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En général le chant de l'Église grecque n'est pas mesuré. Les valeurs relatives des différents sons y sont beaucoup plus variées que dans le plain-chant de l'Église romaine, sans présenter toutefois une symétrie rhythmique analogue à celle que produit dans notre musique le retour régulier d'un temps fort (1).

Nous ajouterons que le chant de l'Église orientale a quelque chose dans son allure de moins lourd, de moins massif que le chant grégorien. Son caractère est plus musical et plus expressif dans le sens humain de ce mot. On y trouve moins de solennité que dans le plainchant, mais plus d'élan mélodique, plus d'abandon, plus de chaleur intime et un sentiment plus vif, plus passionné et plus tendre. Dans les mélodies bien faites, ce à quoi ont semblé le plus s'appliquer les compositeurs, c'est à bien rendre les paroles et à mettre l'auditeur en plein contact avec le sentiment, qu'ils se sont efforcés de traduire de la manière la plus humaine et la plus accessible. Le chant romain, plus hiératique, pour ne pas dire plus stoïque, se prête mieux à l'expression des vertus mâles et austères que réclame de nous la morale chrétienne. Dans le chant byzantin, on sent moins la majesté d'un Dieu armé d'une justice inflexible, mais plus l'émotion de la créature et la contrition du pécheur. Ce chant excelle à rendre les sentiments doux, suppliants et timides. Il sait bien s'humilier. Il est plus féminin que le chant grégorien, auquel l'emploi exclusif du genre diatonique donne un caractère constamment viril.

La musique byzantine, bien que dépourvue d'un rhythme régulier, a des rhythmes variés. Malheureusement, l'effet que devrait engendrer cette variété rhythmique est singulièrement appauvri par l'exécution. Les musiciens orientaux ont la conception de l'unité de temps, qu'ils expriment par un double mouvement de levé et de frappé; mais ils n'associent point ces unités entre elles pour en former des mesures. Tous les temps ont la même valeur: il n'y a ni temps fort, ni temps faible; s'il se produit dans un chant une certaine symétrie rhythmique (et cela arrive quelquefois), rien dans l'exécution ne tend à la mettre en relief. Il en résulte une lourdeur et une monotonie imputable plutôt au vice de l'exécution qu'à la musique même. Dans certaines mélodies, notamment celles du chant heirmologique, on rencontre des rhythmes qui, s'ils n'offrent pas la régularité parfaite des rhythmes européens, sont cependant très-saisissables et parfois saisissants pour l'oreille. Si l'on se proposait d'écrire ces mélodies en notation européenne, il serait possible, dans certains cas, de les mesurer en employant dans le courant du morceau des mesures d'espèce différente, à trois, à quatre, à cinq ou à six temps, suivant les diverses péripéties du rhythme.

dans une exécution d'ensemble. De plus, l'attaque des intervalles altérés d'un quart de ton, qui est presque toujours fausse dans le chant solo, prend alors plus d'assurance et d'aplomb. Il s'établit une sorte de compensation entre les écarts des différentes voix, et l'oreille perçoit une moyenne qui la satisfait davantage.

(1) Il faut excepter quelques chants, entre autres le Φῶς ἱλαρὸν, qui sont régulièrement rhythmés.

On trouve dans les récitatifs des opéras de Rameau et de Lulli de pareils changements de mesure, dont la fréquence est parfaitement justifiée par les mouvements du sentiment et par la forme des vers. Les musiciens contemporains, préoccupés sans doute de la facilité d'exécution de leurs ouvrages, semblent avoir une vive répugnance pour ce procédé, car ils évitent de s'en servir, même quand il serait un auxiliaire utile à la correction prosodique. Il y a pourtant des effets à tirer de ces combinaisons de mesures différentes. On peut s'en convaincre, en analysant les chants populaires de l'Orient et de presque tous les pays de l'Europe. Bon nombre de ces chants ne sauraient être traduits avec sincérité, si on ne s'affranchit pas, en les notant, du joug d'une mesure unique et régulière. Et pourtant, les rhythmes de ces mélodies sont-ils assez heureux, assez frappants, assez hardiment dessinés? Leurs irrégularités n'ont-elles pas pour effet de les rendre plus saisissants que s'ils obéissaient à cette loi de régularité uniforme qu'impose la convention aux rhythmes des compositions modernes? Nous avons parlé du chant heirmologique.

