radicalement impuissante à l'exprimer avec quelque clarté (1). Pourquoi ne pas abattre cette muraille qui empêche deux civilisations de se connaître et de se pénétrer réciproquement? Il y a quelque chose d'affligeant à voir, dans un même pays, deux couches de connaissances qui se superposent sans qu'il y ait aucun point de contact entre elles. L'existence d'une notation unique serait avantageuse pour l'Orient; elle lui permettrait d'emprunter à l'Occident le fruit d'un travail de plusieurs siècles, d'appliquer le résultat de ces découvertes aux éléments d'incontestable originalité que sa musique renferme et qui n'ont pu jusqu'à présent être développés. L'Occident y gagnerait aussi. L'indifférence un peu dédaigneuse des artistes européens pour les productions musicales de l'Orient cesserait le jour où l'unification de l'écriture leur permettrait d'arriver facilement à les connaître. Bien des faits encore ignorés seraient ainsi révélés et pourraient être exploités dès qu'ils auraient été mis en lumière. La langue musicale européenne, malgré sa richesse, ou plutôt à cause de la richesse même de son développement, en est venue à ne plus pouvoir se contenter de la simplicité, par crainte du banal. L'art moderne se voit donc condamné de plus en plus à manquer de cette qualité, qui est incontestablement une des causes de la supériorité de l'art antique. La connaissance approfondie des choses de l'Orient découvrirait aux musiciens européens des horizons encore inaperçus. En puisant à cette source éternelle des connaissances humaines des moyens d'expression nouveaux, la musique moderne, déjà mûre, se retremperait, se rajeunirait. Elle pourrait alors parler simplement, ce qu'elle n'ose plus faire aujourd'hui. (1) Au point de vue de l'expression du rhythme, la notation orientale, à peu près suffisante pour les mélodies ecclésiastiques, qui n'ont pas à proprement parler un rhythme régulier, représente d'une manière trop imparfaite les rhythmes franchement dessinés des mélodies populaires. En effet, cette écriture ne peut représenter que le temps, c'est-à-dire l'unité, et ses subdivisions; elle n'exprime pas une collection ou une association d'unités groupées de manière à produire un dessin rhythmique; il s'ensuit que, dans cette notation, les éléments du rhythme sont figurés isolément et sans lien les uns avec les autres, exactement comme si, dans la notation européenne, on supprimait les barres de mesure en laissant subsister les valeurs. Qu'il nous soit permis de formuler deux souhaits. Le premier, c'est que la Grèce, cette nation si ardente et si jeune, douée d'une vitalité si grande et passionnée à un si haut degré pour toutes les branches du savoir humain, fasse des efforts pour sauver les éléments de sa musique indigène. Nous avons indiqué le seul moyen par lequel on puisse, suivant nous, sauver d'une complète destruction la musique ecclésiastique : faire la part du feu, c'est-à-dire sacrifier les intervalles altérés pour conserver les modes, tout en les fécondant par la polyphonie. Il est une autre forme de l'art qui n'est pas le moindre trésor du patrimoine musical des Hellènes : ce sont les chants populaires. Ces chants où l'on rencontre, au point de vue des modes, des rhythmes et de l'invention mélodique, tant de variété jointe à tant de profondeur et à tant de charme d'expression, n'ont point été fixés par l'écriture. Ils doivent être recueillis pieusement comme l'émanation la plus pure de l'âme musicale de la Grèce. Si on ne le fait pas dès aujourd'hui, ils finiront par disparaître, car la Grèce se voit de plus en plus envahie par la production européenne. Son incessant contact avec l'Italie et d'autres contrées voisines a déjà importé une foule d'airs qui n'ont pas la saveur du terroir, et qui n'exhalent pas ce parfum à la fois antique et jeune de la séve hellénique. Qu'on recueille les chants véritablement grecs avec persévérance, avec passion, dans toutes les provinces! Les écoles nombreuses dont la fondation fait tant d'honneur à l'esprit de progrès et d'initiative des Grecs qui les soutiennent, serviront naturellement de centres pour ce travail. On a déjà publié de nombreux recueils contenant les paroles des chants populaires de la Grèce (1). Un intérêt non moindre réclame qu'on en publie aussi la musique. [Nous ne parlons pas ici des danses. Il serait pourtant intéressant d'en recueillir aussi les derniers vestiges, car elles forment, avec la poésie et la musique, une alliance indissoluble dans les manifestations de la muse populaire.] (1) Dernièrement encore, M. Émile Legrand faisait paraître un nouveau volume de chansons populaires inédites, avec le texte grec et la traduction française. (Maisonneuve éditeur, Paris.) Quand ce travail musical aura été fait, la Grèce possédera des matériaux qui lui permettront d'édifier un art à la fois savant et original, européen et national. Où est le berceau de la mélodie moderne? Où est le point de départ des chefs-d'œuvre qui honorent les écoles italienne, française et allemande? Dans le chant populaire. Si la Grèce devient un jour un foyer de production savante, il importe, pour que ce mouvement soit original et fécond, que l'art puise à ces sources vivifiantes du génie national. Elle trouvera presque intact, dans ses mélodies populaires, le patrimoine que l'antiquité lui