PRÉFACE Le principal but que nous nous proposons en publiant ce livre est de faciliter aux Occidentaux l'étude de la musique orientale, trop négligée jusqu'ici. On trouvera à la fin de notre volume la clef de la notation actuellement en usage en Orient : cette clef peut ouvrir à tous ceux qui le voudront un domaine aussi vaste qu'inexploré. Nous conseillons vivement aux musiciens-archéologues qui se sentiraient attirés vers ces études, de traduire en notation européenne le plus grand nombre possible de chants orientaux (chants religieux et chants profanes). En le faisant, ils rendront à la science et à l'art un service éminent. Puisse notre travail contribuer à jeter un peu de clarté sur la question jusqu'à présent si obscure de la musique ecclésiastique, et la solution que nous proposons pour la réforme musicale en Orient, encourager les Grecs à ne pas se séparer de leur musique nationale! Tout dernièrement, une commission musicale nommée par le Syllogue littéraire de Constantinople décidait qu'il était urgent de transcrire en notation européenne tous les chants de la liturgie grecque. Nous ne saurions trop nous réjouir le jour où nous verrions exaucé un vœu que nous avons émis bien souvent pendant notre voyage en Orient et qu'on trouvera formulé dans un chapitre de ces Études. Il est à désirer que cette intelligente et patriotique décision soit bientôt suivie d'effet. En attendant, notre livre permettra à tous ceux qui savent le français et la musique européenne d'apprendre en peu de temps la notation orientale et de contribuer à mettre en lumière l'Orient musical. Dans le jugement que nous portons sur l'état actuel de la musique ecclésiastique, au point de vue de l'exécution, nous avons dit notre sentiment, sans rien déguiser. L'intérêt que nous portons au développement de la musique chez les Hellènes nous faisait un devoir de cette franchise; elle ne blessera personne si l'on comprend bien le sentiment qui nous a guidé. Nous ne saurions trop remercier ceux qui nous ont aidé dans la mise en œuvre des matériaux que nous avons rapportés d'Orient pour ces Études. Nous avons déjà eu l'occasion de dire quelle part l'ex-directeur de l'École française à Athènes, M. Ém. Burnouf a bien voulu prendre aux travaux de notre mission. Nous sommes heureux de lui en exprimer encore ici notre reconnaissance. Si, quand nous avons tenté d'apprendre la musique ecclésiastique, il ne nous avait prêté au début une généreuse assistance, nous aurions sans doute été rebuté par la difficulté de l'entreprise. Depuis notre retour, il n'a cessé d'être pour nous le plus précieux des conseillers, le plus dévoué des collaborateurs. Notre savant ami, M. E. Ruelle, nous a aussi aidé de ses conseils judicieux, notamment en ce qui concerne la question délicate des rapprochements à faire entre la musique byzantine et la musique antique. Enfin M. Cassiotis, toujours dévoué aux études faites dans un intérêt hellénique, a bien voulu, par sa connaissance des textes liturgiques, nous épargner de longues et pénibles recherches. Nous leur en témoignons toute notre gratitude. L. A. BOURGAULT-DUCOUDRAY. Paris, 8 août 1877. ÉTUDES SUR LA MUSIQUE ECCLÉSIASTIQUE GRECQUE CHAPITRE PREMIER. GÉNÉRALITÉS. La musique ecclésiastique grecque diffère essentiellement de la musique antique par son écriture, et beaucoup par sa théorie. Les efforts des théoriciens grecs (modernes) pour établir une filiation claire entre ces deux musiques témoignent seulement d'un désir d'unité vigoureux et persévérant dans l'esprit hellénique. Tantôt ils ont mal compris, en les citant, les passages des anciens sur lesquels ils s'appuient; tantôt ils reproduisent d'anciens préceptes actuellement sans objet, car ils s'appliquent à des faits qui ont disparu de la pratique. Est-ce à dire qu'il n'y ait aucun vestige de l'ancienne musique grecque dans la musique byzantine? Doit-on voir dans cette dernière un art importé en Grèce de toutes pièces, et sans aucune relation avec la tradition antique? Suivant nous, ce serait là tomber dans une autre exagération. Les différences qui existent entre l'art byzantin et l'art grec, quelque considérables qu'elles soient, s'expliquent par la transformation du goût sur place aux différentes époques (transformations auxquelles n'a échappé aucun art), et par l'introduction successive d'éléments étrangers que dut rendre inévitable la chute de la civilisation antique. La musique grecque était dans un état complet de décadence à l'époque de la conquête romaine. Un art aussi compliqué demandait, pour se soutenir, un degré de civilisation éminent. Le point culminant pour la Grèce fut éblouissant, mais court. Le génie romain put s'imprégner des rayons de l'art hellénique à son déclin; il ne put en faire revivre toutes les finesses. Déjà, vers la fin du quatrième siècle av. J.-C., le genre enharmonique n'était plus guère usité; il disparut entièrement du domaine de la musique pratique chez les Romains. Le genre chromatique vécut un peu plus longtemps. Importé à Rome, il se prolongea jusque vers la fin de l'empire; mais nous ne trouvons aucune trace de ce genre, non plus que de l'enharmonique, dans les rares spécimens de musique antique qui nous sont parvenus. Les mélodies grégoriennes, dans lesquelles il faut voir un débris de l'ancien art grec, ont un caractère purement diatonique (1). Il n'en est pas de même de la musique byzantine. Celle-ci joint à la possession du genre chromatique le fréquent usage d'intervalles altérés d'un quart de ton. Il n'est pas impossible que la gamme chromatique actuelle, sur laquelle sont construites toutes les mélodies ecclésiastiques appartenant au second mode plagal et un grand nombre de mélodies populaires, dérive de l'antiquité. Quant aux intervalles altérés, ils diffèrent essentiellement des quarts de ton propres à l'ancien genre enharmonique, mais rappellent certains genres mélangés dont les auteurs font mention. Dans l'ancien genre enharmonique, le demi-ton placé au grave du tétracorde diatonique se subdivisait en deux quarts de ton, et l'on supprimait la note placée un degré au-dessus. [Au moyen du signe B mis devant une note nous indiquerons l'altération d'un quart de (1) Nous savons que M. Vincent et M. l'abbé Raillard ont cru rencontrer, dans l'Antiphonaire de Montpellier, une preuve que le quart de ton enharmonique a été employé dans le chant liturgique romain; mais c'est là une opinion toute personnelle qui appartient encore au domaine de l'hypothèse, et sur laquelle nous ne sommes pas en mesure de nous pro noncer. |