Peut-être ne serait-il pas inutile d'esquisser ici une classification des différentes catégories de chants dont se compose la liturgie grecque. Il y a d'abord les chants heirmologiques (εἱρμολογικά) : ce sont les chants concis; ordinairement la mélodie en est syllabique, et ils se chantent dans un mouvement animé, On les subdivise; il en est de vifs et de moins vifs. Ces derniers sont appelés chants des καταβάσια. La plupart des chants heirmologiques ont, par la vivacité de leur allure, un caractère à part, dont on chercherait en vain l'équivalent dans notre chant grégorien, majestueux et plane. Quelques-uns de ces chants sont gais, presque sautillants; pour peu que les chantres, fatigués des longs offices du rite grec, en précipitent le mouvement, ils perdent toute noblesse et prennent une expression complétement déplacée à l'église. Ces chants gagneraient beaucoup à être dits plus largement, à être très-rhythmés et très-accentués, et surtout à ne pas être accompagnés par l'ison récité. Cette note unique, sur laquelle se débite un flot de paroles dans un mouvement rapide et sur un rhythme uniforme, rappelle le trottinement de ces montures, précieuses pour les longs trajets, qui ne vont ni le pas ni le trot, mais cette allure intermédiaire appelée l'amble.

Nous avons fait allusion à la longueur des cérémonies du rite grec. Cette longueur n'est rien auprès de ce qu'elle était jadis. Autrefois les offices duraient des journées entières. L'enthousiasme de la foi diminuant, on dut abréger des cérémonies qu'il eût été impossible aux fidèles de suivre sans négliger complétement leurs affaires. On s'avisa pour cela d'un moyen très-efficace, ce fut de rendre le chant plus concis. On le rendit ainsi meilleur. La profusion des ornements et le développement immodéré de la mélodie avait pour effet d'énerver le sens et d'affaiblir l'expression. On émonda cette végétation trop exubérante; il en résulta des chants d'une allure ferme et décidée qui forment certainement la meilleure partie de la liturgie grecque.

Les chants de la seconde espèce s'appellent stichirariques (στιχηραρικά). Ils sont, en général, moins vifs que les chants de la première catégorie et moins lents que ceux de la troisième. Ils ont un caractère modéré qui les rend propres à l'expression de la prière calme et ample, tandis que les premiers (εἱρμολογικά) se prêtent mieux aux élans de la foi ou aux transports de l'enthousiasme. Eux aussi se subdivisent en vifs et lents, ou anciens et modernes.

Les chants de la troisième catégorie composent ce qu'on appelle en grec le κρατιματάριον, qui se subdivise en παπαδικόν et καλοφωνικόν. Le παπαδικόν, ou chant des papas, est toujours très-lent. C'est dans cette dernière catégorie qu'il faut ranger les chants les plus anciens du genre χερουβικόν. Quant au καλοφωνικόν, il a le même caractère; seulement il embrasse une étendue plus grande. C'est à cette dernière catégorie qu'appartiennent les chants les plus modernes du genre χει ρουβικόν. Le κρατιματάριον est un chant à peu près dénué de paroles.

Nous devons ces renseignements à M. l'archimandrite Aphtonidis, dont l'inépuisable complaisance et le profond savoir nous ont été d'un secours inappréciable dans l'accomplissement d'une tâche presque rebutante par sa difficulté: celle de pénétrer le mystère qui enveloppe la musique ecclésiastique grecque. Grâce à M. Aphtonidis, qui joint à une compétence bien rare en matière de musique orientale une parfaite connaissance de la langue française et de la musique européenne, nous avons pu nous faire quelques idées claires sur chacun des huit modes actuellement existants dans la musique ecclésiastique. Sans les entretiens, malheureusement trop peu nombreux, que nous avons eus avec lui, il nous eût été impossible d'atteindre un pareil résultat, vu l'insuffisance des théories et la difficulté qu'apporte aux éclaircissements oraux une connaissance trop imparfaite de la langue du pays.

Dans la traduction en notation européenne des mélodies que nous donnons plus loin comme échantillons de la musique byzantine, nous avons adopté d'après lui les signes du demi-dièse et du demi-bémol dont il a été question ci-dessus. C'est par lui aussi que nous connaissons l'existence d'une loi d'attraction dans la musique byzantine. Cette loi, que nous n'avons vue consignée dans aucune théorie, y joue un rôle si important que, si vous l'ignorez, la musique religieuse grecque demeure pour vous une énigme indéchiffrable. Nous devons ajouter que la personne qui nous a mis en état de profiter des lumières de M. Aphtonidis, en nous familiarisant avec la notation orientale et en nous donnant les premières leçons théoriques, est M. Gérojannis, premier chantre de l'église Saint-Georges à Athènes. Nous aurions profité davantage de son savoir réel et de son infatigable patience, si nous avions mieux possédé la langue grecque.

Des mélodies que nous publions plus loin, les unes ont été traduites en notation européenne par M. Aphtonidis, ou écrites par nous sous sa dictée; les autres, nous les avons traduites nous-même, d'après la notation orientale, en ayant toujours soin de soumettre le résultat de notre travail à M. Gérojannis. Quelques autres chants nous ont été donnés, notés à l'européenne, par M. Violakis, ou dictés par M. Tantalidis.

Ces exemples, mieux que toute description, donneront aux musiciens une idée précise du caractère expressif inhérent à chacun des modes de la musique grecque.

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