La littérature de voyages est, chez nous, abondante. On a écrit, au moyen âge, beaucoup de relations de pèlerinages en Orient. Mais je ne rappellerai que les livres connus : le Journal de Voyage de Montaigne, les Voyages de Flandre et de Hollande, de Laponie, de Pologne de Regnard, les Lettres sur l'Italie du président de Brosses, les Voyages de Volney en Égypte et en Syrie; au dix-neuvième siècle, le Voyage en Orient de Lamartine, le Rhin de Victor Hugo, le Tra-los-montès de Gautier ; le Sahel et le Sahara de Fromentin, et, sous divers titres, les notes et impressions de voyage de Jacquemont, de Stendhal, de Taine. Dieu sait si j'en oublie ! et je m'arrête, d'ailleurs, aux écrivains encore vivants. Parmi tous ces livres, l'Itinéraire de Chateaubriand, quelques passages familiers mis à part, qui font bien une vingtaine de pages, est le plus solennel et le plus tendu. Il y soutient un rôle. Il avait écrit les Martyrs en sa qualité de restaurateur de la religion et pour démontrer la supériorité poétique du christianisme : il écrit l'Itinéraire pour justifier, pour appuyer les descriptions des Martyrs. A chaque instant, il nous rappelle qu'il est un très grand voyageur et qu'il a été au Canada. Il n'en est pas encore revenu. Il s'agit d'aller de Misitra à Magoula: « C'est en général un voyage très facile, surtout pour un homme qui a vécu chez les sauvages de l'Amérique. » En voyant des cigognes: << Ces oiseaux furent souvent les compagnons de mes courses dans les solitudes d'Amérique je les vis souvent perchés sur les wigwams des sauvages. » Ou bien: «Je me suis toujours fait un plaisir de boire de l'eau des rivières célèbres que j'ai passées dans ma vie : ainsi, j'ai bu des eaux du Mississipi » (ce n'est pas sûr), «de la Tamise, du Rhin, du Pô, du Tibre, de l'Eurotas, du Céphise, de l'Hermus, du Granique (?), du Jourdain, du Nil, du Tage, et de l'Ebre. » Au commencement de cette lecture (et je puis bien vous avouer que, jusque-là, je n'avais lu de l'Itinéraire que quelques fragments), je me disais : Je sais qu'il faut être respectueux. Je sais qu'il peut y avoir quelque intérêt à voir des lieux où ont vécu de grands hommes, où se sont passées de grandes choses. Pas toujours, cependant. Il faut, ce me semble, que la figure de ces lieux n'ait pas été trop radicalement modifiée. Même alors, je conçois mal que l'intérêt qu'on peut prendre aille jusqu'à l'émotion et jusqu'aux laimes. Un paysage où se sont accomplis de grands faits historiques ressemble beaucoup à un paysage du même genre où il n'est rien arrivé. Je comprends que l'on s'attache à ce qui reste de l'acropole d'Athènes, du forum romain, ou de la petite ville de Pompéi. Mais le champ de bataille le plus illustre est presque toujours pareil à n'importe quel grand morceau de la Beauce ou de la Brie. Tel petit port méditerranéen ne vous paraîtra rien de plus qu'un petit port avec de grosses barques de pêche, même si l'on vous dit que la galère de Cléopâtre y a mouillé voilà dix-neuf siècles. Et, si des ruines n'ont gardé que d'incertains contours, je n'y verrai que des tas de pierres, quand même ce seraient les ruines supposées de Sparte ou d'Argos. Lors donc que Chateaubriand approche de la côte du Péloponèse, je suis un peu surpris de l'entendre dire : « J'étais prêt à m'élancer sur un rivage désert et à saluer la patrie des arts et du génie. » La saluer? Comment? Par quel cri ou par quel geste? Couchant à Méthone (ou Modon) près de Sparte: « Je me retirai, dit-il, dans la chambre qu'on m'avait préparée, mais sans pouvoir fermer les yeux. J'entendais les aboiements des chiens de la Laconie et