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Les auteurs de ces chants profanes sont, en général, des musiciens d'église. Eux seuls, pour ainsi dire, possèdent la clef de la composition et de la théorie musicale.

On trouve parfois dans ces recueils des mélodies populaires notées. En général, ces mélodies procèdent de gammes uniquement composées de tons et de demi-tons. Mais l'habitude que les musiciens orientaux ont contractée des intervalles autres que le ton et le demi-ton par la pratique du chant ecclésiastique, fait qu'ils appliquent aux mélodies populaires les altérations des gammes byzantines, inhérentes d'ailleurs à leur théorie et à leur mode d'écriture.

Il est à remarquer que les chants extérieurs, même composés par des musiciens instruits, conservent l'empreinte de leur provenance. Les chansons d'Asie affectionnent le genre chromatique, et les chansons grecques les modes diatoniques. Cette diversité de caractère, très-profondément marquée dans les productions de l'art spontané, va en s'affaiblissant quand on s'élève à la production savante. Celle-ci tend à tout uniformiser. Pourtant les éditions du chant liturgique dans les églises d'Asie sont plus surchargées d'ornements et de fioritures que celles des églises d'Europe. Si l'influence du goût asiatique pénètre jusque dans la liturgie, à plus forte raison doit-elle marquer de son empreinte des compositions qui se rapprochent et s'inspirent du style populaire.

Nous avons traduit en notation européenne quelques-uns de ces chants profanes. Il en est qui ont un cachet populaire incontestable ; nous avons même trouvé notés dans des recueils plusieurs airs que nous avions recueillis en voyageant. D'autres trahissent évidemment la main de l'artiste et parfois même l'influence de la musique européenne. On serait tenté de croire que les Orientaux, possédant un système musical si différent du nôtre, ne sont pas aptes à goûter notre musique. Il n'en est rien, et plusieurs exemples nous ont démontré que le goût des deux musiques est parfaitement conciliable. Plus on ira, plus l'influence de la musique occidentale grandira en Orient. Cette influence s'explique par le rayonnement des idées, et par la force d'expansion bien supérieure de la civilisation européenne. Sur les théâtres de toutes les grandes villes, on joue des opéras italiens, français, allemands. Partout dans les classes aisées s'introduit l'usage du piano, et avec lui de la musique occidentale. Il n'est pas jusqu'à la notation orientale elle-même qui n'ait contribué à populariser certains produits mélodiques de l'Occident. Dans les recueils dont nous avons parlé, à côté de chansons turques, de chansons grecques, il y a aussi des chansons européennes qui sont ou des mélodies d'opéra ou des chants populaires de l'Europe. On peut dire à cet égard que les Orientaux sont plus curieux que nous des choses du dehors, puisqu'ils connaissent d'assez nombreux échantillons de notre musique, tandis que, chez nous, la réciproque est fort rare.

sont point harmonisées, puisque la théorie byzantine n'admet d'autre accompagnement que l'ison.

La musique orientale, parmi ses huit modes, comprend notre gamme majeure (1) et en use pour ses propres productions. Cela explique que, malgré la différence de race et de goût, les Orientaux fassent bon accueil à certains de nos chants. Mais ils sont dans leur droit, quand ils disent qu'il y a plus de richesse, au point de vue mélodique, dans leur musique que dans la nôtre. Si la longue enfance où a vieilli la musique orientale l'a privée des immenses ressources de l'harmonie dont l'invention fait tant d'honneur aux nations européennes, en revanche, elle jouit d'un antique privilége que notre musique a perdu : elle possède huit modes au lieu de deux, et cela lui assure une incontestable supériorité au point de vue de la variété de l'expression mélodique.

Le jour où les nations de l'Orient pourront appliquer l'harmonie à leurs modes, la musique orientale sortira enfin de sa longue immobilité. De ce mouvement jaillira un art original et progressif, dont l'avénement ouvrira de nouveaux horizons à la musique d'Occident.

(1) Notre gamme mineure, qui présente un mélange de diatonique et de chromatique, n'existe pas dans la musique orientale. Les deux modes de eette musique qui s'en rapprochent le plus sont : l'hypodorien, dont la gamme est franchement diatonique, et le chromatique oriental, dont la gamme est franchement chromatique.

CHAPITRE IV.

DE LA RÉFORME MUSICALE

EN ORIENT.

Nous avons dit, dans le premier chapitre de ces études, dans quel état complet de décadence est tombée la musique ecclésiastique grecque, au double point de vue de la théorie et de la pratique; malgré cela, nous pensons qu'il ne serait pas sage de détruire cette musique :

Parce qu'elle constitue un patrimoine national et représente une tradition à la fois religieuse et politique;

Parce qu'on ne peut la remplacer que par la musique de l'Église russe, art correct, mais banal et sans caractère;

Parce que la musique religieuse, réformée et améliorée, peut servir de point de départ à la création d'une langue musicale originale et véritablement propre aux nations de l'Orient.

