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Quant aux autres formes de la tristesse, il y en a trois que Chateaubriand a réellement connues et profondément exprimées. D'abord l'amour de la solitude, afin de mieux jouir du spectacle de ses propres sensations, et qui se confond donc un peu avec le «< narcissisme ». Puis la misanthropie, celle du Jacques de Shakspeare, celle d'Hamlet çà et là, celle de l'Oreste de Racine, celle de Werther. Enfin, la mélancolie charmante, qui jouit mieux de l'éphémère parce qu'il est éphémère et à cause de la difficulté que nous avons à concevoir un plaisir éternel; la mélancolie qui consiste à trouver sa propre tristesse intéressante, touchante, la mélancolie qui nous fait faire plus d'attention à nos sensations agréables en nous les montrant plus fugitives et en y mêlant doucement, sans brutalité et sans une vision trop concrète, l'idée de la mort; la mélancolie que La Fontaine a si justement placée dans son énumération des voluptés :

Il n'est rien

Qui ne me soit souverain bien,

Jusqu'au sombre plaisir d'un cœur mélancolique.

Cette mélancolie, ah! oui, Chateaubriand l'a connue, et aussi la misanthropie, et l'amour de la solitude.

Mais la pire forme de la tristesse, qui est sans doute l'ennui, je doute qu'il en ait fait sérieusement l'expérience. Il a beau dire partout qu'il <«<bâille sa vie », ce n'est qu'une phrase. Il me

paraît impossible qu'un homme d'un si fort tempérament, si «bon garçon » et d'une gaieté si facile avec ses amis; qui a tant écrit et qui a été tellement possédé de la manie d'écrire ; dont la vie est une si superbe « réussite »; qui a tant joui, non seulement de sa gloire, mais de ses titres et de ses honneurs ; qui a joui avec tant de surabondance et si naïvement d'être ministre ou ambassadeur; et qui d'ailleurs a exprimé son ennui par un choix de mots et avec un éclat dont il se savait si bon gré; il me paraît impossible que cet homme-là se soit ennuyé beaucoup plus que le commun des hommes.

L'homme qui s'est ennuyé, c'est Senancour.

Sainte-Beuve, en analysant les Rêveries de Senancour (1798) dit que « le monde de René a été découvert quatre ans avant René, par celui qui n'a pas eu l'honneur de le nommer. » Et cela est vrai. Senancour est bien autrement intelligent (au sens strict du mot) que Chateaubriand. Il a donné du mal de René des définitions autrement précises et profondes. Je regrette de trouver en lui un anticatholicisme si marqué (nullement intolérant d'ailleurs et qui ne voudrait enlever à personne l'aide ou la consolation d'une foi religieuse) mais c'est un esprit vigoureux et vraiment libre. Il est plein de pensées. Sa vie, du reste, comprimée, contrainte, et qui est une suite de malheurs obscurs, est mieux faite que la vie émouvante et brillante de Chateaubriand pour nourrir

le mal qu'ils ont décrit tous les deux. Déjà dans les Rêveries, puis dans Obermann (commencé un an avant la publication de René), Senancour, outre les autres formes de la tristesse, peint excellemment l'ennui. Non, jamais homme ne s'est ennuyé comme celui-là. Le mot d'ennui revient comme un tintement, surtout dans le premier volume d'Obermann. Sainte-Beuve lui-même, qui a tant de goût pour Senancour, ne peut s'empêcher de dire: « A force d'être ennuyé, Obermann court le risque à la longue de devenir ennuyeux. » Mais il faut ajouter tout de suite que ce style, parfois abstrait, embarrassé et prolixe, est souvent très beau de force, de justesse et même de couleur. Écoutez quelques-unes de ces plaintes dures et précises: Dans les Rêveries:

La sagesse elle-même est vanité. Que faire et qu'aimer au milieu de la folie des joies et de l'incertitude des principes? Je désirai quitter la vie, bien plus fatigué du néant de ses biens qu'effrayé de ses maux. Bientôt, mieux instruit par le malheur, je le trouvai douteux lui-même, et je connus qu'il était indifférent de vivre ou de ne vivre pas. Je me livrai donc sans choix, sans goût, sans intérêt, au déroulement de mes jours.

Dans Obermann:

L'avenir incertain, le présent déjà inutile, et l'intolérable vide que je trouve partout.

Il y a l'infini entre ce que je suis et ce que j'ai besoin d'être...

Que ne puis-je être content de manger et de dormir?

Car enfin je mange et je dors. La vie que je traîne n'est pas très malheureuse. Chacun de mes jours est supportable, mais leur ensemble m'accable...

Si le temps est sombre, je le trouve triste, et s'il est beau, je le trouve inutile...

Je cherche dans chaque chose le caractère bizarre et double qui la rend un moyen de mes misères, et ce comique d'opposition qui fait de la terre humaine une scène contradictoire où toutes choses sont importantes au sein de la vanité de toutes choses...

Simplicité de l'espérance, qu'êtes-vous devenue? D'autres sont bien plus malheureux que moi : mais j'ignore s'il fut jamais un homme moins heureux...

Il y a évidemment beaucoup plus de substance dans les méditations d'Obermann que dans les rêveries de René. Senancour est un philosophe, Chateaubriand un poète. L'un est un stoïcien, l'autre un épicurien. Senancour, dans ses spéculations les plus libres sur l'amour et le mariage (car il disserte de tout), garde une austérité. Chateaubriand est la volupté même. Chateaubriand sent plus qu'il ne pense; mais il y a, au fond de la tristesse de Senancour, le doute ou la négation métaphysique. Chateaubriand a été un des plus illustres parmi les enfants des hommes, et je vous prie de croire qu'il s'en est aperçu. Senancour n'a rien été. Il a failli être sous-préfet de Napoléon, mais il n'a pas même été cela. On ne sait presque rien sur lui. On croit que le mariage qu'il avait fait n'était pas délicieux. Il fut presque pauvre et mourut caché.

C'est Senancour qui, ayant tué le désir, a véritablement connu l'ennui. C'est lui qui, toujours, a réellement éprouvé d'avance que tout est vain et que tout nous trompe, et qui a vécu en refusant la vie. Le vrai René, c'est Obermann, «ce René sans gloire », comme l'appelle Sainte-Beuve.

Seulement, Chateaubriand a la magie des mots et des images, Chateaubriand a sa musique. Senancour, je le dis nettement, me semble un roi de l'intelligence: mais il a peu de musique, et celle qu'il a est sourde. Rien ne prévaut contre la chevelure bleue du génie des airs ou contre l'appel aux orages désirés. C'est ainsi.

Mais, si sèchement et durement triste, ou même si ennuyeusement ennuyé que soit souvent Obermann, l'aveu lui échappe que la mélancolie, la tristesse, le non-désir, la non-espérance, même l'ennui, ne sont jamais la pire souffrance, ne sont peut-être pas une souffrance, sont peut-être même une sorte de plaisir, par ce qu'ils contiennent, soit d'orgueil, soit de langueur, et en ce qu'ils sont un exercice et une invention de notre esprit :

Je me décidai à rester le soir à Iverdun, espérant retrouver sur ces rives ce bien-être mêlé de tristesse que je préfère à la joie...

Jeune homme,... vous chercherez des délassements, vous vous mettrez à table, vous verrez le côté bizarre de chaque chose, vous sourirez dans l'intimité, vous trouverez une sorte de mollesse assez heureuse dans votre ennui même...

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