650. René DESCARTES, le père de la philosophie moderne, naquit à La Haye, petit bourg de Touraine. Il annonça des dispositions si précoces, qu'à huit ans on l'appelait le philosophe, et qu'étant encore au collége i inventa sa fameuse analyse. Ses études terminées, il s'aperçut que la philosophie scolastique était chargée d'une foule de préceptes inutiles ou dangereux. Il résolut de se dévouer tout entier à la recherche de la vérité, et il alla s'établir en Hollande dans une solitude profonde. C'est là qu'il eut la gloire de créer sa célèbre méthode et de l'appliquer avec le plus brillant succès à la géométrie, à la physique, à la métaphysique, à la physiologie, à la médecine, à la morale, et à toutes les questions intéressantes de son époque. L'école de Descartes a pu passer; mais le mouvement qu'il imprima à l'intelligence humaine sera immortel. Descartes, ce mortel dont on eût fait un Dieu chez les païens, n'est pas seulement un grand philosophe; on peut le ranger parmi les premiers prosateurs du dix-septième siècle. Son Discours sur la méthode est étincelant de style, de verve et d'originalité. MORALE DE DESCARTES. Je me formai une morale par provision, qui ne consistait qu'en trois ou quatre maximes, dont je veux bien vous faire part. La première était d'obéir aux lois et aux coutumes de mon pays, retenant constamment la religion en laquelle Dieu m'a fait la grâce d'être instruit dès mon enfance, et me gouvernant en toute autre chose suivant les opinions les plus modérées et les plus éloignées de l'excès, qui fussent communément reçues en pratique par les mieux sensés de ceux avec lesquels j'aurais à vivre; car, commençant dès lors à ne compter pour rien les miennes propres, à cause que je les voulais remettre toutes à l'examen, j'étais assuré de ne pouvoir mieux que de suivre celles des mieux sensés. Ma seconde maxime était d'être le plus ferme et le plus résolu en mes actions que je pourrais, et de ne suivre pas moins constamment les opinions les plus douteuses, lorsque je m'y serais une fois déterminé, que si elles eussent été très-assurées. Imitant en ceci les voyageurs qui, se trouvant égarés en quelque forêt, ne doivent pas errer en tournoyant tantôt d'un côté tantôt d'un autre, ni encore moins s'arrêter en une place, mais marcher toujours le plus droit qu'ils peuvent vers un même côté, et ne le changer point pour de faibles raisons, encore que ce n'ait peut-être été au commencement que le hasard seul qui les ait déterminés à le choisir; car, par ce moyen, s'ils ne vont justement où ils désirent, ils arriveront au moins à la fin quelque part, où vraisemblablement ils seront mieux que dans le milieu d'une forêt, Ma troisième maxime était de tâcher toujours plutôt à me vaincre que la fortune et à changer mes désirs que l'ordre du monde, et généralement de m'accoutumer à croire qu'il n'y a rien qui soit entièrement en notre pouvoir que nos pensées; en sorte qu'après que nous avons fait notre mieux touchant les choses qui nous sont extérieures, tout ce qui nous manque de réussir est, au regard de nous, absolument impossible. Et ceci seul me semblait être suffisant pour m'empêcher de rien désirer à l'avenir que je n'acquisse, et ainsi pour me rendre content; car, notre volonté ne se portant naturellement à désirer que les choses que notre entendement lui représente en quelque façon comme possibles, il est certain que, si nous considérons tous les biens qui sont hors de nous comme également éloignés de notre pouvoir, nous n'aurons pas plus de regret de manquer de ceux qui semblent être dus à notre naissance, lorsque nous en serons privés sans notre faute, que nous avons de ne posséder pas les royaumes de Chine ou de Mexique, et que, faisant, comme on dit, de nécessité vertu, nous ne désirerons pas davantage d'être sains étant malades, ou d'être libres étant en prison, que nous faisons maintenant d'avoir des corps d'une matière aussi peu corruptible que les diamants ou des ailes pour voler comme les oiseaux. Enfin, pour conclusion de cette morale, je m'avisai de faire une revue sur les diverses occupations qu'ont les hommes en cette vie, pour tâcher à faire le choix de la meilleure; et sans que je veuille rien dire de celles des autres, je pensai que je ne pouvais mieux que de continuer en celle-là même où je me trouvais, c'est-à-dire que d'employer toute ma vie à cultiver ma raison, et m'avancer, autant que je pourrais, en la connaissance de la vérité, suivant la méthode que je m'étais prescrite. PASCAL. 1623-1662. Blaise PASCAL, fils d'un président à la cour des aides, naquit à Clermont-Ferrand. Dès son enfance, il annonça un génie prodigieux pour les mathématiques. Malheureusement, la faiblesse de sa santé paralysa ses travaux. La mort de son père et un accident qui lui arriva répandirent une sombre mélancolie sur ses méditations et le détachèrent du monde. Il se retira dans la solitude de Port-Royal, et y passa ses dernières années dans la lecture des livres saints, dans la prière, et dans les pratiques les plus austères de la religion. Ce fut pendant cette triste période d'une vie si courte qu'il écrivit ses immortelles Lettres provinciales, proclamées par Boileau comme le plus parfait ou vrage en prose qui existe dans notre langue. Ce livre, où une plaisanterie fine et mordante est mêlée à une éloquence forte et vigoureuse, couvrit d'un ridicule ineffaçable et foudroya la morale alors fort relâchée des jésuites, qui se chargeaient de conduire les âmes mondaines au ciel dans un chemin de velours. Dans les intervalles de ses souffrances, Pascal s'occupait d'un grand ouvrage en faveur de la religion; il eut à peine le temps d'en jeter quelques fragments sur le papier. C'est dans ces |