D'abord, il faudrait réformer le chant ecclésiastique dans son exécution. Tant qu'on entendra des chantres nasiller, chevroter et bêler, des enfants hurler et glapir, on ne devra point s'étonner si cela provoque de l'humeur et du dégoût dans l'assistance, pour peu qu'elle ne soit pas tout à fait dénuée d'éducation et de sentiment musical. Il a pu y avoir une époque où le beau idéal en musique consistait, pour les Orientaux, à savoir chanter du nez. Aujourd'hui, la prédominance du goût européen rejette cette bizarrerie comme une monstruosité et réclame énergiquement une émission vocale naturelle. L'abus des notes d'agrément, qui défigure les mélodies les plus expressives, pourrait facilement disparaître; le style actuel serait avantageusement remplacé par une exécution plus simple, plus large et moins hérissée de fioritures. Enfin, et surtout, il faudrait chanter juste. Malheureusement, l'emploi des intervalles de trois quarts et de cinq quarts de ton ajoute une difficulté presque insurmontable à l'interprétation d'une musique qui ne comporte l'emploi d'aucun instrument.

Il va sans dire que, tant qu'on aura des interprètes dont les voix seront incultes et chez qui la routine et la mémoire suppléeront à une véritable connaissance de l'écriture et de la théorie musicales, on ne sera point en droit d'attendre une amélioration dans le chant, quelle que fût d'ailleurs la réforme dont la musique elle-même aurait pu être l'objet.

Certaines personnes pensent que la réforme de la musique ecclésiastique doit se faire par la découverte des vrais principes qui réglementaient le chant byzantin à son origine. Certes, la connaissance exacte du passé est toujours instructive; elle ne peut qu'être très-utile pour la réforme d'une théorie musicale aussi ancienne. Mais ce serait se bercer d'une vaine espérance que de prétendre résoudre la question pendante au moyen de l'archéologie pure. Cette science, fît-elle des miracles, est impuissante à donner par elle seule à la Grèce ce qu'il lui faut aujourd'hui.

La Grèce a besoin d'une musique vivante, et non d'une musique momie. On peut retrouver la clef d'une science dont la connaissance était perdue; on ne saurait ressusciter un art quand il est mort. Placée aujourd'hui dans le courant de la vie, la Grèce réclame, non pas une reconstruction archéologique, ou une réapparition du passé (dans le cas où la chose serait rendue possible), mais une musique d'accord avec son sentiment, qui concilie à la fois ses aspirations comme nation moderne et ce qu'il y a d'encore vivant dans sa tradition nationale.

Suivant nous, les intérêts également légitimes qui créent dans l'opinion deux courants contraires, pourraient être satisfaits, si l'on introduisait dans la musique ecclésiastique la polyphonie (qui représente l'élément moderne par excellence), tout en sauvegardant les modes (qui représentent l'élément traditionnel et national).

Il ne s'agirait pas ici de refaire ce qui a déjà été tenté infructueusement par quelques musiciens européens. En appliquant aux mélodies grecques une harmonisation qui ne convient qu'aux modes majeur et mineur, ils ont tué en elles le caractère expressif particulier inherent à des modalités qui n'ont point d'équivalent dans la musique moderne. Aujourd'hui, les progrès de la polyphonie permettent d'adapter à toutes les gammes antiques une harmonie qui en renforce l'expression sans l'altérer. Il suffit pour cela que les parties accompagnantes soient conçues dans la même gamme que la mélodie principale.

Un exemple éclaircira cette proposition. Dans le mineur moderne, l'intervalle qui sépare la tonique de la note précédente est d'un demiton; dans le mineur antique (mode hypodorien), cet intervalle est d'un ton. Supposons qu'on veuille harmoniser une mélodie hypodorienne. Si l'on introduit dans les parties accompagnantes la note sensible, qui n'existe pas dans la mélodie principale, le caractère de cette mélodie sera faussé, l'effet expressif inhérent au mode hypodorien sera détruit. Si l'on respecte, au contraire, dans les mélodies accompagnantes, la constitution modale de la mélodie principale (et cette constitution dépend de la place occupée par les demi-tons dans l'octave), en associant ensemble trois ou quatre mélodies d'une échelle identique, on triplera, on quadruplera la puissance de l'impression modale que la mélodie principale, isolée, pouvait produire.

L'ison des Byzantins, fondamentale harmonique tenue par une voix, tandis qu'une autre voix fait le chant, peut être considéré comme une harmonie rudimentaire. Mais cet embryon harmonique, par sa pauvreté et sa monotonie, désespère une oreille moderne, qui ne saurait supporter longtemps sans malaise et sans ennui une musique non polyphone.

La polyphonie peut être ou vocale ou instrumentale. La première a le désavantage de s'obtenir bien moins aisément que la seconde. Pour avoir un chœur chantant juste sans accompagnement, il est nécessaire d'en cultiver les voix et d'instruire les exécutants de longue main. Ce genre de musique n'admet point la médiocrité. Quand, à défaut de voix

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