plusieurs fois de se trouver tête pour tête à la rencontre d'un prince et sur son passage, se reconnaître à peine, et n'avoir que le loisir de se coller à un mur pour lui faire place. Il cherche, il brouille, il crie, il s'échauffe, il appelle ses valets l'un après l'autre ; on lui perd tout, on lui égare tout; il demande ses gants, qu'il a dans ses mains, semblable à cette femme qui prenait le temps de demander son masque, lorsqu'elle l'avait sur son visage. Il entre à l'appartement, et passe sous un lustre où sa perruque s'accroche et demeure suspendue; tous les courtisans regardent et rient; Ménalque regarde aussi et rit plus haut que les autres; il cherche des yeux dans toute l'assemblée où est celui qui montre ses oreilles, et à qui il manque une perruque. S'il va par la ville, après avoir fait quelque chemin, il se croit égaré, il s'émeut, et il demande à des passants, qui lui disent précisément le nom de sa rue; il entre ensuite dans sa maison, d'où il sort précipitamment croyant qu'il s'est trompé; il descend du palais, et trouvant au bas du grand degré un carrosse qu'il prend pour le sien, il se met dedans; le cocher touche et croit ramener son maître dans sa maison. Ménalque se jette hors de la portière, traverse la cour, monte l'escalier, parcourt l'antichambre, la chambre, le cabinet; tout est familier, rien ne lui est nouveau. Il s'assied, il se repose, il est chez soi. Le maître arrive, celui-ci se lève pour le recevoir; il le traite fort civilement, le prie de s'asseoir, et croit faire les honneurs de sa chambre; il parle, il rêve, il reprend la parole; le maître s'ennuie et demeure étonné; Ménalque ne l'est pas moins, et il ne dit pas ce qu'il en pense. Il a affaire à un fâcheux, à un oisif, qui se retirera à la fin; il l'espère, et il prend patience; la nuit arrive, qu'il est à peine détrompé. Une autre fois, il rend visite à une femme, et, se persuadant bientôt que c'est lui qui la reçoit, il s'établit dans son fauteuil, et ne songe nullement à l'abandonner; il trouve ensuite que cette dame fait des visites longues, il attend à tout moment qu'elle se lève et le laisse en liberté; mais comme cela tire en longueur, qu'il a faim, et que la nuit est déjà avancée, il la prie à souper; elle rit, et si haut, qu'elle le réveille. (Ib.) MADAME DE SÉVIGNÉ. 1626-1696. Marie DE RABUTIN-CHANTAL, fille du baron de Chantal, d'une des plus anciennes familles de Bourgogne, naquit à Paris. Devenue orpheline de bonne heure, elle fut élevée avec soin par l'abbé de Coulanges, son oncle maternel, homme d'un rare bon sens, qu'elle a immortalisé sous le nom de bien bon. A dix-huit ans, elle épousa le marquis de Sévigné, qui fut tué en duel. Madame DE SÉVIGNÉ se dévoua tout entière à l'éducation de ses deux enfants. En 1669, sa fille ayant épousé le comte de Grignan, gouverneur de la Provence, elle fut obligée de se séparer de sa mère. Cette séparation fut un coup terrible pour madame de Sévigné, qui portait la tendresse maternelle jusqu'à la passion; elle nous a valu la correspondance de cette femme célèbre, un des chefs-d'œuvre les plus originaux de notre littérature. C'est une peinture fidèle de la cour, de la capitale et des provinces; un journal de tous les événements importants, racontés par une femme instruite, spirituelle et sensée, qui a vécu avec les hommes les plus éminents de l'époque. Madame de Sévigné, tout en laissant trotter sa plume sur le cou, sait admirablement prendre tous les tons. Tendre et passionnée comme Racine, lorsqu'elle peint l'état où la jette le départ de sa fille, il lui arrive d'avoir la naïveté et la simplicité de La