le bruit du vent de l'Élide : comment aurais-je pu dormir? » Mais pourquoi n'aurait-il pas dormi? (Car remarquez que ce n'est point le bruit des chiens et du vent qui le tient éveillé, mais c'est que c'est le vent de l'Élide et les chiens de la Laconie.) Plus loin, en Messénie, à propos de champs d'oliviers possédés par des Turcs, les larmes lui viennent aux yeux «en voyant les mains du Grec esclave inutilement trempées de ces flots d'huile qui rendaient la vigueur au bras de ses pères pour triompher des tyrans.» Sur Messène, il a cette réflexion d'une mélancolie bien imprévue : « Épaminondas éleva les murs de Messène. Malheureusement on peut reprocher à cette ville la mort de Philopoemen. »> Le jour où il rencontre l'Eurotas, il ne prend point cet événement à la légère : «Ainsi, après tant de siècles d'oubli, ce fleuve qui vit errer sur ses bords les Lacédémoniens illustrés par Plutarque, ce fleuve, dis-je, s'est peut-être réjoui dans son abandon d'entendre retentir autour de ses rives les pas d'un obscur étranger. C'était le 18 août 1806, à neuf heures du matin, que je fis seul, le long de l'Eurotas, une promenade qui ne s'effacera jamais de ma mémoire. »> Et il s'exalte jusqu'à cette déclaration : «Si je hais les mœurs des Spartiates, je ne méconnais point la gloire d'un peuple libre, et je n'ai point foulé sans émotion sa noble poussière. » Et je n'ose pas vous dire de qui ces lignes pourraient être signées. Il y a mieux encore. C'est quand, du haut de la colline où fut la citadelle de Sparte, il découvre les ruines (d'ailleurs incertaines) de la ville. «Un mélange d'admiration et de douleur arrêtait mes pas et ma pensée; le silence était profond autour de moi : je voulus du moins faire parler l'écho dans des lieux où la voix humaine ne se faisait plus entendre, et je criai de toute ma force: Léonidas ! Aucune ruine ne répéta ce grand nom, et Sparte même sembla l'avoir oublié. » C'est peut-être sublime. Mais je ne le crois pas. Et si ce n'est pas sublime... Mais je me suis bientôt aperçu que ces railleries étaient faciles et chétives; qu'elles ne prouvaient que mon bon sens, ce qui importe peu; et qu'un sentiment expliquait chez Chateaubriand ces émotions, ces douleurs, ces exaltations, ces larmes, ce sérieux, cette solennité. Ce sentiment, c'est l'amour de la gloire. Après nous avoir raconté comment il appela Léonidas, et de toute sa force (et le voyez-vous poussant ce cri dans son costume de Tartarin, avec ses deux pistolets et son poignard à la ceinture et son fusil de chasse à la main?), il ajoute : «Si des ruines où s'attachent des souvenirs illustres font bien voir la vanité de tout ici-bas, il faut pourtant convenir que les noms qui survivent à des empires et qui immortalisent des temps et des lieux sont quelque chose. Après tout, ne dédaignons pas trop la gloire : rien n'est plus beau qu'elle, si ce n'est la vertu. » L'amour de la gloire a été la plus forte passion de Chateaubriand. Et, comme il voulait la gloire pour soi, il la respectait, la prenait au sérieux chez les autres, et particulièrement chez les morts. Sans compter que, il y a cent ans, la gloire des Grecs et des Romains, rajeunie par la Révolution et l'Empire, était plus vivante dans les esprits. (Quand Chateaubriand vient à nommer Épaminondas et Philopoemen, il les appelle «ces grands hommes ». Je crois que nous ne le ferions plus à présent, parce que nous ne savons pas.) Aujourd'hui, l'amour de la gloire est un sentiment beaucoup moins répandu. Même aux siècles. où elle peut être acquise, elle est fort peu de chose. Ce n'est que la survivance, et très précaire et très |