a laissé et que celles-ci lui ont fidèlement gardé en dépôt. Une grande partie de ce patrimoine n'a pas été exploitée par les nations occidentales: en appliquant à ces éléments nouveaux les acquisitions de la science moderne, la Grèce rendra un service signalé au monde musical et à elle-même. Il est inadmissible qu'un pays possédant en soi des éléments féconds d'originalité, se borne à copier servilement ce qui se fait ailleurs, Quant à l'Europe, comme elle est personnellement intéressée à la réalisation de ce programme, elle doit aider la Grèce à le remplir. Ici nous émettrons le second de nos vœux. Nous demandons au ministre qui a bien voulu nous confier une mission malheureusement trop courte pour amener un résultat décisif, de ne pas s'en tenir à un acte isolé. Puisque nous avons une école française à Athènes, pourquoi n'y enverrait-on pas des musiciens comme on y envoie des architectes? Ces musiciens auraient mission d'explorer le monde hellénique et le monde oriental (1). La présence des musiciens à l'école d'Athènes aurait un double avantage. Elle assurerait à la France la connaissance sérieuse de l'Orient au point de vue musical. Elle établirait pour la première fois un point de contact entre la musique et l'archéologie. (1) Comme un séjour à Athènes n'est pas suffisant pour étudier toute la surface du génie oriental, il serait aussi à désirer que le ministre mît à la disposition des élèves ou des savants en mission un pied-à-terre à Constantinople. Ne pourrait-on y réserver pour eux un logement, si modeste qu'il fût, au palais de l'ambassade française ? Le vivre et le couvert sont fort chers dans cette ville, et il est à désirer que les personnes qui voyagent dans un but scientifique ou artistique économisent le plus possible à ce point de vue, pour pouvoir faire de plus larges sacrifices dans l'intérêt de leurs études et de leurs recherches. La fréquentation des musiciens aurait pour résultat de lancer quelques-uns de nos jeunes archéologues d'Athènes dans une voie nouvelle pour eux, celle de l'archéologie musicale. Depuis la mort de Vincent, cette science est fort délaissée en France (1), et les travaux français se trouvent aujourd'hui dépassés par ceux des Allemands et des Belges. Les anciens assignaient à la musique un rôle si important dans l'éducation, qu'on connaît incomplétement l'antiquité, si on ne l'a point étudiée à ce point de vue. Certes, l'étude minutieuse et sans cesse répétée des œuvres d'art et de l'histoire a un immense intérêt pour nous faire connaître à fond le côté plastique, politique et social de l'antiquité. Mais, en s'efforçant de pénétrer le mystère qui enveloppe encore sa musique, on y gagnerait de connaître dans ses replis les plus mystérieux l'âme même de la civilisation antique. Rappelons-nous que la musique était honorée par les anciens bien autrement qu'elle ne l'est par les modernes. Chez nous, la musique n'a pas d'autre but que la musique même, c'est-à-dire, que le plaisir qu'elle procure. Chez les anciens, qui croyaient à son influence morale, elle concourait, comme un auxiliaire puissant dans l'éducation, à la direction des passions et au développement des caractères. On comprend qu'avec des visées bienfaisantes et nobles, l'art se soit maintenu chez eux dans les hauteurs, et ne se soit pas abaissé à ces flatteries où on le voit condescendre trop souvent de nos jours. Pourquoi les anciens pensaient-ils ainsi? Pourquoi nous, modernes, pensons-nous autrement? Dans un siècle comme le nôtre, il nous semble que la question vaudrait bien la peine d'être étudiée. Elle ne pourra l'être avec fruit que le jour où les méthodes rigoureuses appliquées aujourd'hui par l'archéologie à l'étude des arts plastiques de l'antiquité, le seront aussi à celle de sa musique. (1) Si abandonnées que soient ces études, il est encore en France des personnes qui s'en occupent. Parmi les plus compétentes et les plus zélées, nous ne saurions nous dispenser de citer M. E. Ruelle. APPENDICE. Il n'existe aucun livre en français qui puisse donner une idée exacte de la théorie et de la notation de la musique orientale. Le désir d'éviter à ceux qui voudraient apprendre cette notation les obstacles sérieux que nous avons rencontrés nous-même, nous décide à publier une traduction d'un abrégé de la théorie de Chrysanthe de Madytos. Cette traduction, que nous devons à l'obligeance et au dévouement de M. Ém. Burnouf, nous a permis d'arriver assez promptement à lire une écriture qui, sans cela, serait restée pour nous indéchiffrable. L'écriture actuellement en usage en Orient date de cinquante ans environ. Elle est le résultat d'une réforme opérée par Chrysanthe de Madytos, Grégoire Lampadarios et un autre maître de la musique byzantine. L'écriture précédente, qui remonte à cent ans, était ellemême le fruit d'une réforme antérieure appliquée à l'écriture la plus ancienne qui, elle, remonterait au douzième siècle. La première de ces deux réformes eut pour résultat de rendre analytique une notation jadis trop synthétique : dans l'écriture ancienne, un seul signe pouvait exprimer à lui seul toute une phrase musicale; dans l'écriture moderne, chaque intervalle est représenté par un ou plusieurs caractères. La seconde réforme a eu pour but de réduire de quinze à dix le nombre des caractères représentant les intervalles. |