Fontaine, d'atteindre au comique malin de Molière, et de s'élever jusqu'à la sublimité de Bossuet, lorsqu'elle parle de la perte du temps, de la vieillesse, de la providence, de la mort. Plusieurs de ses narrations peuvent se comparer à ce que les historiens de l'antiquité ont écrit de plus parfait. La Mort de Turenne, qui est un chef-d'œuvre en ce genre, nous rappelle les belles pages de Tacite sur les derniers moments et les funérailles de Germanicus. A M. DE COULANGES. PLAISANTERIE SUR LE MARIAGE DE MADEMOISELLE 45 décembre 1670. Je m'en vais vous mander la chose la plus étonnante, la plus surprenante, la plus merveilleuse, la plus miraculeuse, la plus triomphante, la plus étourdissante, la plus inouïe, la plus singulière, la plus extraordinaire, la plus incroyable, la plus imprévue, la plus grande, la plus petite, la plus rare, la plus commune, la plus éclatante, la plus secrète jusqu'aujourd'hui, la plus digne d'envie; enfin une chose dont on ne trouve qu'un exemple dans les siècles passés, encore cet exemple n'est-il pas juste une chose que nous ne saurions croire à Paris, comment la pourrait-on croire à Lyon ? une chose qui fait crier miséricorde à tout le monde ; une chose qui comble de joie madame de Rohan et madame de Hauteville; une chose enfin qui se fera dimanche, où ceux qui la verront croiront avoir la berlue; une chose qui se fera dimanche, et qui ne sera peut-être pas faite lundi. Je ne puis me résoudre à vous la dire, devinezla je vous la donne en trois. Jetez-vous votre langue aux chiens ? Hé bien ! il faut donc vous la dire: M. de Lauzun épouse dimanche, au Louvre, devinez qui? je vous le donne en quatre, je vous le donne en dix, je vous le donne en cent. Madame de Coulanges dit: Voilà qui est bien difficile à deviner! c'est madame de la Vallière ? Point du tout, madame. C'est donc mademoiselle de Retz? Point du tout: vous êtes bien provinciale ! --- Ah, vraiment, nous sommes bien bêtes! dites-vous : c'est mademoiselle Colbert. Encore moins. C'est assurément mademoiselle de Créqui. Vous n'y êtes pas. Il faut donc à la fin vous la dire. Il épouse dimanche, au Louvre, avec la permission du roi, mademoiselle de... mademoiselle... devinez le nom; il épouse Mademoiselle, fille de feu Monsieur; Mademoiselle, petite-fille de Henri IV; mademoiselle d'Eu, de Dombes, mademoiselle de Montpensier, mademoiselle d'Orléans; Mademoiselle, cousine germaine du roi; Mademoi selle, destinée au trône; Mademoiselle, le seul parti de France qui fût digne de Monsieur. Voilà un beau sujet de discourir. Si vous criez, si vous êtes hors de vous-même, si vous dites que nous avons menti, que cela est faux, qu'on se moque de vous, que voilà une belle raillerie, que cela est bien fade à imaginer; si enfin vous nous dites des injures, nous trouverons que vous avez raison; nous en avons fait autant que vous; adieu. Les lettres qui seront portées par cet ordinaire vous feront voir si nous disons vrai ou non. A SA FILLE, APRÈS UNE SÉPARATION. 5 octobre 1673. Voici un terrible jour, ma chère enfant, je vous avoue que je n'en puis plus. Je vous ai quittée dans un état qui augmente ma douleur. Je songe à tous les pas que vous faites, et à tous ceux que je fais; et combien il s'en faut qu'en marchant toujours de cette sorte, nous puissions jamais nous rencontrer ! Mon cœur est en repos quand il est auprès de vous : c'est son état naturel, et le seul qui peut lui plaire. Ce qui s'est passé ce matin me donne une douleur sensible et me fait un déchirement dont votre philosophie sait les raisons. Je les ai senties et les sentirai long-temps. J'ai le cœur et l'imagination tout |